Alisa Andrasek

Complexité et adaptation dans les écosystèmes

"Biothing",  2009 © Agentware Research

La recherche architecturale contemporaine est largement fascinée par le vivant, mais dans une approche où les récents développements de la technologie permettent de dépasser la seule métaphore organique. Alisa Andrasek nous explique ainsi le lien entre la biologie et son travail architectural par son intérêt pour la distribution de l’information dans les processus naturels, complexité qu’elle tente d’approcher par le big data. Son travail de design computationnel est marqué par une convergence entre information et matériaux, dans une synthèse de plus en plus complexe et ouverte qui lui permet de dépasser la production de formes pour aborder les processus dynamiques de la matière elle-même.

Alisa Andrasek est architecte, directrice et fondatrice de l’agence Biothing. Elle enseigne à l’AA School of Architecture de Londres.

Stream : Au vu des grandes mutations de notre temps, nous voulions tout d’abord vous demander si vous avez le sentiment que nous vivons une période de véritable rupture anthropologique?

Alisa Andrasek : L’idée d’une rupture anthropologique est une problématique philosophique particulièrement vaste et je pense que l’on en trouve les symptômes un peu partout. Les notions de singularité et de similarité sont en cours d’émergence et je cherche à trouver des moyens pour mettre en avant cette question dans mon travail.

J’ai organisé une série de colloques en Croatie au cours desquels nous invitions différents penseurs du domaine de l’architecture et au-delà à s’interroger sur la question du «naturel», étant donné que cet ancien modèle, celui d’une nature à préserver sous une cloche de verre, n’est plus reconnu comme valide. L’idée de savoir si quelque chose est «naturel» ou non est désormais très contestable, étant donné le nombre de choses qui se trouvent à la croisée de ce qu’on appelle le «naturel» et l’«artificiel». Même si vous allez dans la forêt amazonienne, vous trouverez certaines substances que vous ne pourrez pas définir comme tout à fait naturelles, mais que vous ne pourrez pas pour autant retirer de l’air ambiant sans faire mourir les plantes locales qui s’y sont adaptées et sont ainsi devenues des «hybrides» (S. i-ek à ce sujet). Dans le domaine de l’architecture, quelqu’un comme Keller Easterling suit très bien ces écologies/contingences complexes (elle a aussi participé à Proto/e/co/logics 2). Dans mes travaux de recherche académique, je travaille aussi sur cette conception de la nature comme une écologie au sens large, et sur la façon d’aborder le concept d’une nature créée par le designer. Cette conception d’une écologie synthétique relie différentes agentivités, dans une idée plus complexe d’agentivité distribuée et de synthèse ouverte qui apparaît fréquemment dans la pensée actuelle en matière de science et de philosophie.

"Invisibles" © Biothings, Alisa Andrasek

Agentivité distribuée

Ensuite, il y a l’idée d’une agentivité au sein de la créativité et de la production. Quand je donne des conférences, on me pose très souvent la question suivante, qui, pour moi, est issue d’une peur intuitive de la technologie: certaines personnes qui n’ont pas eu l’occasion d’essayer par elles-mêmes ces nouveaux outils et de ces nouvelles ressources de computation se demandent qui est l’auteur des formes ou des projets, et si nous ne perdons pas tout bonnement le lien de paternité humaine à travers ces outils. Cela nous ramène encore une fois à la question de l’agentivité distribuée, alors qu’en fait, la façon dont nous travaillons avec le calcul de données accélère la réalisation des plans et la prise de décision dans le processus de conception. Quand vous travaillez avec le calcul de données, il y a bien sûr une agentivité distribuée entre vous et les choses sur lesquelles vous travaillez. Mais je prends encore plus de décisions de conception, et que je dois intégrer davantage d’exigences dans mes plans pour réussir à faire face à cette complexité, à cette abstraction tant elle est vaste, loin de l’humain, et tant elle englobe d’échelles différentes. Donc bien qu’il s’agisse d’un processus hybride, mon ressenti est que l’agentivité humaine s’en trouve tout sauf diminuée. D’une certaine façon, elle est même amplifiée et accélérée.

Le pilier computationnel a été à la fois ma principale ressource et ma première préoccupation. En effet, j’ai très tôt décidé qu’au sein du contexte plus général de la convergence entre matière et information, je me focaliserai davantage sur le côté information de l’équation, parce qu’il est le plus malléable, qu’il offre de meilleures opportunités à exploiter, et parce qu’il permet de contourner la lenteur du monde matériel, la lenteur de l’architecture, laquelle est toujours en train d’aller à l’encontre des pensées nouvelles avec ses nombreux protocoles sclérosés. Si nous parvenons à ouvrir une brèche dans cette façon de faire et dans les protocoles de production existants et à venir, nous pourrons peut-être accélérer le rythme d’invention architectural. Et de façon cruciale, nous pourrons ainsi exploiter la computation dans une quête d’esthétique et de performances novatrices. J’appelle cela l’architecture organisée à très haute résolution…

Convergence entre matière et information

StreamVous avez mentionné une convergence entre l’information et la matière. Pouvez-vous brièvement préciser cette notion  ?

Alisa Andrasek : Il y en a beaucoup d’exemples: entre autres, le fait de décoder certains aspects des processus du vivant au moyen du big data, comme dans le cas du travail de Craig Venter en matière de séquençage génomique massif des populations microbiennes des océans. Dans le cas du Large Hadron Collider du CERN, il y a des collisions de particules qui produisent de larges volumes de données à une échelle telle que les êtres humains ne peuvent y accéder que grâce à une grande dose d’abstraction. Ces volumes de données sont collectés et des algorithmes écrits afin de décoder ou de visualiser, en identifiant des modèles. Et c’est ainsi que nous acquérons de nouveaux savoirs. Nous ne sommes plus dans la vision étroite selon laquelle il est nécessaire de voir quelque chose et d’en faire l’expérience sensible pour acquérir de la connaissance à son sujet (Karl Popper). De même, quand on encode les contraintes de production, par exemple concernant les degrés de liberté du mouvement axial de robots, qu’on les fait passer à travers une strate d’algorithmes et qu’on fait travailler un designer dans un environnement aussi dense en informations, on obtient une nouvelle forme d’expression matérielle ainsi que de nouvelles performances que l’on n’aurait pas pu obtenir avant, en travaillant simplement de façon plus déterministe et représentationnelle.

Dans notre travail, nous avons récemment commencé à toucher à de la physique computationnelle à l’échelle micro pour différents matériaux et différentes séquences de production. Cela signifie que nous ne traitons pas seulement de la production de quelques formes, géométries et éléments de physique linéaire, mais que nous pouvons explicitement travailler sur les processus dynamiques de la matière elle-même, et ce jusqu’à un niveau de granularité extrêmement fin, puisque nous pouvons simuler la sédimentation d’une rivière ou encore obtenir les données d’un système et alimenter le processus de conception directement avec ces données. La frontière entre la matière et l’information est donc en train de dériver – c’est une sorte de synthèse complexe et de plus en plusouverte.

"Climath" © Biothings, Alisa Andrasek

Stream : Au début des années 2000, je voyais les prémices de l’architecture computationnelle émerger d’ArchiLab. Le travail effectué sur la base de cette nouvelle technologie offrait la possibilité d’inventer et de produire de nouvelles formes, mais la relation à la nature n’était pas vraiment aussi présente qu’aujourd’hui. Ce que j’ai compris de mes échanges avec différents participants et avec vous-même, c’est que le pouvoir de calcul s’est tellement accru qu’il est à présent physiquement et techniquement possible de modéliser certains processus naturels. Que s’est-il passé pendant les dernières dix à trente dernières années qui ait pu faire surgir une telle conscience des problématiques écologiques? Y a-t-il quelque chose de nouveau dans cette approche?

Alisa Andrasek : Clairement, la pression écologique croissante et la conscience de cette problématique constituent la principale pierre d’achoppement de l’architecture et de ses activités connexes, mais cette difficulté n’a jamais été proprement abordée... Le super-pouvoir de l’architecture a toujours résidé dans la synthèse créatrice. Récemment, ce pouvoir de synthèse a connu une accélération radicale, particulièrement soutenue par l’augmentation et l’évolution des ressources de computation. Dans le cadre mon travail sur la computation, je faisais en 2001 de la modélisation paramétrique, une chose désormais parfaitement courante. Il s’agissait de prendre de petites populations d’environ 200 ou 300 composants dans un mur ou une façade et de les différencier au moyen de très simples gradients linéaires. C’est tout ce qui était possible à l’époque avec le pouvoir de calcul disponible et le brassage de certaines idées en architecture. Mais quelques années plus tard, nous avons commencé à travailler avec la programmation orientée objet (OOP), qui propose une façon différente de structurer l’information. Et d’une certaine façon, il s’agit là de l’un des éléments qui nous relie à la biologie. En effet, certaines personnes pensent parfois que notre travail imite la nature (tout «bio-quelque chose» est automatiquement mis en rapport avec le biomimétisme), mais ce n’est pas le cas. Ce dont notre travail s’inspire, c’est davantage de la façon dont l’information est distribuée au cours de certains processus naturels, et particulièrement au cours des processus complexes de la vie et de la biologie. L’information est diffusée localement au compte-gouttes via des éléments voisins (souvent hétérogènes), plutôt que depuis le haut, de façon similaire à une fonction linéaire.

En 2004 ou 2005 nous avons donc commencé à travailler avec Processing au lieu de Maya ou Rhino, passant de ce fait à la programmation orientée objet. Le code était plus léger, et la puissance de calcul un peu supérieure. Ainsi, nous nous sommes soudainement retrouvés à travailler avec des populations de centaines de milliers d’agents, ce qui nous a permis d’obtenir des résultats nouveaux et différents. Faisons un bond en avant dans le temps pour considérer la situation présente: même sur un simple ordinateur portable, nous travaillons avec de la physique computationnelle et conduisons des simulations avec des populations de l’ordre de cinq milliards de particules. Cela nous donne un moyen encore complètement différent d’agir directement sur certaines de ces problématiques de complexité et de systèmes contingents (matériaux ou autres). Cela a toujours été mon principal facteur de motivation: pas tant la nature, car pour moi le concept de nature fait l’objet d’un certain fétichisme, mais plutôt de trouver des façons de gérer la complexité au sein d’environnements construits de plus en plus complexe.

Vers des écologies synthétiques

Stream : Ma question concernait la relation avec l’étude de processus naturels de croissance, que vous expliquez comme un processus métaphorique. Il s’agit d’une étude de la façon dont les choses se créent elles-mêmes au sein d’un système complexe. Est-ce que votre intérêt en la matière est motivé par ce qui peut être perçu comme une rupture dans notre relation à la nature? Nous devrions peut-être réussir à construire une relation plus étroite avec la nature, au-delà d’une division entre objets et êtres humains, sur un plan plus hybride.

Alisa Andrasek : Oui, en architecture la relation au monde du vivant et à la nature est souvent traitée de façon plutôt métaphorique. Ce n’est pas nécessairement une mauvaise chose, car cette approche peut en effet permettre de trouver des raccourcis utiles pour obtenir certains résultats.

Nous cherchons à définir des moyens de prendre en compte la complexité de façon explicite au sein d’écologies d’environnements bâtis. Et dans cette optique, notre approche a consisté à apprendre de la complexité de la nature, plutôt que d’essayer de l’imiter ou de la dépeindre. Il ne fait ainsi pas vraiment sens de recréer des formes de vie qui existante, puisque précisément elles existent, et qu’elles sont merveilleuses. La question est plutôt de voir ce que nous pouvons apprendre de certains de ces systèmes et de ces principes dans le contexte des problèmes de design, d’architecture ou d’écologies urbaines. Comment mettre alors en pratique certaines de ces logiques, certains de ces processus, certaines de ces philosophies même, puis comment réussir à les transformer même si elles ne concernent qu’un petit aspect de la façon dont les choses sont habituellement menées? Tout cela pourrait générer une révolution globale dans le domaine de la constructibilité et d’autres aspects de l’architecture. Dans un sens, c’est ainsi que j’ai construit mon approche du sujet des écologies synthétiques, plutôt que de m’intéresser au biomimétisme ou à l’apparence des éléments organiques ou de tout autre chose comparable. Les résultats issus de ce processus se caractérisent souvent par des contraintes distribuées de façon plus complexe, les formes obtenues ont donc plus de courbes et l’on dit souvent qu’elles ont l’air «naturelles». Mais ce n’est pas l’objectif premier de mes recherches, même si je suis aussi très intéressée par le fait d’explorer de nouvelles voies esthétiques.

Stream : Il a toujours été très clair pour moi que vous n’étiez pas ancrée dans une logique de biomimétisme mais que vous étiez intéressée par les processus complexes, et que, bien sûr, vous aboutissiez nécessairement sur une forme matérielle. En matière d’architecture, c’est là le défi: nous avons besoin d’aboutir sur cette forme. Et vous, vous partez de celle-ci.

Alisa Andrasek : Oui, mais je ne crois pas que ce soit nécessairement le seul résultat auquel nous aboutissions. En effet, si l’on regarde les modes de production, que je considère parfois comme plus importants encore que la forme, ils sont comme bloqués dans un autre temps. À l’heure actuelle, c’est toujours le mode de production industriel qui prédomine, avec ses nombreux éléments répétitifs modulaires, ses parties qui s’emboîtent, etc., et nous faisons aussi face au monstre gigantesque qu’est le secteur du BTP, totalement figé dans ses habitudes. C’est une grosse machine économique, alors comment faire pour s’y immiscer? Mon idée a toujours été de chercher à révolutionner la constructibilité et la fabrication, c’est-à-dire ce que nous appelons généralement les «modes de production». Ensuite, certains langages, certaines expressions et certaines matérialités novatrices pourront émerger de cela. Il s’agit de redessiner le processus en entier, l’écologie globale de la conception, plutôt qu’un seul objet. C’est pourquoi le fait que nous travaillions avec du code signifie aussi qu’une certaine séquence de code pourrait être développée dans le cadre d’un projet, puis être reprise dans un autre en combinaison avec de nouveaux blocs de code. Je suis très intéressée par le fait de trouver des moyens d’étendre l’utilisation de cette intelligence à d’autres échelles et de ne pas m’arrêter à la création d’objets.

Du micro au macro

Stream : J’ai vu dans l’un de vos projets récents, le plan directeur Fissureport à Taïwan, que vous considériez votre travail comme valide à l’échelle urbaine, pas seulement au niveau de l’objet, mais aussi au niveau du processus de conception et de construction de bâtiments et d’espaces dans leur globalité. Vous exploitez ainsi ces connaissances à l’échelle de l’espace urbain.

Alisa Andrasek : La question de l’échelle est très importante dans mon travail pour beaucoup de raisons différentes, et particulièrement afin de relier de façon explicite différents ordres de grandeur. De la science des matériaux à l’architecture, il s’agit de montrer comment le micro peut affecter le macro. On arrive ainsi à une échelle de grandeur très large, qui est celle des projets d’infrastructure, de planification urbaine ou d’aménagement des paysages. Et bien que je prenne parfois un véritable plaisir à concevoir de petites choses purement esthétiques, comme des bijoux, je pense que c’est sur des projets de très grande échelle que ma contribution pourrait apporter le plus. Cela explique les idées fixes qui caractérisent mon travail académique, et le fait que je travaille surtout sur ce type d’écologies de grande échelle. Pour vous donner un exemple, si je travaille sur le réaménagement d’une portion d’un rivage de rivière, comment puis-je prendre en compte des processus naturels très faibles et subtils, tels que le phénomène de sédimentation fluviale, dans la planification d’un territoire très large, sur plusieurs kilomètres de long? Pour la première fois de l’histoire, en tant que designers, nous avons accès à ce type de synthèse, en grande partie permise par des volumes de calculs fortement accrus, et bien sûr en collaboration avec d’autres disciplines, de telle manière que nous pouvons effectivement travailler sur ces différentes échelles et les relier de façon explicite, et non plus seulement métaphoriquement.

"Fissureport" © Biothings, Alisa Andrasek

Stream : Dans quelles circonstances et dans quels domaines pouvez-vous appliquer ces travaux de recherches à une telle échelle? Est-ce plutôt dans le cadre de vos recherches académiques ou au sein de votre agence que vous trouvez
les opportunités d’explorer ce processus qui nécessite beaucoup de données et probablement une approche multidisciplinaire? Trouvez-vous des situations dans lesquelles vous pouvez expérimenter cela?

Alisa Andrasek : Pour moi, cela ne peut rester cloîtré dans le monde académique sans échouer à terme. Je me suis toujours davantage intéressée aux applications réelles. Mais quand quelque chose est réalisé pour la première fois et qu’il n’y a pas beaucoup de précédents, c’est bien sûr toujours une difficulté. C’est toujours le problème quand vous essayez de repousser les limites, d’entrer en territoire inconnu et d’utiliser de nouvelles approches: la plupart des gens ne croient pas vraiment que certaines choses soient possibles jusqu’à ce qu’elles aient effectivement été réalisées. D’une certaine façon, je suis donc à la recherche de portes d’entrée possibles. C’est la raison pour laquelle nous sommes en contact avec des ingénieurs au sujet de gros projets d’infrastructure, projets qui sont généralement dépourvus de design car toujours compris comme de purs problèmes d’ingénierie... Et pourtant, quand vous voyez la beauté des dunes de sable par exemple, et que vous apprenez qu’elles ont été formées par des processus physiques d’une granularité très fine... Il s’agit là de pure physique de la matière, très loin de ce que l’ingénierie contemporaine réalise encore largement aujourd’hui. Nous échangeons également avec des scientifiques qui cherchent par exemple à définir une façon de redessiner les rivières pour les rendre plus saines, les reminéraliser, travailler avec les dynamiques des crues et d’autres paramètres similaires. Il s’agit par exemple d’apporter des solutions à des problématiques comme celles auxquelles fait face le fleuve Mississippi, qui a été grandement détruit à certains endroits par les grands projets d’infrastructure du xxe siècle qui n’ont pas pris en compte cette complexité, comme la sédimentation à petite échelle au sein du territoire très vaste de ce fleuve... Si vous placez des structures statiques de basse résolution en travers de forces massives de haute résolution, ce n’est bien sûr pas compatible et à terme cela s’effondre... C’est la même chose avec la Barrière de la Tamise, les îles artificielles de Dubaï, et je pourrais continuer encore et encore. Nous cherchons donc à trouver des opportunités de mettre cela en pratique de façon effective dans des situations réelles. Mais il s’agit d’un travail tellement inhabituel qu’il faut, je suppose, un certain temps pour qu’il puisse se frayer un chemin. C’est en tous cas clairement l’objectif que nous nous fixons: mettre cela en pratique à d’innombrables échelles.

Stream : Pensez-vous que le big data soit un nouveau phénomène qui affectera votre façon de travailler?

Alisa Andrasek : À l’université, nous venons tout juste de commencer à nous équiper de superordinateurs. Sur chaque projet, je ne cesse de me plaindre du fait que nous ne pouvons réaliser suffisamment de calculs ; l’utilisation du parallélisme devrait donc constituer un progrès important. Et si nous acceptons vraiment l’idée de nous impliquer dans des projets d’écologies complexes, d’écologies synthétiques, alors il est également réellement nécessaire que nous commencions à travailler avec le big data, avec des données réelles, pas seulement avec des métaphores. Mais c’est très délicat à mettre en œuvre, en effet, car travailler avec de grands volumes de données, ou même avec du parallélisme, est un processus très exigeant en raison de l’abstraction totale qu’il nécessite. En tant que designer, vous devez acquérir de nouvelles compétences et de nouvelles sensibilités, voire concevoir vos propres processus et méthodes heuristiques. Les vastes volumes de données permettent une intégration plus explicite des systèmes aléatoires dans le processus de conception, mais aussi un dialogue entre le tissu abstrait d’algorithmes et les éléments qui lui sont extérieurs. Pendant les quinze dernières années environ, nous avons surtout utilisé les algorithmes pour réaliser des ornements géométriques, ou, dans certains cas, pour optimiser des méthodes de travail plus conventionnelles. C’est désormais en train de changer : nous travaillons de plus en plus sur la matière, en passant d’une échelle micro à une échelle plus macro.

"A/MAZE" © Biothings, Alisa Andrasek

Mais je crois qu’il est aussi crucial de pouvoir travailler sur des projets pilotes et d’avoir des opportunités de vraiment matérialiser tout cela. Au sein du monde académique, il est très difficile d’avancer dans cette direction. Nous travaillons sur différents types de prototypage avec nos étudiants, mais à ce stade, nous n’avons pas pu travailler à échelle réelle. J’espère que nous réussirons à convaincre certains clients plus progressistes que même si ces nouvelles méthodes ne font avancer qu’un seul aspect d’un projet, de nouvelles applications pourraient ainsi voir le jour, et, petit à petit, nous pourrions faire évoluer ce domaine que je pense aujourd’hui en crise (mais ça c’est une longue histoire et un sujet qu’il faudrait aborder dans une autre discussion). Je pense nous sommes réellement en retard sur notre temps en matière d’architecture.

Je m’inscris dans une pensée proto-computationnelle du design, mais avec une ouverture forte sur l’aléatoire et le bruit. Une certaine partie de la pratique du design repose sur la créativité et sur le fait d’aller au-delà d’une simple résolution de problèmes. Je crois vraiment en ce type de synthèse créative où nous pouvons désormais capturer des phénomènes émergents de façon assez pure au sein du travail de design. Nous pouvons développer une relation plus étroite entre le design de la matière et la physique, en utilisant des formes ouvertes d’abstraction qui dépassent les limites de la cognition humaine pour y exploiter des expressions nouvelles. C’est un vaste monde, un monde nouveau qui s’ouvre à nous.

(Cet article a été publié dans Stream 03 en 2014.)