Redéfinir les frontières des pratiques architecturales
Stream : Le MIT est connu pour son approche multidisciplinaire, qui semble plus que jamais pertinente dans notre contexte actuel de mutations globales. En tant que directeur de l’école d’architecture du MIT, vous avez travaillé à renforcer encore cette pluridisciplinarité ?
Nader Tehrani : Tout d’abord, un peu d’histoire : il y a une longue tradition d’architecture au MIT. Nous sommes en fait le premier cursus d’architecture des États-Unis : nous avons fêté notre 150e anniversaire il y a tout juste quatre ans. Nous avons donc une grande tradition de pensée dans ce domaine, et un grand nombre d’architectes ont suivi notre cursus. En même temps, il y a eu durant les trente dernières années une génération avec des positions critiques très intéressantes, mais qui n’a pas su former la nouvelle génération. De ce fait, tout s’est pratiquement figé. Ce fut une époque de grande productivité au sein de l’école, mais quand Adèle Naudé Santos a été nommée doyenne de l’école d’architecture, il y a une dizaine d’années, nous avons dû commencer à réformer l’idéologie de l’école. Mon rôle au MIT est en partie le fruit de ce désir de changer le programme d’architecture, sa culture du design et la façon dont nous communiquons avec le monde.
Un cursus hybride
Deux programmes ont été mis en place pour remettre l’étude du design au cœur des études au MIT. Depuis de très nombreuses années, c’est la recherche qui est la pierre angulaire du MIT, la base de sa réputation, et toute la structure de l’école est conçue pour soutenir cette exemplarité. Le département d’architecture se divise en cinq secteurs : technologie de la construction, calcul, culture artistique, histoire de la théorie critique et design architectural. Le design n’est donc qu’une de ces cinq disciplines. Les institutions scientifiques et les fondations ont toujours soutenu la recherche en ingénierie ou la recherche historique par des subventions éditoriales, gouvernementales voire militaires. Mais il y a rarement un véritable soutien pour la recherche dans le domaine du design tel que le MIT le conçoit.
L’un de nos principes majeurs a été de revoir le cursus de design tout en gardant l’expertise classique du MIT. J’ai réorganisé le cursus de base par une série beaucoup plus stricte d’exercices, tout en déréglementant la façon dont les étudiants peuvent accéder aux autres départements et groupes de disciplines après leurs trois semestres initiaux. Cela signifie que les élèves sont davantage en mesure de prendre des cours d’ingénierie, de sciences des matériaux, du Media Lab, ou de technologie en général. Parmi les nouveaux diplômés du MIT, nous avons ainsi des architectes qui sont devenus d’extraordinaires urbanistes sous la nouvelle bannière du Center for Advanced Urbanism. Nous avons des étudiants et des professeurs maintenant à la pointe dans le domaine des smart cities et des technologies interactives. Nous avons des élèves qui travaillent dans la programmation et les technologies numériques chez Pixar, Google, etc. Les chemins que nous avons définis pour nos élèves sont un peu moins prévisibles que ne l’étaient ceux d’un architecte classique. Nous sommes continuellement en train de redéfinir les limites de ce que peut être une agence d’architecture.
Nous veillons toutefois à garder une place particulière à ce que nous considérons comme la base de l’architecture : construire. Je veux dire la construction des bâtiments, des espaces urbains, des environnements et des espaces de la ville, mais aussi l’urbanisme compris comme une école de technologie. Les précédentes générations d’étudiants venaient à l’architecture pour échapper à la façon stratifiée et politisée dont les départements d’ingénierie transmettaient la connaissance. Ce sont un peu les artistes qui venaient ici, et donc, paradoxalement pour le MIT, la technologie était peu présente. Un de mes défis pour le programme, pour les professeurs comme pour les étudiants, était de trouver les moyens d’effacer les divisions traditionnelles entre art et science. Je leur ai expliqué que nous avions besoin de développer un cursus hybride, de créer des alliances non conventionnelles entre ces deux dimensions plutôt que de les diviser entre des cours axés sur la performance et d’autres sur l’esthétique.
L’un des cours que nous avons intégrés dans le programme s’inspire de « Comment construire presque n’importe quoi », du Center for Bits and Atoms, dirigé par Neil Gershenfeld. Dans ce cours, les étudiants en première année d’architecture s’engagent dans la recherche sur la construction et la fabrication d’artefacts non pas comme un outil de représentation, ce ne sont pas de simples maquettes, mais comme un moyen de comprendre les méthodes de fabrication. Quitter le seul point de vue de vue de l’industrie pour adopter celui du designer-architecte change de A à Z la façon dont nous pensons la construction. Il est important de comprendre que ce n’est pas un cours réservé aux architectes, il y a des étudiants de communication, des artistes, des architectes ou des ingénieurs, de sorte que ce mélange rend le cours véritablement interdisciplinaire. Les étudiants y découvrent la fabrication avec des outils manuels, mais aussi des outils de fabrication numérique, l’électronique, le calcul et les protocoles numériques. Pour l’électronique, il s’agit des technologies interactives et de systèmes basés sur les circuits Arduino : un environnement créé autour de soi. C’est un cours de base et non pas une recherche à un niveau avancé, mais nous sommes peut-être l’un des seuls cursus d’architecture où l’acte de créer n’est pas la destination finale des études mais le point de départ.
À la fin du cursus, nous demandons aux étudiants du quatrième semestre de commencer à établir leur propre programme en vue de leur thèse. Nous nous engageons donc dans un programme de mentorat, élève par élève, pour les aider à naviguer à travers nos différents laboratoires, centres et départements, et commencer à explorer une série de sujets et de thèmes. Encore une fois, leur thèse sera le plus souvent un mélange entre la technologie, l’architecture, l’art et l’urbanisme.
Créer les conditions de la collaboration
Stream : Quelles ont été vos motivations pour adopter cette approche ? Vous avez le sentiment que nous nous dirigeons vers une nouvelle condition de l’architecture qui suppose de s’ouvrir résolument à d’autres disciplines ?
Nader Tehrani : Tout à fait, nous avions des motivations diverses. Tout d’abord, depuis dix à vingt ans, l’explosion de l’Internet et de la technologie en général a provoqué une démocratisation du savoir et de l’information. Les frontières entre le design de produit, le design d’intérieur, l’architecture, le design industriel, le paysage et l’urbanisme sont désormais beaucoup plus floues. Nous réalisons donc qu’il n’y avait pas seulement des différences entre les disciplines, mais aussi des affinités, des tangentes et des alliances. Un des objectifs était ainsi d’examiner plus attentivement les diverses sources et fondements de l’expertise de ces axes disciplinaires, tout en considérant leurs alliances possibles, en vue de démolir ces frontières.

Par ailleurs, le MIT a toujours été réputé pour la recherche, et j’ai voulu y faire entrer le design pour démontrer que toutes les recherches ne sont pas « performatives » dans le sens traditionnel du terme, c'est-à-dire basées sur l’optimisation ou l’efficacité. Dans certains cas, pour la recherche en design notamment, elle peut être de nature spéculative. Elle opère à l’intersection des critères de l’urbanisme, de la tectonique, de la structure et de la performance dans le domaine optique. Nous avons donc besoin d’un champ qui réunisse les critères essentiels en mesure d’évaluer certaines des différences entre ces domaines. Rappelez-vous que c’est le mouvement moderniste et son déchaînement de spécialisations qui ont abouti à un MIT fractionné. En d’autres termes, j’apprécie que nous ayons au MIT des domaines de recherche de pointe très spécialisés, mais c’est aussi l’une des principales failles de cette institution. Vous avez tous ces spécialistes, chacun dans sa petite case, ne se parlant presque pas. Une partie de la mission était d’identifier ce risque et de créer des plateformes amenant les gens à collaborer, à partager autour de projets ou de cours, afin d’élaborer de nouvelles modalités pédagogiques.
Stream : C’est en effet une des façons de dépasser la science classique, qui a tendance à simplifier et à se spécialiser, pour une science du complexe. Au fond, c’est l’ère de la complexité dans laquelle nous sommes entrés qui bouleverse votre approche de l’architecture et de l’urbanisme ?
Nader Tehrani : Nous avons créé le Center for Advanced Urbanism, qui est en réalité un rassemblement des divers groupes d’architecture du MIT, du Media Lab et de l’ingénierie, entre autres, pour réunir les différentes expertises de toutes ces disciplines et tenter de répondre aux questions les plus difficiles concernant les espaces urbains complexes. Certaines de ces questions sont sans précédent, de sorte que les techniques de design urbain héritées de notre génération sont presque obsolètes. Ce que nous avons appris, de la Renaissance à l’ère moderne, fonctionne à une vitesse et une ampleur qui n’ont plus rien à voir avec l’échelle actuelle. La vitesse et le rythme de l’urbanisme, la construction des villes et des métropoles peuvent désormais être visualisés depuis des satellites tant leur croissance est importante. Nous n’avons pas nécessairement au sein des écoles les disciplines pour aborder cela, de la même façon que les cadres traditionnels et stables du design urbain ne suffisent plus à penser ce phénomène et adopter des stratégies pertinentes.
Le Center for Advanced Urbanism ne concerne pas seulement l’histoire et la théorie de l’urbanisme, mais il aboutit à un dialogue avec différents acteurs venant de domaines complètement différents, ce qui permet de travailler avec une quantité de données inédite. Des liens s’établissent ainsi entre nano et macro-échelles de plusieurs manières. Des gens comme Skylar Tibbits, qui ne vient pas de l’urbanisme, mais de l’architecture, sont à la recherche de l’échelle moléculaire à laquelle les matériaux fonctionnent et de la manière dont ceux-ci peuvent être instrumentalisés à plus grande échelle. Ou bien la façon dont Alexander D’Hooghe se penche sur les questions d’infrastructure : il ne s’agit plus de l’échelle d’un pont ou d’un parc, mais de celle de la côte Est des États-Unis.
Je pense que nous vivons un moment où l’échelle de l’architecture n’est plus celle du monumental, mais bien du géographique, du régional ou transnational. J’écoutais récemment un conférencier qui faisait des distinctions très importantes entre l’échelle du « global » et celle du « mondial ». Le global conserve les caractéristiques de la colonisation, alors que le mondial accepte que le monde soit composé de différences beaucoup plus interactives entre cultures, populaires ou savantes, entre systèmes de croyances différents.
En fait, je pense que nous sommes à un moment très spéculatif. Nous ne pouvons plus parler d’urbanisme ou de design urbain d’une manière stable comme nous aurions pu le faire il y a vingt-cinq ans. En même temps, c’est un moment beaucoup plus intéressant, parce que les échelles de l’architecture, de l’urbanisme et de la géographie ont fusionné, précisément en raison de la nature des questions que nous posons. Rappelez-vous, quand nous parlons de l’économie actuelle, nous ne parlons pas de l’économie aux États-Unis, mais de la relation entre l’Asie, l’Europe et les Amériques. Quand nous parlons de pollution, nous ne parlons pas de la pollution dans le Massachusetts mais des vents qui transportent les molécules en provenance du Japon jusqu’à la côte Ouest des États-Unis. Quand nous parlons de migration, nous parlons de la profonde déstabilisation de pays entiers comme la Syrie et de mouvements de masse vers les frontières du Liban, de l’Irak, de la Turquie, de l’Iran, et au-delà. Tout ce que nous vivons se passe à une échelle sans précédent, qui dépasse nos outils d’analyse. Et, en grande partie, la manipulation et la réinterprétation de ces informations par des logiciels, dans un environnement collaboratif de talents créatifs, fait partie des objectifs de fond du Center for Advanced Urbanism.
Stream : Puisque nous devons réinventer la pratique du design de manière générale, diriez-vous que dans nos process de design et de création il s’agit essentiellement de dépasser les frontières, voire les notions mêmes de performance et d’esthétique ?
Nader Tehrani : Je serai prudent dans ma façon de répondre, parce que je trouve qu’il y a encore des éléments au sein du MIT qui ont tendance à se polariser entre le scientifique (et le quantitatif) et l’artistique (le qualitatif). Ce que je voudrais faire, c’est dépasser ces arguments et abandonner les alibis scientifiques justifiant ce que nous faisons. Je veux développer un discours qui inclurait davantage la culture, la discipline et même le plaisir pour construire une histoire des pratiques du design démontrant la polyvalence de notre approche. Nous travaillons en relation avec des programmes et des sphères économiques ou culturelles différentes qui font la richesse de l’architecture et du design. Il faut reconnaître qu’une partie du design n’est pas linéaire, mais qu’elle est la condensation de nombreux faits contradictoires, parfois désarmants, que nous avons besoin d’interpréter. Cette interprétation fait partie du contexte critique que nous essayons de construire entre les différents groupes de disciplines.
(Cet article a été publié dans Stream 03 en 2014.)