II. Prémices théoriques
1. PRÉMICE PHILOSOPHIQUE : MATÉRIALISME HISTORIQUE
« Un certain mode de production, ou une phase industrielle, est toujours associé à un mode de coopération spécifique ou à une étape sociale. Cette forme de coopération incarne une force productiveThe German Ideology, Karl Marx et Friedrich Engels, ElecBook, Londres, 1998, p. 69. »
L’approche défendue ici se base sur la conception matérialiste de l’histoire et le cadrage de la problématique architecturale/spatiale.
Le matérialisme – par opposition à l’idéalisme – repère, dans le développement de la productivité, la dynamique primaire du changement social.
Le processus de la vie sociale se mesure en premier lieu, de manière concurrentielle, au niveau du processus de productivité. Historiquement, l’espace est reconnu comme efficient. Cela définit le rôle central de la théorie architecturale : analyser et anticiper comment l’espace architectural génère et organise des relations sociales productives.
Le monde du travail ou les méthodes de travail en constante mutation, la structure organisationnelle et les modes de collaboration, constituent la base du développement général de la société« The mode
of production
of material life conditions the general process
of social, political and intellectual
life », Karl Marx, préface de
A Contribution
to the Critique of Political Economy, ElecBook,
Londres, 1998, p. 7. Et « What they are, therefore, coincides with their production, both with what they produce and with how they produce », in The German Ideology, K. Marx
et F. Engels, op. cit., p. 69.
. Tout développement culturel évolue au rythme des progrès dans le monde du travail. Les relations professionnelles sont ainsi fondamentales car toute relation sociale et tout mode de vie dans la société – du fait de l’esprit concurrentiel qui anime la course à la productivité – sont liés à la facilitation de l’œuvre productive. Ces relations sociales, institutions culturelles et architectures qui génèrent le travail efficient et efficace, trouveront des ressources et continueront de proliférer. Le secret derrière la prolifération mondiale envahissante de l’« American way of life » au lendemain de la guerre mondiale, repose sur les énormes avancées de la productivité établies par l’approche fordiste du développement socio-économique.
Notre actuelle « condition de post-modernité » est façonnée par la dynamique de la restructuration post-fordiste.
Socialement, la productivité demeure le critère de sélection le plus important. Toute manifestation émancipatoire doit reconnaître ce fait inéluctable. Au lieu de fuir la pression commerciale et de l’identifier comme étrangère à la culture de l’architecture, nous considérons le succès commercial comme un indicateur potentiel de progrès, reflétant des besoins historiques qui méritent d’être étudiésCela peut être soutenu, même
s’il faut admettre que l’argent afflue en direction de la demande effective (plutôt qu’absolue).. Cela nous amène à enquêter sur les schémas sociaux et spatiaux des activités commerciales les plus prolifiques dans nos économies modernes.
2. PRÉMICE HISTORIQUE : DU FORDISME AU POST-FORDISME
Le post-fordisme, en tant que période socio-économique, vient du marxisme et fut le thème central d’un long et riche débatVoir Ash Amin, Post-Fordism –
A Reader, introduction p. 1, Oxford / Cambridge MA ; Robin Murray, «Fordism and Postfordism », in New Times, S. Hall et
M. Jacques, Londres, 1989 ;
W. Ruigrok et R. VanTulder,
The Logic of
Inter national Restructuring, Londres, NewYork, 1995 ; P. Hirst et
J. Zeitlin, Flexible Specialization
versus Post-Fordism, Londres, 1991 ; David Harvey, The Condition
of Postmodernity, Oxford / Cambridge MA, 1989.
. En accord avec les prémices du matérialisme historique, le post-fordisme identifie la véritable source de la « culture de post-modernité » à travers plusieurs transformations apparentées, au sein de la structure technico-économique du monde industriel moderneL’un des catalyseurs du débat (en Grande Bretagne) est
la quête d’une explication socio-économique du thatchérisme et l’effort de cadrer
la reformulation nécessaire des stratégies politiques de la gauche.
Il en résulta
une évaluation
trop optimiste
du potentiel progressiste et émancipatoire du New Times de la transformation postfordiste. Voir Stuart Hall, The Meaning of New Times, in New Times, S. Hall
et M. Jacques, Londres, 1989..
Prémice : le lendemain de la guerre mondiale s’est caractérisé par un boom économique et les années 1970 furent marquées par la crise.
La période de début des années 1980 annonce une transition vers une nouvelle phase, distincte, de développement socio-économique.
La notion sous-jacente du « fordisme », mise en avant par GramsciAntonio Gramsci,
« Americanism
and Fordism », in A Gramsci Reader, Éd. David Forgacs, Londres, 1988,
p. 279., caractérise l’époque du capitalisme entreprise et État qui existe depuis la Première Guerre mondiale (et de manière décisive au lendemain de la Seconde Guerre mondiale) et fait référence au système de production : le nouveau paradigme du travail à la chaîne dont Henry Ford fut le pionnier. Le fordisme implique la production massive de produits de base complexes, conséquence d’investissements à long terme dans une technologie rigide à but unique.
Ces investissements furent administrés à travers le régime organisationnel de la corporation fordiste : un vaste système, fondé sur la division du travail, alloue à chacun une tâche répétitive et spécifique au sein de la grande machinerie. L’intelligence de ce système bureaucratique repose sur son approche par le haut. Pour assurer son bon fonctionnement, l’environnement doit être stable et permettre ainsi la répétition d’opérations routinières.
À la fin des années 1970, on assiste à une fracture des fondements du fordisme, de sa stabilité et de la prévisibilité de son environnement. Après une décennie de crise et de stagnation, une nouvelle dynamique commence à faire son apparition. La spécialisation flexible : les événements ayant entraîné la crise du système fordiste ont en même temps généré le besoin de trouver de nouvelles stratégies de production, susceptibles de s’adapter à de nouveaux marchés instables. Une solution est apparue à travers l’application des technologies de l’information, en progrès constant, à l’intérieur du processus de fabrication. Ainsi s’établirent les bases technologiques de la période post-fordiste. Les nouvelles technologies de production informatisées ont permis de diversifier l’offre (petites séries), sans entraîner d’énormes coûts d’artisanat qui avaient auparavant limité l’entrée du produit de masse dans le monde du luxe. Il s’agit d’un facteur matériel essentiel : la révolution microélectronique entraîna un bon de productivité au sein des économies d’envergure souhaitées (plutôt qu’économies d’échelle). À l’inverse d’une production de masse utilisant des machines et une main-d’œuvre formée pour accomplir une tâche très précise, la spécialisation flexible permet la fabrication de toute une gamme de produits spécifiques, visant des marchés particuliers et en mutation constante. Elle nécessite l’utilisation de machines polyvalentes et une main-d’œuvre plus qualifiée, prête à contribuer à l’innovation permanente. Ces transformations et nouvelles opportunités dans le royaume de la production matérielle immédiate se répercutent sur la superstructure administrative qui doit gérer la dynamique des nouveaux flux de production (et de consommation).
De nouvelles fonctions telles le marketing, la recherche et le développement, les services de conseil (technologies de l’information, finance, droit, management) se mettent à proliférer. Dans ce secteur « tertiaire » – ou plutôt « économie de la connaissance » –, nous retrouvons les grandes caractéristiques de l’ère post-fordiste, à travers l’émergence d’organisations fluides et non linéaires. Le travail s’apparente de plus en plus à un exercice intellectuel et non physique. Ainsi, la structure et les schémas de l’activité économique sont généralement assimilés à un processus de recherche et de création artistique. Cela constitue le signe distinctif de la nouvelle économie de la connaissance. La valeur essentielle de l’entreprise réside davantage dans l’« humain » ou le « capital social », c’est-à-dire les architectures d’entreprise, les collaborations, les modes de communication. Les capitaux ne constituent pas la valeur primordiale. Ces schémas forment l’intelligence collective qui transforme l’information en connaissance opérationnelle et vitale.
Quand une organisation passe du statut de simple fabricant ou prestataire de service à celui d’innovateur créatif, elle ne fait qu’appliquer des connaissances précises mais doit fonctionner en tant que producteur de connaissance. La nouvelle discipline incarnée par la gestion des connaissances tient compte de cette donnée. La théorie du management propose des concepts tel celui de « l’organisation apprenantePeter Senge, The Fifth Discipline, NewYork, 1990. » ou « l’entreprise intelligenteJames Quinn, Intelligent Enterprise. A knowledge and service based paradigm for industry, NewYork, 1992. ». Ici, l’apprentissage, la connaissance et l’intelligence sont attribués à l’organisation et non à des individus. Pour nous, il s’agit de la première étape vers le développement futur de l’intelligence de l’organisation, qui inclura différents systèmes d’espace permettant de structurer et de faciliter les processus de communication vitale au sein de l’entreprise.
La connaissance devient la ressource la plus précieuse au sein de l’organisation. Cependant elle ne peut pas être sous-traitée comme l’énergie ou le travail. On ne peut l’acquérir tel un produit « prêt à penser ». La connaissance est nettement plus complexe que l’information. Elle incarne la bonne information, au bon moment et au bon endroit. Elle s’évalue et s’adapte selon une pratique complexe. La connaissance réside ici dans la structure de l’organisation, au sein du système corporatif de communication et de collaboration. Elle existe à travers la distribution et l’intégration de compétences, dans les mécanismes, formes et modes d’interaction des travailleurs de la connaissance. La distribution spatiale, l’articulation nuancée des territoires, les limites et interfaces des espaces jouent un rôle important ici. Ces schémas architecturaux contribuent à la création d’une intelligence collective qui transforme l’information en connaissance vitale et opérationnelle.
La restructuration socio-économique actuelle s’opère à travers l’interaction contradictoire entre les processus technologiques, organisationnels et politiques. Il est essentiel d’établir une distinction entre ces différentes facettes inhérentes au progrès productif et les systèmes politiques qui évoluent simultanément. Ces derniers encadrent, surdéterminent ou « déforment » la restructuration productive. Le post-fordisme, en tant que nouveau paradigme proposant d’autres niveaux de productivité, doit être différencié de l’offensive libérale simultanée, qui profite de l’instabilité de certaines relations de production pour basculer vers une politique de droite. Dans mon analyse, les trois grands facteurs productifs et progressistes de la restructuration post-fordiste sont les suivants :
– la mondialisation ; un autre niveau d’intégration internationale de la production ;
– la spécialisation flexible ; des innovations aux cycles courts et de nouvelles économies d’envergure rendues possibles grâce à la révolution microélectronique ;
– la révolution organisationnelle ; la relative déhiérarchisation et la débureaucratisation des relations de travail s’orientent vers des schémas participatifs et l’auto-organisation collaborative.
Actuellement ces aspects sont rattachés au néolibéralisme et davantage perçus comme des sources de problèmes. La mondialisation prend la forme d’une déréglementation néolibérale du commerce et des flux d’investissement qui atténue les différences entre les richesses et entraîne vers un conflit mondial de plus en plus intense. La désintégration du système social donne lieu à une véritable concurrence des « coûts de main-d’œuvre » (= revenus), même dans les économies les plus modernes. La nouvelle flexibilité et la richesse potentielle du travail sont considérées comme une forme d’insécurité existentielle. Au niveau du produit, les nouvelles économies d’envergure instrumentalisent la stratification sociale et l’importance du statut, au détriment de la diversité. Elles font barrière au dialogue au lieu d’agir comme moyen de communication sociale.
Le progrès organisationnel au sein des économies capitalistes, se voit compromis par les problèmes d’un système qui arbitre toutes ses transactions à travers la notion de propriété privée : les mesures de sécurité, la protection de la propriété intellectuelle, les différences de revenu, facteurs de divisions, l’appartenance à son « territoire », la monopolisation de l’information, les prises de décision secrètes, le carriérisme, etc.Dans un système capitaliste, l’action de contribuer à la production dans
la société s’éclipse derrière l’exigence de servir comme moyen vers l’appropriation individuelle. L’association structurelle de la production et de
la distribution a fait d’un moteur de progrès et d’innovation une responsabilité..
Devant toutes ces contradictions, la méthode adoptée consistait à tenir compte de tous les aspects progressistes évoqués (prise de décision participative, communication latérale, autodétermination constante des acteurs de la production…) afin d’élaborer notre projet de design. Ainsi nous avons inscrit sous forme de « parenthèses » hypothétiques les aspects qui actuellement freinent la dynamique du développement.
Traduit de l’anglais par Emmanuelle Jourdan
Cet article a été publié dans Stream 01 en 2008