L’Anthropocène est une opportunité
Votre travail explore l’enchevêtrement « post-humain » constitué par l’homme, la technologie et la nature au sein du bâti. Qu’est-ce que l’« architecture post-humaine », et qu’est-ce qui vous a poussé à développer ce concept ? S’agit-il d’une solution à la manière dont nous construisons les villes à l’ère de l’Anthropocène ?
En tant qu’architecte, j’ai toujours été intéressée par les questions environnementales. J’ai ainsi donné une série de séminaires à la Yale School of Architecture sur l’architecture « post-humaine », que je définirais comme une architecture respectueuse de l’environnement, destinées à différentes espèces et s’intéressant au caractère construit de ce que nous qualifions de « nature ». Le terme Anthropocène marque la reconnaissance de notre rôle dans les changements fondamentaux qui affectent la Terre, au point de les considérer comme l’avènement d’une nouvelle ère géologique. Mon attrait pour le sujet vient de ma position critique vis-à-vis de l’accent mis par les architectes sur l’humain, cet anthropocentrisme de l’architecture : l’écologie et la nature comprennent une multitude d’espèces, alors pourquoi nous concentrer sur une seule d’entre elles ?
Le discours post-humain ne dit pas « débarrassons-nous des êtres humains », mais plutôt « mettons autre chose que les humains au centre de notre démarche ». Mon travail sur le post-humain m’a permis de comprendre que l’Anthropocène est une opportunité pour les architectes d’explorer les possibilités de construire pour des espèces variées, avec une vision plus large des formes de vie qui devraient être traitées comme « citoyennes » et auxquelles l’on devrait accorder un habitat. Le post-humain a ainsi élargi ma perspective et, pour dire les choses très simplement, la base de clientèle de l’architecture. [rires]
Construire une nouvelle nature
Il existe aujourd’hui quatre approches différentes de la relation entre l’humain, la technologie et la nature : les « négationnistes », qui refusent de reconnaître le moindre impact des activités anthropiques, par exemple en matière de réchauffement climatique ; les « conservateurs », qui estiment que la solution consiste à mettre fin à toute activité humaine intensive ; les « modérés », qui croient en l’équilibre entre économie et écologie, avec la possibilité de changer les habitudes et les comportements humains ; enfin, les « accélérationnistes », qui militent en faveur de la transformation de la nature par la technologie. Où vous situez-vous ?
Il existe une autre position extrême, proche de celle des « accélérationnistes », qui estime que la technologie est si profondément enracinée en nous que le terme étroitement limité d’humain ne reflète plus fidèlement ce que nous sommes. Nous sommes en fait une sorte d’hybride, et peut-être l’avons-nous toujours été, depuis les premières technologies médicales ou l’usage de dispositifs prothétiques, voire même simplement en raison des bactéries que nous portons et pour lesquelles nous constituons un biome. Benjamin Bratton a récemment détaillé dans un livre intitulé The Stack la vision d’un futur peuplé d’entités qui sont partiellement faites de carbone : en conversant avec quelqu’un ou quelque chose – le plus souvent quelque chose d’ailleurs –, nous ne serions plus en mesure de savoir de quelle proportion d’humain nos interlocuteurs sont constitués : il s’agirait d’hybrides carbone/non-carbone. Bratton resitue cette idée dans le contexte de l’échelle planétaire prise par l’informatique, soulignant notre capacité à travailler sur des quantités de données d’une ampleur inédite, mais aussi à miniaturiser cette technologie à l’échelle d’un implant. Dans une certaine mesure, les catégories d’« humain », de « technologie » et de « nature » s’effondrent : la technologie constitue-t-elle notre nouvelle nature ? La nature est-elle une forme de technologie ?
Pour revenir à ces différentes approches, je ne suis clairement pas dans le camp des conservateurs qui disent « arrêtons tout, restaurons les choses ». Mais décider de construire une « nouvelle nature » ou construire un différent format de nature à l’aide de la technologie nous met face à des questions passionnantes sur ce que l’on sait au juste de l’ancienne nature, mais aussi sur la façon dont nos technologies nous en permettent une nouvelle compréhension par cette capacité à manipuler d’énormes quantités de données.
La technologie pour mieux comprendre la nature
Pouvez-vous développer cette idée que la technologie nous permet de mieux comprendre la nature et le vivant ?
J’explore les relations homme-animal et suis toujours surprise de voir à quel point nous savons peu de choses sur le vivant. Nous estimons qu’il existe entre 2 et 10 millions d’espèces dans le monde, alors que nous n’avons de noms que pour 1,6 million d’entre elles. Cela laisse potentiellement plus de 8 millions de créatures inconnues. Sans compter que nous avons d’énormes lacunes dans la connaissance des organismes que nous avons identifiés. Toutefois, les nouvelles technologies scientifiques nous ont permis d’étoffer notre compréhension des espèces non perceptibles par nos sens, tels que les microbes et les bactéries. Nous pourrions aboutir à une connaissance complètement différente de ces espèces grâce à ces technologies qui nous permettent de les percevoir en tant qu’entités. Cela devrait nous permettre de former de nouvelles formes d’interfaces avec de nombreuses espèces. Cela signifie aussi qu’il n’y a pas que l’« humain amélioré » qui participera à cette nouvelle interface, mais également tout un éventail de ce que grosso modo nous avons tendance à qualifier formellement de « nature ».
De quelle façon vos projets d’« architecture interactive » contribuent-ils à repenser ces interfaces, y compris dans notre relation aux entités non-humaines ?
Il y a dans le post-humain un dimension relative à la performance artistique, la représentation théâtrale ou la danse[1] offrant la possibilité d’explorer les limites du corps humain, et donc ses potentialités, permettant à des corps aux potentialités différentes[2] d’être vus et appréciés comme interprètes. Certaines de nos performances ou installations artistiques impliquant des danseurs, telles que Pharmacophore et Veal, abordent ces questions. Veal, « viande de veau », concernait ainsi les impacts écologiques de la viande issue de l’élevage industriel. La performance artistique constitue clairement une façon de proposer des relations avec des entités qui nous paraissent initialement étrangères. Ce travail nous a conduits à approfondir la question de la relation au non-humain et nous nous sommes retrouvés à nous demander si nous pouvions créer des habitats qui ne soient pas uniquement destinés aux humains. La surface des bâtiments contemporains privilégie ainsi le regard humain, mais le verre des façades est si lisse que rien d’autre ne peut y habiter. Notre projet intitulé The Birds and the Bees, « Les Oiseaux et les abeilles », joue sur des panneaux de béton texturé qui sont percés de cavités pouvant abriter des pollinisateurs. Les panneaux de façade, éléments architecturaux logiques, semblaient en effet constituer un lieu d’intervention idéal. Si vous prenez les magnifiques paysages de Gotham[3], le New York des années 1920, avec tous ses ornements de pierre, vous constaterez qu’ils ne sont pas qu’esthétiques mais fournissent des perchoirs, des lieux de nidification et un habitat pour de nombreuses créatures qui peuvent utiliser ces aspérités des bâtiments.
L’écueil du greenwashing
L’architecture interactive est donc l’une des solutions permettant d’accueillir et de protéger différentes espèces dans des contextes urbains. Qu’en est-il des solutions de végétalisation qui visent à rendre les bâtiments et les espaces publics plus « verts » ?
Certains semblent penser que planter un tapis d’herbe et des arbres un peu partout est la solution magique – « faisons des toits végétalisés et nous seront sauvés », en quelque sorte. Malheureusement, tout ce greenwashing n’est rien sans les créatures qui font le travail de pollinisation. Il ne suffit pas de planter. Si nous nous mettons à envisager les arbres comme une forme de technologie de nettoyage de l’air, nous devons d’abord comprendre de façon plus fine la façon dont ils vivent et se multiplient.
Qu’en est-il de l’agriculture urbaine ? Votre agence est située à Brooklyn, quartier réputé pour cela… Quels en sont les véritables impacts et perspectives ?
En examinant le cas de Brooklyn, on pourrait penser que cela fait « gadget ». Mais il y a aussi une véritable base de recherche sur les environnements fournis par les toits végétalisés, pas seulement du point de vue de l’approvisionnement alimentaire, mais également en tant que nouveaux habitats. Un biologiste de Fordham University, Dustin Patridge, spécialiste des oiseaux et insectes qui vivent sur les toits – et pas dans nos parcs urbains –, avance que les toits constituent un nouvel environnement différencié. J’aimerais aussi signaler le travail de l’architecte Marco Casagrande, qui utilise des traditions agricoles vernaculaires dans le cadre de son travail à Taïpei. Le paysagiste Gilles Clément a également contribué à un essai sur mon travail autour de l’architecture post-humaine, et je pense que la plupart des gens qui s’intéressent au sujet partagent sa vision d’une agriculture urbaine rapprochant la production alimentaire du centre névralgique des zones d’habitation, notamment pour des question de coût écologique du transport. Il existe donc de nombreux facteurs qui me poussent à ne pas considérer l’agriculture comme un « gadget ».
Processus transdisciplinaires et collaboratifs
Pouvez-vous nous en dire davantage sur vos activités d’enseignement ? Étant donné la complexité accrue du monde et de notre environnement, mais aussi les nouvelles technologies à notre disposition, comment devrions-nous former les architectes de demain ?
L’idée qu’une personne ou qu’une discipline unique puisse couvrir l’ensemble de la complexité du bâti moderne me paraît très datée. Mes séminaires abordent ainsi des recherches qui se font hors du champ architectural à proprement parler, par exemple dans les animal studies et les autres théories environnementales. La maîtrise des disciplines scientifiques est un aspect important qui pourrait être amélioré par une plus grande ouverture aux collaborations avec les scientifiques. Comprendre les systèmes requiert un dialogue beaucoup plus poussé avec ceux qui étudient notre environnement d’une façon plus scientifique que ne le font les architectes, ces derniers ne disposant pas du temps nécessaire à ce type de travail en profondeur. La Yale School of Architecture a ainsi engagé un dialogue très fort avec la Yale School of Forestry, avec notamment un programme de double diplôme qui génère une émulation intéressante entre la vision architecturale de YSOA et l’approche de gestion durable de l’environnement de la YSOF.
Quelles sont les futures innovations qui vous semblent essentielles pour le domaine de l’architecture ?
J’en vois beaucoup, mais pour l’exploration de l’interface entre humains et non-humains, je citerais parmi mes favorites les technologies simples et relativement bon marché qui participent de la nouvelle culture du DIY, du « tous producteurs », dans laquelle peuvent s’inscrire les architectes. Ce que l’on appelait auparavant les « sciences citoyennes », en ornithologie par exemple, peut maintenant se faire avec beaucoup plus d’acuité à l’aide de capteurs, de drones et de systèmes de surveillance. Il existe aussi des innovations dans la pensée écologique – peut-être sous l’influence de l’Ontologie Orientée Objet – qui stimulent une compréhension et un intérêt renouvelés pour la complexité de l’environnement, alors que les générations précédentes d’architectes ne considéraient pas nécessairement la question de l’environnement comme de leur ressort. De même, les innovations dans la pratique même du design et de l’architecture devraient permettre de concevoir une nouvelle architecture, ouverte à de multiples espèces.
Entretien publié dans Stream 04 en novembre 2017