Surveiller et travailler
À l’époque où Louis H. Sullivan et Frank L. Wright réalisaient des plans et des meubles standards, le bureau faisait converger, dans sa forme, discipline et surveillance ; on ne pouvait le considérer comme « cool » – comme un endroit où l’on souhaiterait venir tous les jours. Le début du xxe siècle avait élaboré une théorie de la séparation entre l’espace privé et l’espace de travail, tandis que les infrastructures reliaient les deux. En 1958, Herman Miller chargea Robert Propst de dessiner les meubles de bureaux de cette nouvelle ère, passée dans le langage courant sous l’expression « métro, boulot, dodowww.hermanmiller.com». Robert Propst créa et institutionnalisa des bureaux fermés et une disposition « Action Office », en pensant que cet agencement permettrait de changer l’ambiance et de motiver la collaboration des employés. À son grand dam, les bureaux séparés furent décriés et Propst se rendit compte qu’il s’agissait là d’une des pires inventions pour des bureaux – créant une aliénation et un isolement des employés.
La notion tayloriste de l’agencement des bureaux ne peut plus convenir à l’éthique contemporaine du travailLe taylorisme repose sur une théorie de management qui analyse les processusde suites de tâches ; il a été fondé par Frederick Winslow Taylor.. Frederick Winslow Taylor pensait que « […] c’est uniquement par la mise en œuvre de la standardisation des méthodes, de l’adoption des meilleurs instruments et conditions de travail, et de la coopération, que le travail le plus rapide sera assuré. Et c’est au management seul qu’incombe la tâche de cette mise en œuvre des standards comme de celle de la coopérationFrederick Winslow Taylor, The Principles of Scientific Management, New York, Harper, 1911.». Les rangées de tables, les costumes-cravates, le fait de travailler tranquillement dans l’ombre de son supérieur appartiennent à un passé désormais révolu.
En 1975, Michel Foucault publiait Surveiller et PunirMichel Foucault, Surveiller et Punir : Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1994., qui peut rétrospectivement apparaître comme l’exposé de la façon dont les bureaux se sont transformés au cours du xxe siècle, jusqu’aux années 1990, où tout a été fait pour échapper aux bureaux fermés. Foucault se servait du plan panoptique des prisons de Jeremy Bentham pour décrire la soif de pouvoir de l’époque moderne. Le Panoptique a été appliqué, en théorie, à l’immeuble traditionnel de bureauxOp. cit., note 4. Une seule personne surveillant les autres, de la même manière que le patron, assis dans son bureau, ayant sous les yeux des files dupliquées d’employés travaillant avec zèle.
Apple a revisité la notion foucaldienne de pouvoir pour son futur siège, dans la banlieue de Cupertino, en Californie. Le campus s’étend sur 79 000 m2 de bureaux, départements de recherche et développement, pour environ 13 000 employés. Le projet comprend un auditorium, un centre de fitness, des ressources de recherche, une usine centrale, et un parking destiné aux employés. Le mega-plex d’Apple est peut-être un pas en arrière, en se rapprochant du Panoptique, mais on ne pourra en juger que lorsqu’il sera achevé, en 2015. En attendant, on pourra trouver des exemples d’environnements de travail libres et inspirés, dans lesquels le lien formel entre patron et employé est évacué.
Avant la fin du xxe siècle, il était rare de voir le patron travailler dans le même bureau que ses employés. De 1943 à 1988, en Californie, Ray et Charles Eames fondèrent un laboratoire ayant pour vocation l’écriture de livres, le travail sur le design mobilier, la réalisation de films, et la création de jouetswww.eamesoffice.com. Ils pensaient que leur créativité et leur liberté pouvaient être manifestes, de manière à ce que l’on interagisse avec eux, pleinement convaincus qu’ils étaient de la nécessité de l’égalité des niveaux de collaboration. IDEO, une société de production innovante en design, a utilisé un dispositif semblable pour son studio. En 1999, ABC a chargé la société de redessiner un caddie. On a pu alors suivre l’ensemble du processus de design : depuis le produit initial jusqu’à la réalisation des maquettes, et aux tests d’essais du caddie sélectionné parmi celles-ciwww.ideo.com/work/shopping-cart-concept. Une personne ne peut atteindre le succès si elle est seule.