Revenant sur son expérience de résidence au sein du Conseil Général d’Ille-et-Vilaine, dans le cadre des Ateliers de Rennes 2008, la plasticienne française Marie Reinert en souligne non pas l’incompréhension réciproque mais la divergence effective. « Quand je demande aux agents des Archives départementales de réfléchir à un geste au travail, ils ont en tête les conséquences de leur geste, c’est-à-dire sa productivité, alors que je parle du geste, indépendamment de son résultat en terme de productionIn Valeurs croisées, cat. exp. Les Ateliers des Rennes, Les Presses du réel, Dijon, 2008, p. 161. Marie Reinert a été invitée dans le cadre des SouRCES des Ateliers de Rennes. Voir supra.. » De cette friction des mondes de l’art et de l’entreprise quant à l’importance donnée au processus ou au résultat est née sa vidéo Faire (2008), une réflexion sur la manière dont l’activité gestuelle des salariés est influencée par l’organisation spatiale et temporelle du travail. Sous la forme d’une chorégraphie abstraite, le geste, pour une fois, y prime sur son effectivité, démontrant sa valeur intrinsèque.
Un « corps étranger » dans l’entreprise
L’introduction d’un corps étranger – artistique – dans un univers régi par ses propres lois – l’entreprise – et la façon dont cet « intrus » va en rendre compte, voici le sujet de ce texte consacré aux résidences d’artiste en entreprises et aux œuvres qui y sont créées.
À côté et au-delà des artistes et collectifsDe Iain Baxter& créant en 1966 la N. E. Thing Company à Gilles Mahé et son entreprise Gilles Mahé & Associés S.A, de Philippe Thomas et son label Les ready-made appartiennent à tout le monde® (1987-1993) à Tatiana Trouvé et son Bureau des Activités Implicites, de Yann Toma présidant depuis la fin des années 1990 la société Ouest-Lumière à Jean-Baptiste Farkas créateur d’IKHEA©SERVICES, le champ des relations mimétiques, activistes, d’inspiration où l’objet d’art s’amuse ou se perd à devenir un bien ou un service est désormais bien défriché, théorisé, faisant l’objet de nombreuses publications et recherches. Citons comme principale source de référence francophone : la ligne de recherche Art & Flux (www.art-flux.org), intégrée au Centre d’Étude et de Recherche en Arts Plastiques de l’Université Paris I-Sorbonne et réunissant près de 150 « artistes-entrepreneurs » et « entreprises critiques ».qui ont pensé l’entreprise, le monde économique et son écosystème particulier, ou son rapport à des notions telles que la valeur, l’expérience, la performance, l’usage et le produitAu sujet des notions performance et produit, signalons l’œuvre de Martin Le Chevallier intitulée L’Audit (2008) que l’artiste présente en ses termes : « Afin de s’assurer de la pertinence de son travail et de mesurer ses chances de réussite, Martin Le Chevallier a demandé à un cabinet de consulting de lui faire subir un « audit de performance artistique » ». Voir http://www.martinlechevallier.net/audit.html, la fin du xxe siècle et le début du xxie siècle a vu l’émergence, dans des contextes très variés, d’un nouveau type d’artiste : l’artiste en entreprise, ou plutôt l’artiste en résidence en entreprise. Étant sous-entendu ici l’entreprise tertiaire, à la création essentiellement immatérielle.
En effet, le modèle de l’artiste en entreprise à la production matérielle ou – pour reprendre une terminologie politique – de « l’artiste établi » nait dès les années 1960 avec des expériences qui, comme celle canonique de la Régie Renault, font collaborer ensemble – et au seul bénéfice direct de l’artiste – créateurs et ouvriersAvec quelques ouvrages récents, l’image de l’artiste en entrepreneur ou en « prototype du travailleur de demain » s’est imposée : Luc Boltanski & Eve Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 1999 ; Pierre-Michel Menger, Portrait de l’artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme, La République des Idées, Le Seuil, Paris, 2002 ; Hélène Mugnier, Art et Management, Demos, Paris, 2007 ; Karine Lisbonne & Bernard Zurcher, L’Art avec pertes et profits, Flammarion, Paris 2007.. Dans ce cadre, l’entreprise est pour l’artiste une matière première, au sens économique du terme, et ce dernier bénéficie de moyens de production, de matériaux ou de compétences pour réaliser des œuvres qui s’insèrent naturellement dans son œuvre. Dans le cas envisagé ici, l’entreprise est davantage un écosystème à observer, un univers des possibles où il vient apporter sa subjectivité et sa vision, en accord avec sa pratique hors de l’entreprise. En miroir, les salariés n’en retirent ni savoir ni compétence mais une simple ouverture de l’horizon. L’œuvre n’est plus un « produit » mais une possibilité de « réconciliation », le résultat et la condition d’un partage commun d’expériences. Au sein d’un corpus, l’adéquation des œuvres réalisées dans le cadre de collaboration avec des entreprises – quelles qu’elles soient – et de celles réalisées dans d’autres contextes – qu’il s’agisse de l’atelier ou d’autres collaborations – est d’ailleurs l’un des critères majeurs pour juger la viabilité de telles expériences.
Dans ce tournant des siècles où la sphère corporate cannibalise les sphères publique et privée, plusieurs types de résidences en entreprise se sont développées – avec des finalités et des bonheurs divers. Ce texte s’intéresse à un type précis de résidence, celui où l’artistique l’emporte indéniablement sur le corporate, c’est-à-dire celui où aucun objectif ou réquisit lié à l’entreprise hôte – en termes, par exemple, de motivation, de communication ou d’accompagnement au changement – n’est assigné à l’artiste. Non pas un art de bureau, mais l’artiste temporairement au bureauDepuis maintenant une bonne décennie, des méthodes de mobilisation et de créativité, faisant de l’artiste un instrument RH et R&D, se sont développées. L’art y est secondaire, n’y étant pas une fin mais un moyen. De fait, toutes les expériences menées entre art et entreprise sont loin d’être semblables et leur diversité révèle un fossé dans la compréhension, l’engagement et les attentes des entreprises vis-à-vis de la création contemporaine. Entre la collaboration pour la réalisation d’un produit, la création d’un prix, la stimulation des équipes par le détour de l’art ou l’instauration d’un dispositif de dialogue entre les mondes de l’art et de l’entreprise, les différences sont patentes et les critères de valorisation variés. En un mot, celui où la liberté de chaque partie est assurée, garantissant l’intégrité des artistes et le respect des collaborateurs : l’artiste restant libre de se saisir à son gré d’un milieu apparemment inconnu ; les salariés et collaborateurs libres d’adhérer et de participer au déroulé d’une résidence.