Le devenir-atelier du bureau : de quelques expériences artistiques en open space

  • Publié le 28 décembre 2016
  • Clément Dirié

À partir de quelques cas choisis, se dessine un panorama des possibilités d’immersion de l’art dans le monde de l’entreprise. Si l’on s’interroge sur la profusion actuelle de telles expériences – associées à toutes ces œuvres grâce auxquelles les artistes articulent une pensée critique sur l’entreprise et l’économie avec une volonté de recherche formelle –, il suffit de penser que l’art, depuis le début du XXe siècle, n’a cessé de repousser ses frontières. De la toile au mur, de la sculpture à l’installation, de l’objet à l’environnement, de la réalité au virtuel, et donc logiquement de l’atelier à l’usine et l’open space.

Revenant sur son expérience de résidence au sein du Conseil Général d’Ille-et-Vilaine, dans le cadre des Ateliers de Rennes 2008, la plasticienne française Marie Reinert en souligne non pas l’incompréhension réciproque mais la divergence effective. « Quand je demande aux agents des Archives départementales de réfléchir à un geste au travail, ils ont en tête les conséquences de leur geste, c’est-à-dire sa productivité, alors que je parle du geste, indépendamment de son résultat en terme de productionIn Valeurs croisées, cat. exp. Les Ateliers des Rennes, Les Presses du réel, Dijon, 2008, p. 161. Marie Reinert a été invitée dans le cadre des SouRCES des Ateliers de Rennes. Voir supra.. » De cette friction des mondes de l’art et de l’entreprise quant à l’importance donnée au processus ou au résultat est née sa vidéo Faire (2008), une réflexion sur la manière dont l’activité gestuelle des salariés est influencée par l’organisation spatiale et temporelle du travail. Sous la forme d’une chorégraphie abstraite, le geste, pour une fois, y prime sur son effectivité, démontrant sa valeur intrinsèque.

Un « corps étranger » dans l’entreprise

L’introduction d’un corps étranger – artistique – dans un univers régi par ses propres lois – l’entreprise – et la façon dont cet « intrus » va en rendre compte, voici le sujet de ce texte consacré aux résidences d’artiste en entreprises et aux œuvres qui y sont créées.

À côté et au-delà des artistes et collectifsDe Iain Baxter& créant en 1966 la N. E. Thing Company à Gilles Mahé et son entreprise Gilles Mahé & Associés S.A, de Philippe Thomas et son label Les ready-made appartiennent à tout le monde® (1987-1993) à Tatiana Trouvé et son Bureau des Activités Implicites, de Yann Toma présidant depuis la fin des années 1990 la société Ouest-Lumière à Jean-Baptiste Farkas créateur d’IKHEA©SERVICES, le champ des relations mimétiques, activistes, d’inspiration où l’objet d’art s’amuse ou se perd à devenir un bien ou un service est désormais bien défriché, théorisé, faisant l’objet de nombreuses publications et recherches. Citons comme principale source de référence francophone : la ligne de recherche Art & Flux (www.art-flux.org), intégrée au Centre d’Étude et de Recherche en Arts Plastiques de l’Université Paris I-Sorbonne et réunissant près de 150 « artistes-entrepreneurs » et « entreprises critiques ».qui ont pensé l’entreprise, le monde économique et son écosystème particulier, ou son rapport à des notions telles que la valeur, l’expérience, la performance, l’usage et le produitAu sujet des notions performance et produit, signalons l’œuvre de Martin Le Chevallier intitulée L’Audit (2008) que l’artiste présente en ses termes : « Afin de s’assurer de la pertinence de son travail et de mesurer ses chances de réussite, Martin Le Chevallier a demandé à un cabinet de consulting de lui faire subir un « audit de performance artistique » ». Voir http://www.martinlechevallier.net/audit.html, la fin du xxe siècle et le début du xxie siècle a vu l’émergence, dans des contextes très variés, d’un nouveau type d’artiste : l’artiste en entreprise, ou plutôt l’artiste en résidence en entreprise. Étant sous-entendu ici l’entreprise tertiaire, à la création essentiellement immatérielle.

En effet, le modèle de l’artiste en entreprise à la production matérielle ou – pour reprendre une terminologie politique – de « l’artiste établi » nait dès les années 1960 avec des expériences qui, comme celle canonique de la Régie Renault, font collaborer ensemble – et au seul bénéfice direct de l’artiste – créateurs et ouvriersAvec quelques ouvrages récents, l’image de l’artiste en entrepreneur ou en « prototype du travailleur de demain » s’est imposée : Luc Boltanski & Eve Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 1999 ; Pierre-Michel Menger, Portrait de l’artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme, La République des Idées, Le Seuil, Paris, 2002 ; Hélène Mugnier, Art et Management, Demos, Paris, 2007 ; Karine Lisbonne & Bernard Zurcher, L’Art avec pertes et profits, Flammarion, Paris 2007.. Dans ce cadre, l’entreprise est pour l’artiste une matière première, au sens économique du terme, et ce dernier bénéficie de moyens de production, de matériaux ou de compétences pour réaliser des œuvres qui s’insèrent naturellement dans son œuvre. Dans le cas envisagé ici, l’entreprise est davantage un écosystème à observer, un univers des possibles où il vient apporter sa subjectivité et sa vision, en accord avec sa pratique hors de l’entreprise. En miroir, les salariés n’en retirent ni savoir ni compétence mais une simple ouverture de l’horizon. L’œuvre n’est plus un « produit » mais une possibilité de « réconciliation », le résultat et la condition d’un partage commun d’expériences. Au sein d’un corpus, l’adéquation des œuvres réalisées dans le cadre de collaboration avec des entreprises – quelles qu’elles soient – et de celles réalisées dans d’autres contextes – qu’il s’agisse de l’atelier ou d’autres collaborations – est d’ailleurs l’un des critères majeurs pour juger la viabilité de telles expériences.

Dans ce tournant des siècles où la sphère corporate cannibalise les sphères publique et privée, plusieurs types de résidences en entreprise se sont développées – avec des finalités et des bonheurs divers. Ce texte s’intéresse à un type précis de résidence, celui où l’artistique l’emporte indéniablement sur le corporate, c’est-à-dire celui où aucun objectif ou réquisit lié à l’entreprise hôte – en termes, par exemple, de motivation, de communication ou d’accompagnement au changement – n’est assigné à l’artiste. Non pas un art de bureau, mais l’artiste temporairement au bureauDepuis maintenant une bonne décennie, des méthodes de mobilisation et de créativité, faisant de l’artiste un instrument RH et R&D, se sont développées. L’art y est secondaire, n’y étant pas une fin mais un moyen. De fait, toutes les expériences menées entre art et entreprise sont loin d’être semblables et leur diversité révèle un fossé dans la compréhension, l’engagement et les attentes des entreprises vis-à-vis de la création contemporaine. Entre la collaboration pour la réalisation d’un produit, la création d’un prix, la stimulation des équipes par le détour de l’art ou l’instauration d’un dispositif de dialogue entre les mondes de l’art et de l’entreprise, les différences sont patentes et les critères de valorisation variés. En un mot, celui où la liberté de chaque partie est assurée, garantissant l’intégrité des artistes et le respect des collaborateurs : l’artiste restant libre de se saisir à son gré d’un milieu apparemment inconnu ; les salariés et collaborateurs libres d’adhérer et de participer au déroulé d’une résidence.

Vue de l'atelier d'Igor Antic, 22e étage, Tour Vista, siège d'Eurogroup Consulting, 2008 © Igor Antic

En 2008, Bruno Caron, industriel breton et fondateur du groupe agroalimentaire Norac, lance Les Ateliers de Rennes, une biennale dont l’ambition – double signe des temps – est de créer un événement d’importance consacré à l’art contemporain dans une région qui en était jusqu’alors dépourvue et de « mettre en relation la création plastique contemporaine et l’économie au travers de l’un de ses principaux acteurs, l’entrepriseBruno Caron, Valeurs croisées, op. cit., p. 11. ». La programmation, intitulée Valeurs croisées et confiée à Raphaële Jeune, associe artistes « mimétiques » et artistes « in situ », soit ceux présentant des œuvres relatives à l’économie et à l’entreprise sans l’avoir expérimenté et d’autres ayant effectué les résidences mises en place par Les Ateliers de Rennes. Dans le cadre des SouRCEs (Séjours de Recherche et de Création en Entreprise), ces derniers furent immergés dans une quinzaine d’entreprise, majoritairement des entreprises du secteur secondaire appartenant au groupe Norac. Bien qu’éloignées de notre sujet, considérer ces expériences en contrepoint des résidences en entreprises tertiaire est une source d’enseignementIl faut également citer ici les résidences d’artistes mises en place par l’Espace d’art contemporain HEC, lieu pionnier du dialogue art et entreprise..

A posteriori et en insistant sur le besoin – indispensable – d’inscrire les résidences dans la durée, la commissaire décrit ainsi les SouRCEs : ce sont des « résidences d’artiste en entreprise où s’est éprouvée la possibilité pour l’art de s’infiltrer à l’intérieur même du monde du travail. Il s’agissait d’occuper le terrain, loin de la volonté colonisatrice de créer un nouveau territoire de l’art, dans un rapport d’échange, de confrontation des points de vue, où l’artiste aura fait autre chose que poser un simple regard sur un monde traversé d’enjeux humains, sociaux, économiques, sensibles. Il s’agissait de confronter ouvertement les registres, en invitant chaque acteur, artiste, salarié, dirigeant, à se risquer à la rencontrer, sans assurance d’un retour comptable sur investissementRaphaële Jeune, ibid., p. 21. Les SouRCEs sont documentées dans le catalogue des Ateliers de Rennes.. » Conclusion légitime et nécessaire à toute expérience de ce type, afin que l’art ne soit pas « récupéré » par des objectifs entrepreneuriaux. Ce qui ne signifie pas toutefois que l’entreprise hôte ne peut ou ne doit rien retirer de la présence temporaire d’un artiste en son sein. Dans un dialogue, deux personnes échangent ; les effets sont simultanés.

Dans le cadre des SourRCEs, Damien Béguet a produit avec la SAS Christian Faure une crêpe surgelée à la banane et au chocolat intitulée OUI ART, Mathieu Mercier une réplique de l’œuvre Fresh Window (1920) de Marcel Duchamp en collaboration avec la société de thermoformage en plastique Thermoformes. En matière de risque et d’inattendu, c’est sans doute la résidence de Claudia Triozzi chez SOREAL, fabricant de sauces alimentaires, qui fut la plus marquante. Ayant appris que l’abandon de la prime d’intéressement annuelle avait été annoncée peu avant son arrivée au sein de SOREAL, elle a souhaité reverser une partie de son forfait aux salariés sous forme de prime d’intéressement à l’art, soulevant ainsi une équation à trois inconnues : les valeurs de l’argent, de l’art, du travail.

Comme l’explique Raphaële Jeune, ces œuvres – dont on remarquera qu’elles prennent presque toutes la forme d’un produit issu d’une collaboration artistes/salariés, à l’exception des exemples de Marie Reinert, Claudia Triozzi ou d’Alain Bernardini – « témoignent de la richesse de cette problématique [du travail et des valeurs croisées], qui rejoint la question du statut de l’artiste et de sa production face aux nouvelles conditions économiques de nos sociétés hyper-industrielles ». En effet, que signifie pour l’artiste de transporter son lieu de travail de l’atelier dans l’usine, le bureau, l’open space ? De mesurer sa production, dont la côte est liée à des critères simultanément objectifs et subjectifsSur cette question de la valeur, voir Art Service, œuvre d’Igor Antic réalisée à l’occasion des Ateliers de Rennes, consistant en un concours lancé aux salariésdu groupe Norac développant une pratique artistique personnelle permettant à l’un d’entre eux d’exposer à ses côtés, voir p. 278-281 du catalogue., à l’aune d’une production économique et de consommation réelle ? Voici des interrogations auxquelles se trouvent confrontés les artistes en résidence, quelle que soit l’entreprise au sein de laquelle celle-ci se déroule.

De l’atelier à l’open-space

La vidéo de Carey Young, I Am A Revolutionnary (2001), est une réponse savoureuse et ironique à ces questionsL’ensemble de l’œuvre de Carey Young se révèle pertinente au regard des mutations du monde du travail. Voir www.careyyoung.com.. Nous y voyons l’artiste en train d’essayer d’améliorer sa diction de cette phrase ainsi que sa force de persuasion à la prononcer. Filmée avec son coach dans un espace de bureau de la City, elle s’évertue à (re)donner du sens à ce slogan si antinomique du lieu où elle se trouve et du « costume » qu’elle porte. Quel sens et quelle forme donner à l’action artistique dans un tel cadre – rempli de cadres –, c’est l’une des questions cruciales que se pose tout artiste en résidence en entreprise, dès qu’il a choisi de franchir le portillon automatique.

"I Am a Revolutionnary", 2001 © Carey Young - Courtesy Paula Cooper Gallery, New York

Dans un cadre identique à celui mis en scène par Carey Young s’est déroulée entre septembre 2006 et juin 2007 une expérience originale au sein de la Direction bancaire de la Caisse des Dépôts et Consignations, ParisL’expérience est documentée par l’ouvrage Bureau ISO – Regards sur un lieu de travail, Paris, 2008.. Suite à la donation de sa collection de photographies au Centre Pompidou, une résidence d’artistes d’un an a été organisée. Au nombre de trois, Blanca Casas Brullet, Simon Boudvin et François Fleury ont choisi d’associer à leur résidence des salariés volontaires. Dans une institution ne produisant rien de concret, la matière première « disponible » restait en effet les ressources humaines avec lesquelles les artistes ont décidé d’échanger. Ils ont transformé le bureau alloué en atelier, bibliothèque, studio de création, lieu de rencontre et de réflexion où se tenait notamment, tous les jeudis midis, des ateliers hebdomadaires. À chaque atelier correspondait un thème – « Piratez l’espace », « Inventez un nouvel emploi dans l’entreprise » –, soit des invitations à prendre en compte et possession de l’espace d’une manière renouvelée, en portant un regard neuf sur le lieu du travail et en exerçant une autre forme de créativité. Eux-mêmes néophytes dans cet univers professionnel, l’accompagnement par des habitués des lieux leur permettait d’en étudier plus facilement le fonctionnement. Ayant fait le choix d’une création en commun, ils ont finalement exposé leurs œuvres, en partie anonymement, aux côtés de celles des salariés lors de la Nuit Blanche 2007. La résidence d’artistes comme ouverture d’une espace de création non contrôlé au sein de l’entreprise.

Inévitablement, cette « délégation » du regard et de la pratique artistique a donné naissance à un autoportrait de l’entreprise et de sa culture, l’une des données du projet étant que les artistes tout comme les salariés devaient uniquement utiliser le matériel et les lieux de l’entreprise pour réaliser leurs œuvres. En conséquence, leur matière fut les fournitures bureautiques (classeurs, papeterie) et le mobilier (chaises, porte-manteaux, poubelles) tandis que le cadre – le lieu de tournage – en fut la salle d’attente, le couloir, le bureau, voire les toilettes. Les salariés ont ainsi pu envisager de façon active, en acteurs et non plus seulement en usagers, leurs espaces de travail quotidien afin d’inventer de nouvelles fonctions et de réinvestir de façon ludique un espace banalisé. Le salarié en résidence dans sa propre entreprise. Étrangement, aucune spécificité due à l’activité précise de ses salariés ne ressort des œuvres créées : leur sujet est la vie de bureau dans ses composantes physiques et administratives, traitée de manière décalée ou documentaire, donnant naissance à des formes artistiques traditionnelles, allant de la photographie documentaire et mémorielle au photomontage et à la photographie narrative et plasticienne. Sous l’impulsion des artistes, le bureau est devenu pour un temps un espace relationnel, fonctionnel et humain où les jeux avec les éléments de langage et du travail furent une manière de se réapproprier l’espace quotidien et, pour les artistes, d’investir un univers non légitime quant à sa pratique.

De 2008 à 2011, le cabinet de conseil en stratégie et management Eurogroup Consulting, situé à La Défense, a organisé un programme de résidences d’artistes en entrepriseUne série de cinq catalogues, téléchargeables sur http://www.eurogroup.fr/-La-Residence-d-artistes-, documente l’ensemble du programme et précise les œuvres et démarches abordées ici : quatre sont consacrés aux résidences, un cinquième à un retour d’expérience. Les citations non renseignées sont issues de ce catalogue. L’auteur de ce texte a accompagné le projet de la résidence.. Au nombre de quatre, celles-ci se sont succédées sur deux années au rythme d’une tous les six moisDans l’ordre : Igor Antic, janvier-juin 2008, Renaud Auguste Dormeuil, octobre 2008-janvier 2009, Barbara Noiret, avril-octobre 2009, et le Collectif 1.0.3, février-juillet 2010, pour les expositions Cabinet de Consultations, Black Out, REX (Retour d’EXpérience) et Specimen.. Né au sein de l’entreprise à l’initiative d’un consultant [Julien Eymeri, contributeur de Stream], non rattaché à la Direction de la Communication, ce projet est le fruit d’une réflexion menée sur l’établissement possible de parallèles entre le métier de consultant et la figure de l’artiste autour des notions d’intervention, d’échange et de création. Autrement dit, sur cette similitude entre un consultant travaillant dans une entreprise tiers – dont le cœur de métier ne lui est pas forcément familier – lors d’une mission à la durée déterminée à l’avance, et un artiste en résidence pour un temps donné loin de son atelier. La déclaration d’intention poursuit : « Le programme d’accueil pluriannuel se veut un laboratoire pour la création et un moyen de réfléchir au métier de consultant et à ses pratiques, d’en ouvrir les perspectives. Il vise à une meilleure connaissance réciproque des mondes de l’art et de l’entreprise. » Soit l’expression d’une volonté de rapprocher, sans but prédéfini, et de faire dialoguer des mondes qui, peut-être, se connaissant mal s’apprécient peu.

Quatre artistes ou groupe d’artistes ont alors eu la possibilité d’observer, de rencontrer et de nouer dans la durée des relations avec des collaborateurs de l’entreprise. Leur seul horizon était la production et l’exposition in situ, à la fin du temps imparti, d’une ou de plusieurs œuvres, ayant un rapport plus ou moins proche au cabinet, ses missions et son fonctionnement – et ceci de façon évidente puisque leur conception avait lieu sur place. Offrant du temps, de l’espace, des moyens de production et une rétribution forfaitaire, Eurogroup Consulting ouvrait ses portes à des artistes, aux démarches différentes mais tous intéressés par la rencontre avec un univers a priori opposé au leur. Pour chacune des trois parties, le risque était réel : les artistes s’immergeaient dans un contexte a priori inhabituel ; les salariés pouvaient adhérer, rejeter, rester indifférent, être bousculé ; l’organisation plongeait dans l’inconnu d’une expérience inédite – ce que le président d’Eurogroup Consulting résuma ainsi : « Il n’existe pas de norme relative à la place de l’art dans l’entreprise ». En effet, si chaque artiste a pu expérimenter, selon ses propres paramètres, un univers auparavant inconnu, de même, chaque collaborateur a pu, s’il le souhaitait, rencontrer l’art et les artistes sans qu’il soit question de prosélytisme ni d’obligation de participationÀ ce sujet, lire l’essai d’Ariane Berthoin Antal, chercheur au Social Science Research Center de Berlin, dans le cinquième catalogue de la Résidence d’artistes Eurogroup Consulting au sujet de la réception par les salariés du cycle de résidences : «  Manifeste, corporel et imprévisible : l’apprentissage organisationnel de la Résidence d’artistes ». Igor Antic : « La Résidence est un échange, une interaction intellectuelle et comportementale qui peut parfois découler d’une provocation ou d’une remise en cause. La recherche d’un consensus n’apporte rien. Si rien ne se passe, s’il n’y a pas de tension, ce n’est pas intéressant. L’harmonie ne donne pas forcément grand chose alors qu’un petit conflit… ».

Rétrospectivement, l’une des raisons ayant assuré la réussite du programmeUne autre raison avancée par les salariés est celle de l’existence du programme d’accompagnement (bibliothèque d’ouvrages consacrés à l’art contemporain, visites de musées et de galeries, séminaires de découvertes).tient probablement à la diversité des artistes invités, la succession des profils et d’expressions artistiques multiples (photographie, performance, installation, etc.) ayant mis en exergue des aspects différents de ce que le regard artistique pouvait retenir d’un tel contexte. De fait, chaque artiste s’est intéressé à des aspects particuliers du cabinet (son architecture, ses modes de représentation et de communication, son fonctionnement en réseau, ses relations humaines), et chacun a personnellement négocié son inscription – physique et relationnelle – dans l’entreprise.

Quand, après une vie nomade dans les étages, Igor Antic investit au bout de quatre mois de résidence une salle de réunion pour la transformer en atelier de production de ses œuvres, Renaud Auguste-Dormeuil occupe dès le premier jour la plus belle salle de réunion de la tour pour y installer son environnement perceptif Black Out. Alors que Barbara Noiret a centré sa résidence sur l’accompagnement de consultants en mission, le Collectif 1.0.3 a choisi de prendre progressivement « possession » de la Tour Vista en réalisant tous les quinze jours des sculptures éphémères à tous les étagesLe Collectif 1.0.3 : « Les sculptures ont permis de tisser le lien avec [les collaborateurs]. Nous leur proposions quelque chose très tôt dans la résidence, en nous montrant en train de travailler. Nous avons réalisé ces sculptures aux heures de bureau. Certains collaborateurs y ont reconnu une certaine technicité, d’autres la réalité d’un travail artistique in situ. Chacun réagissait en fonction de son goût pour telle ou telle sculpture. Se posait aussi la question de leur statut : ces sculptures devaient-elles générer de l’admiration ? De l’ironie ? Du doute ? C’était passionnant d’interroger ces valeurs relatives à l’art. ». De même, la manière d’entrer en relation avec les salariés a différé selon les artistes, chacun ayant choisi de « communiquer » selon une méthode propre : communication virale et mystérieuse associée à une présentation de type performative pour le Collectif 1.0.3, communication ciblée pour Barbara Noiret avec ses REXREX fait partie des premières images créées par Barbara Noiret. Grâce à un protocole simple (une réunion en interne = une œuvre réalisée puis restituée par mail aux personnes présentes lors de la réunion), l’artiste a mis en pratique et en art la notion de retour d’expérience (REX), en réaction aux réunions et décisions prises. Igor Antic a élaboré un processus similaire avec ses Notes d’étonnement qui, toutefois, n’ont pas abouti à la réalisation d’une œuvre., mise en avant de l’œuvre et non de l’artiste pour Renaud Auguste-Dormeuil, mise à contribution et au défi de la créativité des collaborateurs pour Igor Antic. De fait, l’interaction entre l’artiste et les salariés s’est chaque fois développée selon des modalités différentes, toujours en relation avec le tempo de chaque résidence, démontrant ainsi l’extrême diversité des approches artistiques. De nombreuses œuvres témoignent d’une « collaboration » volontaire ou involontaire des salariés avec les artistes, selon un spectre assez large : quand Igor Antic se saisit d’expressions et de paperboards anonymes, il travaille avec le « collectif » de l’entreprise ; quand le Collectif 1.0.3 réalise la vidéo La Conférence équitable mise à nue par ses célibataires, même (2010), il met en scène les séances de coaching dispensés par un consultant précis.

Au final, les quatre artistes ont créé des œuvres qui, au frottement de l’entreprise, témoignent d’une expérience commune. À ce titre, le fait qu’Eurogroup Consulting ait acquis – sur un budget séparé – tout ou partie des œuvres réalisées enrichit ce processus de porosité des mondes de l’art et de l’entreprise. A contrario d’une décoration cosmétique, la présence des œuvres à l’endroit même où l’artiste a souhaité les accrocher pour son exposition revêt un sens pour lui comme pour l’ensemble des collaborateurs. Leur caractère in situ les charge d’une intensité contextuelle et artistique leur permettant d’appartenir au patrimoine matériel et immatériel du cabinetIl en est ainsi de Urgent et Confidentiel (2008), œuvre d’Igor Antic installée en face de la cafétéria. Elle se présente sous la forme de cinq photographies associant des marcs de café et les prédictions qu’une voyante en a effectués. Né de l’observation de l’importance qu’occupait la consommation de café au sein du cabinet, Igor Antic a voulu établir un parallèle entre le travail du consultant qui doit faire appel à son intuition et aux outils à sa disposition (hypothèse permettant de faire émerger de manière rationnelle des scénarios, vocabulaire technique, outils graphiques…) pour prévoir le futur et la voyance qui vise les mêmes objectifs mais y aspire par des moyens différents voire opposés.. Ce que la résidence de Renaud Auguste-Dormeuil a souligné puisqu’à son terme il ne reste plus qu’une photographie, installée sur le « lieu du crime », pour matérialiser l’expérience et l’émotion suscitée par Black Out. « Avec cette photographie, je souhaitais créer une nouvelle image qui soit différente de celle qui a pu être vu pendant les cinq mois de Black Out. Elle est comme le négatif du projet, son empreinte renversée. Elle souligne aussi ce fait que l’art, comme Eurogroup Consulting, fabrique de la création immatérielle. En détruisant Black Out et en ne laissant qu’une empreinte différente de ce que les gens ont pu expérimenter, je fais appel au récit, à la parole, à l’intime. Pour parler de Black Out, les collaborateurs ne pourront que solliciter leur mémoire et leurs souvenirs. »

Plasticité des stratégies d’infiltration

Si l’on s’intéresse désormais aux œuvres réalisées, que nous apprennent-elles de l’entreprise, de la vie en open space et de son ressenti par des artistes que j’ai eu l’occasion d’appeler « ambassadeur de l’art », « anticorps », « caméléon » et « structure élastique » ?

Partagés entre salles de réunion et open space, les locaux de l’entreprise ont été envisagés et expérimentés dans toutes ses dimensions. Même, Barbara Noiret les a photographié à l’extérieur, dans les bureaux temporaires de consultants en mission. Postes de travail (2009) semble alors dresser un constat pessimiste sur l’uniformisation des cadres de vie au travail. Dans ces photographies réalisées chez BNP Paribas ou EDF, nous retrouvons invariablement ordinateurs portables et fixes, bombes aérosols, bouteilles d’eau, faux plafonds, léger désordre. Soit une architecture, un mobilier et une occupation standard de l’espace. En centrant toujours sa composition sur l’ordinateur central, l’artiste souligne la notion de réseau propre aux travailleurs du tertiaire et met en abyme la similitude voire l’interchangeabilité des espaces – aujourd’hui renforcée par l’installation de la série, voulue par l’artiste, au mur d’une « staff room » du cabinet. Au cours de sa résidence, Barbara Noiret a également accompagné des consultants à la SNCF, chez RFF, au SSA (Service de Santé des Armées), à l’Association Envie/Emmaüs, au Syndicat Mixte d’Aménagement de Mantes-la-Jolie, autant de lieux dont elle a rapporté des images qui documentent cette mobilité du consultant, effectuée avec des outils standard dans des espaces qu’ils ne s’approprient réellement jamais.

Cette impression de standardisation des lieux de travail, Barbara Noiret l’a également exprimé avec les diptyques Vista In/Out et Vista Out/In qu’elle a accrochés à proximité visuelle immédiate de leur contexte de production. Que dévoilent ces photographies ? Une isomorphie entre l’architecture du bureau intérieur et l’architecture extérieur des quartiers d’affaires, entre une tour de bureaux et une salle informatique. Bref, une vision que le regard documentaire d’un œil neuf, par sa pratique du relevé et de la mise en lumière, permet de révéler.

Les salles de réunion ont également fait l’objet d’interventions artistiques, notamment les cubes de verre du 22e étage. Lors de son exposition Specimen, le Collectif 1.0.3 a ainsi tendu un filet d’acrobates entre leurs murs de verre, formant un plafond de fils au-dessus de l’espace de réunion. Il créait donc un paysage sur lequel chacun pouvait projeter, en l’expérimentant, ses sensations et ses conclusions quant au sens à donner à ces œuvres intitulées Monsieur Prudence et Monsieur Conscience, du nom de collaborateurs réels du cabinet. Quelques mois plus tôt, Barbara Noiret en avait fait le théâtre d’une performance musicale, Partition pour une routine (2009), où un violoniste venait improviser en contrepoint d’une bande son mixée à partir des dialogues d’une réunion interne consacrée à l’élaboration d’une « propale ».

Barbara Noiret, "Partition pour une routine", 2009 © photo : Alain Goulard pour Eurogroup consulting

Enfin, toute la résidence de Renaud Auguste-Dormeuil a consisté à détourner la fonction d’une salle de réunion, la retranchant du monde de l’entreprise pour l’annexer au monde de l’art. Au sujet de cette œuvre pour laquelle il a entrepris de faire disparaître, nuit après nuit, les lumières éclairant Paris, l’artiste indique : « Black Out, œuvre d’infiltration plus que d’immersion, a fait le pari réussi d’un public ouvert et d’un dispositif fertile. L’originalité de la Résidence réside dans cette démarche, à mon sens hautement politique, de penser et de permettre l’expression de l’art dans l’entreprise. En assumant le rôle de l’art et en accompagnant sa présence dans l’entreprise, même quand cela est source de tensions, la Résidence assume ses responsabilités initiales et permet à l’artiste non de justifier sa démarche mais de parler directement d’art à un public captif et exigeant. Certes, le processus est long et empirique. Il demande des adaptations mais parvient à créer, au final, une expérience qui relève fondamentalement de l’art et de l’émotion. » Tel était le sens de sa démarche en privant l’entreprise d’un espace désiré et en introduisant de l’irrationnel au sein d’un univers supposé rationnel. Cette émotion qui fut celle des consultants expérimentant le Black Out fut également la sienne quand il s’aperçut éprouver avec difficulté le fait d’être constamment observé au travail. À la différence de l’espace protégé de l’atelier, une résidence en entreprise confronte l’artiste à une quantité d’autres regards subjectifs.

Expérimentant le premier le dispositif, Igor Antic s’est principalement intéressé aux langages des consultants, à leurs outils de travail et aux modes de représentations visuelles (powerpoint, slides). Et ceci, afin de permettre un « deuxième temps », un retour des collaborateurs non pas sur ce qu’est leur travail mais sur comment il l’exprime et en rende compte. De manière exemplaire, l’une de ses œuvres témoignent de la manière dont un artiste peut « retraiter » la matière à sa disposition. Intitulée I.A. Value Network (2008), elle prend la forme d’un chevalet sur lequel douze volets renferment 24 paperboards prélevés par l’artiste au sein du cabinet. À ses paperboards dont le sens lui échappait inévitablement, Igor Antic a superposé son sens propre par des commentaires et légendes transformant ces schémas opérationnels en dessins abstraits. L’outil du consultant se retrouvait ainsi déplacé dans le champ de l’art par des formules comme « Fusion des trajectoires au petit matin », « Du liquide en perspective et du blé à l’horizon » et « Crépuscule d’automne à La DéfenseOrgasmigramme (2008) met en exergue ce processus de déplacement du regard. Réalisé avec la contribution des collaborateurs, elle est une suite de slides constituant un portrait inconscient de l’entreprise et détournant de sa fonction utilitaire un outil professionnel.». Cette volonté d’association – de laquelle naît un nouveau sens – se retrouve dans l’œuvre Poka Yoke (2008), un casse-tête géant dont chaque élément porte des noms de consultants et des expressions recueillies par l’artiste lors de réunions (« prémiumiser des offres », « faire le deuil de sa mission »). Aux collaborateurs étonnés de sa compréhension et de sa restitution, Igor Antic répondit : « Ce que vous voyez est une partie de ce que j’ai retenu afin de réaliser les œuvres. C’est une certaine réalité qui n’est pas nécessairement celle que vous connaissez. Dans mon travail, il n’est jamais question de la vérité. Je donne à voir une image partielle, forcément transformée, de la vérité. »

"Poka-Yoke", Eurogroup consulting, 2008 © Igor Antic

Installé au 22e étage, dans la plus grande salle de réunion d’Eurogroup Consulting, le Planiscope version Eurogroup Consulting (2010) du Collectif 1.0.3 est une émanation de leur projet intitulé MISMA (Module d’intervention de sauvegarde de méthodologies artistiques). Il s’agit du report du contenu du serveur du cabinet à la date du 10 février 2010. Son point de départ : « desktop », à partir duquel s’élabore l’arborescence. À la fois sauvegarde de la mémoire de l’entreprise et double numérique de sa création immatérielle, il est un portrait collectif et contemporain. L’organisation des fichiers y reflète la structuration de la pensée, du travail et des archives. D’une taille inédite mais nécessaire pour contenir les milliers de fichiers du serveur, ce Planiscope met également en scène la place de l’individu dans le collectif, du singulier dans l’ensemble ainsi que le fonctionnement en réseau – en labyrinthe ? – de l’information.

Si on l’étudie attentivement, l’on aperçoit les dossiers consacrés à l’archivage des résidences d’artiste, signe que ces expériences ont été incorporées à l’ADN du cabinet, que leurs effets – plus que leurs résultats – s’apprécient dans les œuvres réalisées en son sein mais aussi dans la matière non saisissable des relations humaines tissées entre les artistes et les salariés. Insaisissable donc non quantifiable. Puisque la seule trace de ces expériences reste les œuvres accrochées aux murs du cabinet et que la présence des artistes n’a pas donné lieu à des activités au service de la structure invitante, les conséquences individuelles et collectives demeureront largement supposées. Ce que le président d’Eurogroup Consulting résume par cette série de questions et une réponse : « La Résidence d’artistes. Un actif intergénérationnel ? Un bon coup médiatique ? Un enrichissement immatériel réciproque ? Une tentative d’ouverture. »

À partir de quelques cas choisis se dessine un panorama des possibilités d’immersion de l’art dans le monde de l’entreprise. Si l’on s’interroge sur la profusion actuelle de telles expériences – associées à toutes ces œuvres grâce auxquelles les artistes articulent une pensée critique sur l’entreprise et l’économie avec une volonté de recherche formelle –, il suffit de penser que l’art, depuis le début du xx e siècle, n’a cessé de repousser ses frontières. De la toile au mur, de la sculpture à l’installation, de l’objet à l’environnement, de la réalité au virtuel, et donc logiquement de l’atelier à l’usine et l’open space. En annexant au monde de l’art des univers qui lui était jusqu’à présent étrangers, en s’installant au cœur de la sphère économique pour créer des œuvres qui s’en font l’écho transformé par la recherche artistique, les résidences d’artistes en entreprise sont à la fois un formidable espace de possible pour la création et une source d’enseignement inégalable pour comprendre l’entreprise d’aujourd’hui puisque les informations qu’elles transmettent sont faites de chair et non de chiffres.

(Cet article a été publié dans Stream 02 en 2012.)

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