Pourriez-vous nous présenter votre parcours vers les questions de prospective urbaine et la manière dont, avec La Fabrique de la Cité, vous concourez au débat sur la ville ?
Je préside La Fabrique de la Cité, un think tank spécialisé dans la prospective et les innovations urbaines créé en 2010 à l’initiative du groupe Vinci. Il me plaît de définir mon parcours comme « baroque », puisque j’ai commencé par des études littéraires avant de passer des concours administratifs puis d’occuper notamment le poste d’administrateur des services de l’Assemblée nationale, dont la mission consiste à aider le législateur dans ses fonctions, en termes de législation et de contrôle du gouvernement, sur des sujets aussi variés que la défense, la géopolitique ou l’énergie. Puis j’ai rejoint le groupe Areva sur des questions de prospective internationale, d’enjeux climatiques et énergétiques. Mes différentes fonctions m’ont donc toujours amenée à travailler avec ou pour des think tank, ce qui a renforcé mon désir de collaborer à la fois avec des gens qui pensent et des gens qui font.
Bien que relativement ignorante des problématiques urbaines à l’époque, La Fabrique de la Cité a ainsi attiré mon intérêt. J’y ai retrouvé une dynamique de projet qui m’était familière, proche de celle du secteur de l’énergie, notamment les sujets stratégiques et géopolitiques, qui nécessitent d’impliquer des acteurs qui n’ont pas les mêmes manières de voir le monde pour développer une vision à long terme. Entre un ingénieur très opérationnel, un architecte concepteur ou un sociologue de la mobilité, il devient nécessaire de trouver des manières de croiser les regards et les mots. Je m’intéresse au monde dans toute sa complexité, que ce soit dans le domaine de l’énergie, de la politique ou des grandes questions stratégiques ; en cela, la ville est un merveilleux terrain, puisque les sujets urbains sont un concentré de complexité. La Fabrique de la Cité cherche à saisir cette complexité pour essayer de la comprendre, plutôt que la dompter, et la partager avec ceux qui travaillent sur le sujet.
L’idée de La Fabrique de la Cité est d’aborder les différentes échelles du territoire et d’essayer de comprendre ce qui se joue dans les tensions entre le très local, le national et l’international. Nous avons commencé modestement avec l’idée de nous constituer en observatoire des « bonnes pratiques » ; je n’affectionne pas particulièrement l’expression, mais elle illustre bien notre ambition d’explorer les expériences intéressantes à l’œuvre dans le monde. Notre marque de fabrique se définit ainsi par deux dimensions : l’international et la transdisciplinarité. L’enjeu est de comprendre les changements en cours dans nos villes et dans nos vies, nés de la prise de conscience des enjeux environnementaux, mais également de la montée en puissance de la révolution numérique, avec ses répercussions sur les formes d’intelligences complémentaires et parfois concurrentes à l’œuvre dans les sujets urbains.
L’observatoire s’est ensuite enrichi de la dimension de « fabrique » pour devenir un lieu de croisement des regards et de construction d’une vision commune, ou du moins de compréhension partagée des grands enjeux qui sont les nôtres, ce qui passe inévitablement par la confrontation des savoirs, la sensibilisation et l’apprentissage. C’est important parce qu’il me semble que nous souffrons d’une véritable dévaluation de la formation continue en France. Nos cursus généralistes nous laissent croire que nous savons tout à vingt ans, et que nous saurons toujours nous adapter ensuite, sous prétexte que nous avons réussi tel concours ou tel diplôme. Mais un acteur de l’urbain, une entreprise ou un élu, n’a pas la diversité d’outils ni les connaissances nécessaires pour faire face à des sujets tels que l’urgence climatique, qui recouvre des concepts et des réalités scientifiques extrêmement difficiles à aborder. Avec La Fabrique de la Cité, nous cherchons à offrir une sorte de formation continue et collective aux acteurs de l’urbain. Le concept de « métabolisme », avec les flux qu’il sous-tend, est à ce titre très juste, car nous devons également être en mouvement et nous former en permanence pour repousser les murs de nos esprits et parvenir à appréhender ces réalités urbaines complexes, ce qui ne va pas naturellement de soi dans un pays qui survalorise le diplôme initial.
Avez-vous le sentiment que nous voyons émerger de nouvelles approches disciplinaires de l’urbain avec les porosités croissantes entre le secteur public et le secteur privé ?
Je vous disais que je ne connaissais pas grand-chose à l’urbain avant La Fabrique de la Cité, mais l’un de mes bagages intellectuels en la matière, c’était ce recueil des grands arrêts de la jurisprudence administrative que j’ai eu à apprendre par cœur pour préparer les concours administratifs. On y trouve notamment, sous des signatures prestigieuses – je pense à Léon Blum qui fut conseiller d’État avant la carrière politique qu’on lui connaît –, les arrêts de la fin du xixe et du début du xxe siècles, au moment où se construisaient les réseaux de gaz, d’électricité et d’assainissement qui font la ville moderne. Se dessinait là une longue histoire des relations entre le public, le privé et les rôles de chacun dans la recherche de l’intérêt général, qui ont conduit à l’édification de ce que nous considérons comme la ville contemporaine. Mais je suis attachée à l’idée que l’entité publique n’est pas la seule habilitée à œuvrer à l’intérêt général. Un boulanger, qui fabrique quotidiennement du pain dans un pays qui en a fait son emblème, y concourt tout autant. L’architecte, en construisant un bâtiment auquel on s’identifie et dans lequel on habite, participe lui aussi à l’intérêt général. Il est donc urgent de briser cette séparation statique entre public et privé, en particulier lorsqu’il s’agit de traiter d’enjeux globaux comme le climat ou les inégalités sociales, défi auquel de nombreuses villes du monde sont confrontées. Cette porosité entre public et privé me semble la seule à même de résoudre des sujets aussi complexes. Aucune ville, aucune entreprise, aucun État, aussi puissant soit-il, ne saurait apporter seul une réponse aux enjeux de la construction durable et de l’inégalité sociale dans l’espace public.
De façon générale, j’ai l’impression que l’époque que nous vivons est une sorte de « renaissance », à rebours de la vision très négative de l’Anthropocène, qui met l’accent sur ce que nous avons fait de mal. Je suis fascinée par la manière dont certains acteurs de l’urbain, en sciences sociales, en sciences de l’ingénieur ou en architecture, tentent d’articuler les enjeux du monde physique avec ceux du monde numérique. Le fait que nous soyons sur une courbe d’apprentissage sur ces sujets, à la recherche de nouveaux équilibres, est vraiment passionnant. Le but n’est pas de chercher à construire un monde stable, mais de parvenir à atteindre des équilibres qu’il faudra reconstruire en permanence. Les approches pluridisciplinaires, tout comme le numérique, ont un véritable rôle à jouer dans cette recherche d’équilibre. Notre époque n’est pas celle de la manifestation des limites de l’humain, mais au contraire de son génie, symbolisé notamment par le numérique. La « grande accélération » qui accompagne l’Anthropocène est autant celle des déséquilibres en matière environnementale que celle du déploiement de nos capacités technologiques. Nous en avons fait la démonstration en live en développant en moins d’un an de nouveaux vaccins pour juguler une pandémie inédite. Nous sommes témoins avec cette crise d’une accélération prodigieuse de la capacité à lutter contre un phénomène nouveau, ce qui nous amène à réfléchir sur d’autres accélérations potentielles. Nous quittons progressivement le monde linéaire pour adopter des modes de raisonnement exponentiels et des logiques circulaires. La circulation des idées autour de la question environnementale me semble à ce titre tout à fait neuve, mais pour reprendre l’exemple des vaccins, nous voyons bien que ce sont les écosystèmes qui ont fait circuler aussi bien les idées que l’argent qui ont réussi.
Cette dimension exponentielle du savoir met en jeu l’intelligence humaine, l’intelligence technique, mais également ce que l’on appelle l’« intelligence collective ». De ce point de vue, nous voyons émerger la nécessité d’un renouveau des formes démocratiques à l’ère où tous les systèmes d’information sont bousculés par les nouvelles technologies. Les villes sont l’endroit le plus intéressant pour l’observer, car elles ont cette force transversale qui s’appuie sur un lieu. Elles donnent corps à l’intelligence collective en offrant des capacités de mobilisation dans l’espace et dans le temps, formant ainsi depuis toujours le dernier rempart de la démocratie.
Il me semble que le grand enjeu des années à venir sera de donner des preuves par l’exemple de ce que l’intelligence collective peut réaliser dans les villes.
La façon dont le numérique a été mobilisé de manière innovante durant la pandémie de Covid-19 a par exemple permis de repenser la place de ce dernier en ville, au-delà du modèle un peu dépassé de la smart city. À Singapour, en plus du traçage, les outils numériques ont permis d’indiquer aux gens les conditions d’accès aux parcs urbains ou la fréquentation des bureaux de poste et des supermarchés, leur donnant ainsi l’autonomie de décider de leurs déplacements en fonction de leur état de santé et de leur niveau de risque face au virus. Il me semble que ce micro-exemple montre bien une façon d’utiliser toute l’intelligence de la ville au service de la décision individuelle et du bien-être collectif.
Cette période est passionnante par le défi que nous nous lançons.
Ce n’est pas un défi au monde ou à la nature, mais un défi à nous-mêmes. Évidemment, nous devons faire face à ce que nous avons créé, mais tout ne peut être seulement perçu sous un prisme négatif. Le progrès a tout de même sorti des milliards de gens de la pauvreté, certes au prix de déséquilibres environnementaux forts, mais aujourd’hui nous en avons pris conscience et c’est un nouveau défi à résoudre, qui pour moi s’inscrit profondément dans la nécessité d’inventer un nouvel humanisme, car ce que nous avons oublié au xxe siècle, c’est bien l’humanisme. Je crois que nous revenons à cette dimension profondément humaine d’animal politique qui nous permet de réconcilier la nature et la culture.
De votre expérience au sein d’un groupe industriel, puisque La Fabrique de la Cité dépend de Vinci, comment le travail d’un think tank peut-il influencer le « do tank » ? Et comment partager cette somme d’expériences en France et à l’international ?
Je travaille depuis maintenant treize ans dans ce monde de l’industrie, que je trouve assez fascinant, notamment en tant qu’historienne de formation, pour sa capacité à mener des projets de long terme, pensés pour durer des décennies, voire plus. Échanger avec des opérationnels qui ont une culture d’ingénieur est vraiment passionnant. Le travail d’un ingénieur dans un groupe de construction consiste principalement à régler une suite de problèmes pour parvenir à une solution technique. Au départ, le dialogue avec les sciences sociales tournait donc surtout autour de la question de l’innovation, mais il s’est beaucoup enrichi ces dernières années en y ajoutant la dimension fondamentale du sens. Nous sommes passés d’un sens unique du « penser » vers le « faire » à une logique circulaire. C’est cette méthodologie de circulation des idées et des capitaux chez des chercheurs, des décideurs publics, des donneurs d’ordres ou des citoyens, que nous cherchons à porter au sein du projet d’Université de la ville de demain, pour la mettre au service de la question climatique et environnementale. Notre démarche vise à établir un circuit court entre le think et le do.
Ce projet d’Université de la ville de demain est né d’une rencontre avec Bertrand de Feydeau, président de la fondation des Bernardins et de la fondation Palladio, qui réunit de nombreux acteurs de l’immobilier et, plus largement, d’acteurs de la ville. Nous nous sommes retrouvés autour de valeurs humanistes, mais également autour du constat que pour assimiler ces nouveaux savoirs et partager une compréhension commune des enjeux urbains, il fallait créer un lieu de rencontre, un cadre d’échange avec des rendez-vous réguliers. Nous avons mis à profit cet écoulement très particulier du temps de la pandémie pour mettre en place des collectifs d’acteurs avec, à la même table, le président de Rungis, un promoteur immobilier, un expert des mobilités, un chef d’entreprise, etc., pour préparer cette université à l’été 2021. La méthode et le cadre de l’université permettent de susciter un désir d’apprendre, une volonté de travailler ensemble, mais offre également la liberté de sortir des cadres de ce que l’on fait habituellement. C’est un projet d’intelligence collective qui cherche à exposer des problèmes et à y répondre ensemble, plutôt qu’à se les renvoyer sans jamais les résoudre.
Nous voyons se développer des initiatives de ce type dans de nombreux pays, avec notamment des réseaux de villes qui créent de l’intelligence collective au-delà des réseaux institutionnels classiques. Là encore, je crois que la crise sanitaire a joué un rôle. Après le confinement très serré du printemps 2020, nous avons vu émerger une réflexion collective sur la manière d’utiliser l’espace public en temps de pandémie. Les villes ont tenté de nombreuses choses, que l’on peut mesurer au nombre de « coronapistes1 » construites ici ou là, et de façon plus générale via les stratégies de neutralité carbone. Ce maillage d’expériences et de méthodologies partagées dans l’ensemble de ces villes du monde est vraiment fascinant. Là encore, c’est un effet de la crise, au sens où rien ne ressemble plus à une ville sous couvre-feu qu’une autre ville sous couvre-feu, alors que nous n’aurions jamais eu l’idée de comparer Paris à Bogota ! De ce point de vue, nous vivons un moment de l’universel humain, puisque nous avons partagé les masques, les gestes barrières, le gel hydroalcoolique, etc., dans l’ensemble de nos villes. Je crois qu’il y a véritablement quelque chose à construire sur cet universel vécu en live, qui pourrait être très utile pour aborder les questions environnementales et climatiques.
Mon héritage français cartésien m’inviterait à organiser, recenser et évaluer toutes ces expériences. Il me semble pourtant que nous nous trouvons dans un moment de foisonnement si particulier que nous devons le laisser abonder, voire le provoquer. La création d’observatoires me semble tout de même intéressante pour capter à 360° ce qui est en train de se passer. L’utilisation de grands symboles également, comme les Champs-Élysées, Notre-Dame, Central Park ou Times Square. Utilisons ces lieux qui parlent à tout le monde pour réinjecter de la connaissance et des questionnements auprès du grand public. Ces grands projets emblématiques peuvent agir comme des piqûres de rappel permettant à chacun de prendre conscience que l’on appartient au même réseau neuronal. Les métropoles étant en concurrence, je ne doute pas que si une ville comme Paris transfigure les Champs-Élysées, par exemple, d’autres villes suivront, en réaménageant plus durablement leurs territoires emblématiques.
N’oublions pas cependant l’incertitude. Nous avons parlé de ce matériau avec lequel nous devons travailler qu’est la complexité, mais il y a également l’incertitude, car sur des sujets comme le changement climatique, présenté comme une certitude catastrophique, il reste pour le meilleur et le pire beaucoup d’incertitudes, qui mériteraient d’être véritablement explorées, afin de nous y préparer. Nous retrouvons là le terme ambivalent et difficilement saisissable de « résilience ». La question est de savoir comment de nouvelles formes d’intelligence peuvent nous permettre de construire des formes de résilience. C’est un sujet complexe, difficile, parce que nous avons la certitude de l’horloge qui tourne, mais également l’incertitude profonde de ce qui peut se passer à l’avenir. Les villes, de ce point de vue, vont devoir faire preuve d’une grande capacité d’adaptation face à un contexte éminemment incertain sur lequel elles n’ont que très partiellement la main.