Voix off de la vidéo – Première partie
(Anomalies construites, Julien Prévieux , 2011 – Vidéo HD, 7’41)
Après le vote du mois de novembre dernier, j’ai rejoint l’équipe des meilleurs géo-modélisateurs du monde. L’attribution par Google du statut de « super-modélisateur » vient de changer de protocole et nous sommes, en tout et pour tout, un peu moins de soixante-dix utilisateurs à pouvoir revendiquer ce titre, ce n’est pas rien. Avant de faire l’apprentissage du logiciel de modélisation d’architecture SketchUp, j’étais aux prises avec une véritable mélancolie, je n’avais fait depuis des années aucun travail sérieux, et la plupart du temps je commençais et terminais mes journées avec un manque absolu d’intérêt pour celles-ci. Plus jeune, j’avais suivi une formation de designer d’intérieur mais j’ai toujours voulu être architecte. Je pense avoir trouvé dans la fabrication de modèles 3D pour Google Earth une manière de me réaliser. Depuis mes premières ébauches, dès que j’ai su pousser et tirer des surfaces et des arêtes dans le logiciel, je n’ai jamais cessé de fabriquer des tables, des chaises, des étagères, des placards, des commodes, des maisons, des ponts, des monuments et des gratte-ciel. Mon premier modèle à avoir passé le processus de sélection de Google est apparu dans Google Earth en 2008. Ce jour-là, j’ai ressenti une véritable excitation et une certaine fierté, sentiments partagés par tous les géo-modélisateurs qui, comme moi, sans pour autant que leurs modèles aient été de qualité équivalente aux miens, ont vu leurs constructions publiées. Mes amis ne comprenaient absolument pas pourquoi j’étais si passionné par ce projet ; certains trouvaient même cette activité étrange ou se moquaient de moi, « le modélisateur modèle » comme il m’appelait, en me demandant quand est-ce que j’arrêterai de jouer avec mes allumettes en 3D. J’ai toujours aimé les constructions en allumettes de toute façon. Mon père avait entamé la réalisation d’une tour Eiffel à échelle 1/20e, qu’il dut abandonner faute de place alors que tous les impatients, jaloux ou porteurs de toute autre intention négative du même ordre, lui avaient prédit un échec certain, faute de temps. Je ne l’ai saisi que plus tard mais, comme lui, j’aime cette impression de mieux comprendre comment s’organisent les monuments, les bâtiments, les villes, pourquoi les choses sont telles qu’elles sont… C’est une vraie solution quand on se sent submergé, une thérapie architecturale en quelque sorte : vous ne construisez pas de forteresse, vous habitez le monde avec le monde lui-même. Et quand il n’y a rien dans SketchUp, il y a ce sol plat très vert, le dégradé de bleu du ciel et les axes x, y et z. Il doit sembler difficile de l’imaginer sans l’avoir expérimenté mais l’environnement de travail du logiciel donne immédiatement l’envie de construire et de faire de son mieux. J’aimerais qu’il y ait plus de géo-modélisateurs à Taïwan, aussi je vais mettre en place une communauté qui sera en mesure de construire Taipei plus rapidement. Bien sûr, j’aime aussi l’idée d’un développement sur le long terme. Je me rappelle cette scène dans Piège de Crystal quand les terroristes allemands s’emparent du Nakatomi Plaza Building de Los Angeles. Ils sont devant des tables couvertes de maquettes de tous les bâtiments que la compagnie va construire dans le monde. Et à un moment, il y a ce personnage joué par Alan Rickman qui se rappelle qu’Alexandre le Grand, à son retour de la vallée de l’Indus, verse des larmes devant l’étendue de son empire. Des larmes de joie parce qu’il a tout, et de tristesse, parce qu’il n’a plus rien à conquérir. Impossible de l’admettre tout à fait mais le chantier est clos. Moi, je ressens quelque chose comme un sentiment d’euphorie, et je profite de n’en être encore qu’au début du commencement.