Coworkworlds : des communautés d’expériences

  • Publié le 3 mai 2022
  • Patricia Lejoux
  • 8 minutes

Patricia Lejoux est chercheuse en urbanisme. Elle vient de publier un rapport de recherche sur le coworking en région Auvergne-Rhône-Alpes – financé par l’ANR (Agence Nationale de Recherche) – explorant les répercussions de ce nouveau mode de travail sur les mobilités et le territoire. Y a-t-il une différence entre « coworking des villes » et « coworking des champs » ?

Patricia Lejoux est chercheuse en urbanisme. Elle s’intéresse aux nouveaux modes d’organisation du travail et à leurs répercussions sur les mobilités et les territoires, ce qu’elle explore dans un rapport de recherche sur le coworking en région Auvergne-Rhône-Alpes, financé par l’ANR : Coworkworlds : Durabilités et spatialités des pratiques de mobilité des coworkers – 2018-2021. On y découvre entre autres qu’il n’existe pas de « coworking des villes » ni de « coworking des champs » !

Il est difficile de quantifier les espaces de coworking sur le territoire français tant leur définition est imprécise entre tiers lieux et espaces de travail intégrés dans des programmes plus vastes, tels que les hôtels ou les gares. Comment avez-vous qualifié ces lieux dans votre recherche et quelles observations spatiales en avez-vous tiré ?

 

En effet, il existe un flou dans la détermination des espaces de coworking, y compris dans le milieu académique. Dans notre étude, nous avons choisi de définir ces espaces selon trois critères. D’abord, il s’agit de lieux dédiés à une pratique nouvelle du travail, mixant les codes du domestique et du lieu de travail, par la présence d’un coin cuisine ou d’un salon par exemple. Mais il s’agit avant tout de lieux dédiés au travail, outillés en conséquence et équipés d’imprimantes, de bureaux, de salles de réunion et d’une connexion haut débit. Ceci nous permet de différencier les espaces de coworking des tiers-lieux qui peuvent avoir d’autres fonctions que le travail. Le dernier critère a trait à la dimension collective des espaces de coworking, puisque ceux qui les fréquentent poursuivent une volonté d’échange, de partage et de collaboration. Là encore, ce critère nous permet de préciser leurs caractères et de les distinguer d’espaces de travail locatifs comme les télécentres d’affaires ou les pépinières d’entreprises.

Selon ces critères, nous comptions 126 espaces de coworking en région Auvergne-Rhône-Alpes en 2019, avant la pandémie. La crise sanitaire a provoqué la fermeture de certains d’entre eux, mais d’autres ont ouvert depuis, ce qui nous a amené à en comptabiliser 168 en 2021, en conservant la même définition. Nous avons remarqué qu’il existe deux types de territoires d’implantation privilégiés : le centre des métropoles, et les petites villes ou bourgs qui polarisent les espaces ruraux. Contrairement aux espaces péri-urbains ou aux villes moyennes, on y observe une surreprésentation des espaces de coworking par rapport à la répartition de la population active.

Vous révélez que la typologie des espaces de coworking n’est pas corrélée à leur localisation sur le territoire, contrairement à ce que l’on pourrait penser.

 

En effet, nous avons identifié 4 types d’espaces de coworking. Ce qu’on appelle le « coworking business » correspond avant tout à une activité commerciale dont la communication est basée sur l’accès à un réseau professionnel. Dans ce registre on peut retrouver des chaînes d’espaces de coworking, ou des espaces spécialisés sur certains secteurs d’activité comme les médias ou le web. Cette typologie correspond à l’image traditionnelle que l’on se fait du coworking, en particulier en Ile de France, mais la proportion de ces lieux est assez marginale sur le territoire que nous avons étudié.

Le « coworking d’opportunité » correspond à une activité secondaire pour une entreprise cherchant à rentabiliser des locaux trop grands, par exemple.  Bien que l’espace de coworking porte dans ce cas une activité économique spécifique, l’objectif est aussi de côtoyer d’autres secteurs d’activité, plus par ouverture d’esprit que pour créer de nouvelles collaborations.

Le « coworking de camaraderie » est, quant à lui, motivé par la sociabilité. Il s’agit souvent de petits espaces créés par des jeunes indépendants pour sortir de leur isolement et entretenir des relations avec des collègues de travail.

Le dernier type, que nous appelons le « coworking d’ancrage », est souvent le point de départ d’un nouveau projet professionnel ou personnel, porteur de sens et d’utilité collective. Ceux qui gèrent ces espaces cherchent à développer une communauté qui dépasse le cadre de l’espace économique de coworking pour gagner le territoire. Cette ambition se traduit par des activités d’animation ou par la réversibilité de l’usage des lieux, transformant l’espace de coworking en cinéma le soir ou en équipement public hors saison lorsque celui-ci est implanté dans un lieu touristique.

Alors que nous pensions retrouver le coworking d’ancrage essentiellement dans des territoires ruraux et le coworking business dans le centre des métropoles, il s’avère qu’il n’existe pas de « coworking des villes » ni de « coworking des champs ». Notre typologie des espaces de coworking construite à partir des motivations de leurs créateurs ne recoupe pas une typologie territoriale : on retrouve le coworking d’ancrage aussi bien dans des espaces ruraux, des villes moyennes que le centre des métropoles. Il est possible que cette typologie ne se retrouve pas dans certaines régions, notamment en Ile-de-France où l’effet « métropole mondiale » peut accentuer la présence du « coworking business » et diminuer celle du « coworking d’ancrage ».

Sur le territoire d’Auvergne-Rhône-Alpes, nous avons principalement observé de petits espaces de coworking, accueillant entre 6 et 30 travailleurs. Passé ce ratio, le choix est fait d’ouvrir un nouvel espace pour ne pas mettre en péril la dimension collective, constitutive de la raison d’être de la plupart des espaces de coworking. En effet, la littérature scientifique fait état d’une perte de sens du collectif dans le travail et de l’entrée dans une époque individualiste à partir des années 80. Mais le coworking fait émerger une nouvelle façon de créer du lien et son succès en France est un corollaire à la montée des questionnements relatifs au sens du travail.

Avez-vous identifié des profils-type de travailleurs fréquentant les espaces de coworking ?

 

Pierre Rosanvallon parle dans son récent ouvrage Les épreuves de la vie du projet d’émancipation qui émerge face à l’épreuve d’un quotidien empli d’incertitude, d’exploitation ou de discrimination. Constituer une communauté est l’un des outils de la résistance, mais celle-ci ne se forme pas selon des caractéristiques socio-démographiques ou socio-économiques. Elle se construit autour de trajectoires, d’expériences communes et d’aspirations nouvelles. Et c’est cette communauté d’expérience qui est à l’origine du choix de pratiquer le coworking. Plus que des caractéristiques socio-démographiques (âge, etc.) ou socio-économiques (PCS, revenu, etc.), les coworkers ont en commun d’avoir vécu des expériences similaires qui fondent un rapport identique au travail, au lieu de résidence, à la mobilité.

Nous avons réalisé une enquête par questionnaire auprès de 377 coworkers et nous avons observé qu’ils possédaient des profils plus diversifiés que présupposé. La proportion d’hommes (54%) est proche de celle des femmes (46%), alors que nous nous attendions à un public essentiellement masculin, ce qui distingue la pratique du coworking de celle du télétravail.  Ensuite, la proportion de jeunes de 26 à 35 ans (44%) est à peu près équivalente à celles des 36-55 ans (47%) car les espaces de coworking sont souvent fréquentés par des personnes en reconversion professionnelle ou des salariés d’entreprises internationales et non pas uniquement par des travailleurs indépendants. Certains gagnent très bien leur vie, d’autres beaucoup moins. Le véritable point commun que nous avons identifié entre les usagers des espaces de coworking est leur niveau d’études puisque 65% d’entre eux ont un bac+4 et plus. Il s’agit donc d’une pratique qui concerne surtout des personnes ayant un capital culturel très élevé.

Autre fait marquant, la fréquentation d’un espace de coworking est généralement une pratique de court terme, ce qui induit un turn over important des usagers. Le coworking touche une population assez mobile qui change éventuellement de lieu de vie en même temps que d’orientation professionnelle.

Vous développez une réflexion sur la mobilité que vous considérez à la fois dans sa dimension spatiale et dans sa dimension sociale. Expliquez-nous.

 

Les arguments avançant la réduction des déplacements et des émissions de CO2 constituent un faux débat. Les enjeux soulevés par le coworking en termes de mobilité ne résident pas dans une substitution entre mobilité virtuelle et mobilité physique, d’autant plus que le coworking crée des déplacements plus qu’ils n’en suppriment, la plupart des coworkers travaillant à leur domicile avant. La véritable question est d’envisager la mobilité dans sa dimension sociale autant que spatiale, à savoir les déplacements physiques (déplacements quotidiens, déplacements professionnels à plus longue distance ou mobilité résidentielle) et les déplacements dans l’espace social (reconversion professionnelle, changement de statut social, etc). Cette définition large de la mobilité nous a permis de caractériser les modes de vie des coworkers, que nous avons décliné à trois échelles de temps :

— À l’échelle de la journée, les coworkers cherchent la proximité et la sociabilité : ils veulent maintenir une séparation claire entre la vie personnelle et la vie professionnelle, éviter l’isolement social lié au télétravail, et ancrer leur vie quotidienne dans la proximité (se déplacer à pied, à vélo, faire des courtes distances en voiture).

— À l’échelle de l’année, les coworkers cherchent un lieu accessible et bien desservi, à proximité d’une gare TGV par exemple, et à développer un réseau professionnel et amical.

— À l’échelle d’une vie enfin, le choix résidentiel (aussi bien le nomadisme que l’ancrage, mais toujours motivé par la recherche d’un cadre de vie de qualité) et le sens du travail sont fondamentaux.

Le coworking a-t-il souffert de la crise sanitaire ?

 

En 2021, nous avons mené une nouvelle phase d’enquête auprès des gestionnaires des espaces de coworking de la région Rhône-Alpes afin de comprendre l’impact de la crise sanitaire sur leurs espaces. Environ 80% des répondants restent confiants dans l’avenir du coworking et avancent deux arguments : l’évolution du rapport au télétravail, notamment en ce qui concerne les entreprises, et la saturation du télétravail à domicile qui, s’il est bien vécu durant deux ou trois mois, n’est pas voué à devenir un cadre de travail habituel. Il y a donc de bonnes chances pour que cette pratique continue à se développer.

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