Lorsque la Fondation Palladio a décidé de créer un institut pour convier tous les acteurs de la production de la Ville à venir échanger sur les problématiques de l’immobilier et de la cité, elle a cherché à en marquer l’acte fondateur. Aussi a-t-elle organisé au Sénat fin 2010 un colloque qui a réuni plus de 200 acteurs, dont nombre de dirigeants des sociétés les plus concernées, et a convié Michel Serres à mettre en perspective ses débats.
C’est lui qui, devant une assistance conquise, et avec son talent inimitable, nous a donné le cap de la réflexion à mener. Fixant avec espièglerie au milieu des années 1970 la fin du néolithique, il nous a fait comprendre que nous devions focaliser nos réflexions sur l’émergence d’une « société des urbains », expression d’une nouvelle civilisation dominée par l’urbanisation, manifestée par la constitution de nouveaux types d’espaces (« PaLoBru », comme il nomme, par exemple, le grand triangle Paris, Londres, Bruxelles), à l’adressage immatériel et à l’urbanité à réinventer.
Depuis lors, l’institut Palladio consacre ses différents cycles annuels à interroger cette « société des urbains » en devenir, afin d’en comprendre un peu mieux la nature, les territoires, les habitants, les usages et les valeurs susceptibles de lui donner sens et dimension collective.
Au confluent de quatre révolutions
C’est que le temps court que nous vivons, la cinquantaine d’années de ce début de siècle, s’avère, comme le souligne Jean Viard, la période dont nos descendants des années 2300 à 2400 diront qu’elle aura constitué un tournant décisif dans l’histoire de la planète. Quatre révolutions y convergent en effet, qui provoquent un choc majeur et vont imposer un nouvel ordre du monde, en rupture avec celui dont nous avons hérité des siècles passés :
- La deuxième orientation majeure tient dans l’urbanisation de la planète qui amène à ce que le surcroît de population attendu dans les cinquante ans soit équivalent au surcroît attendu dans les seules aires urbaines. Ce phénomène tient à la fois à l’incapacité de la civilisation rurale à absorber une telle croissance, et a contrario, à la capacité des villes à créer du développement et de l’activité économique sur la base de l’échange et de l’accumulation du savoir qu’elles autorisent. Pierre Veltz souligne cette entrée dans une économie post-industrielle du savoir et du relationnel qui impose le phénomène urbain comme moteur du développement économique permettant de relever le défi que les démographes nous annoncent pour demain.
- L’allongement de la vie, en tout premier lieu, qui donne à la démographie mondiale un caractère totalement nouveau. Alors que la transition démographique oriente la quasi-totalité des pays vers une baisse de la natalité et, surtout, de la fécondité donc de la capacité de renouvellement des générations, le recul de la mortalité fait s’allonger la durée de la vie et permet à quatre générations, dans les pays développés, de se connaître et de se partager en même temps l’occupation d’un même territoire. La croissance de la population planétaire tient désormais plus de ce phénomène que du développement nataliste. Il porte en lui l’émergence d’une importante population de seniors et la relativisation du poids des jeunes, eux-mêmes confrontés à un bouleversement des conditions de remplacement de leurs aînés.
- C’est aussi pourquoi la troisième révolution que nous affrontons dans ce même laps de temps est celle d’un développement durable et responsable. La croissance mondiale liée à l’allongement de la durée de la vie, hors catastrophes majeures, doit se combiner avec son accumulation dans les zones urbaines. La confrontation avec la ressource naturelle, la maîtrise d’un « métabolisme urbain » en risque de déstabilisation grave, la gestion optimisée des ressources collectives s’imposent dans l’urgence et remettent en cause, sans délai, les pratiques insouciantes et dispendieuses du bien commun. Un développement plus responsable s’impose si l’on veut éviter que la croissance urbaine ne tourne à la catastrophe et au chaos. Mais la solution urbaine, par la densité qu’elle impose, est aussi, peut-être, la seule réponse à la maîtrise de la croissance planétaire annoncée.
- Enfin, la révolution du numérique, en particulier par la dématérialisation du nombre d’échanges qu’elle autorise, bouleverse à vitesse accélérée le rapport des individus tant aux dimensions physiques et spatiales de leur existence, qu’à la distance, et donc au temps, nécessaires à l’exercice de leurs activités. La maîtrise de ces nouvelles technologies, l’importance des innovations qu’elles autorisent vont transformer profondément la notion de « limites » et de « territoires » au sein desquels les générations anciennes étaient tenues de confiner leurs échanges. La redéfinition de l’espace-temps, de la mobilité et de la vitesse des échanges fait exploser la notion de ville, physiquement définie du fait de sa vocation de lieu d’échange. Elle ne permet toutefois pas de générer une ville « hors sol », mais nécessite la redéfinition de l’espace public, celui de l’échange physique, de la recherche du sens collectif et d’une nouvelle urbanité.
Un monde organisé par l’urbain
Dans ce contexte, c’est bien le développement urbain qui apparaît structurant, comme le souligne Michel Lussault. Il définira la bonne marche ou non d’une civilisation globalisée en cours de construction et toutes les autres dimensions socio-économiques lui sont subordonnées.
- Le système de valeurs lui-même, quelle que soit la zone du monde, devra relire à la lumière du monde urbain des cadres spirituels ou de pensée, des coutumes et des pratiques majoritairement élaborés et mûris au sein d’une société rurale et toujours marqués par cette origine, même si des évolutions profondes se sont déjà produites. Les soubresauts communautaristes doivent dans cet esprit être davantage appréhendés comme faisant partie de cette mise à jour des groupes que comme un conflit entre valeurs et coutumes issues d’horizons incompatibles, même si cette réalité existe parfois. Dans ce sens, la généralisation du monde urbain apparaît comme un intégrateur puissant de ce monde en cours d’unification et débouche sur de nouvelles valeurs synonymes de nouvelle urbanité.
- L’échange mondialisé au sein de ce monde urbain fait également resurgir les analyses visionnaires de Fernand Braudel sur les « Villes Monde » désormais issues d’un phénomène de métropolisation paroxystique. Une chaîne mondiale de grandes métropoles constituera ainsi l’armature de la nouvelle société, qui concentrera les pôles de recherche, de production et de financement les plus performants. L’émergence des mégapoles apparaît dès lors plus comme la conséquence d’un phénomène d’optimisation des échanges économiques pour créer le développement que comme une migration démographique subie de populations chassées par la misère des zones qui ne sont pas susceptibles de nourrir leurs populations d’origine.
- Au-delà de ces villes à vocation mondiale, le phénomène de métropolisation apparaît comme le moteur du développement et le gage de la réussite, aux différentes échelles des territoires nationaux. L’analyse des crises les plus récentes (en particulier celle de 2008) confirme ce phénomène qui voit l’emploi et le PIB résister mieux dans les territoires capables d’optimiser le relationnel et le foisonnement entre offres et demandes. Au-delà de la chaîne des « Villes Monde », c’est donc une armature territoriale de métropoles d’échelles différentes qui tend à s’affirmer, appuyée sur une mobilité accrue entre elles et l’éclatement des espaces de production, d’habitat et de consommations diverses liés à la possibilité d’échanges dématérialisés. Dans ce sens, l’espace des urbains apparaît être constitué de territoires, parfois émiettés, où la ville dense ne constitue qu’une composante qui concentre mémoire, pouvoir et savoir, au sein d’un espace aux limites difficiles à appréhender et aux formes disparates.
- C’est en effet la redéfinition de l’espace-temps qui caractérise ces nouveaux territoires urbains où, comme le souligne Jean Viard, le choix de l’habitat, barycentre de ménages cherchant à optimiser leur relation aux divers usages offerts par la ville, devient prépondérant. La limite de la ville ne se perçoit plus physiquement à travers des limites visibles (des portes d’antan aux affreuses « boîtes à chaussures » des entrées de ville de la fin du siècle dernier). Elle se dissout dans la campagne des villages annexés et réinventés (cf. Le village métamorphosé de Pascal Dibie), elle prend corps dans la capacité à accéder au maximum de services proposés, elle substitue à la porte, symbole de pierre de nos ancêtres, un écran d’ordinateur ou de tablette numérique qui permet aux urbain de connaître à la fois de l’ensemble de l’offre aux urbains et les modalités pour en profiter.
De la ville au territoire urbain : l’adaptation permanente
La substitution du territoire urbain à la ville de nos pères repose sur la propension de celui-ci à proposer aux nouveaux urbains un maximum de services, sur l’amélioration permanente des moyens d’y accéder (mobilité) et sur la capacité à repousser les limites spatiales ou financières de l’exclusion.
Elle repose donc sur plusieurs principes :
- L’innovation permanente, principalement du fait de l’économie numérique, mais pas seulement, qui permet de proposer aux urbains un mode de vie en perpétuelle évolution, en particulier en matière de rencontres et d’échanges, sa maîtrise voire son pilotage, mais aussi la possibilité du « quant à soi » et du repli identitaire sans pour autant perdre le moindre contact avec l’offre collective.
- La mobilité sans cesse améliorée qui repousse les limites spatiales grâce à la masse d’informations disponibles en temps réel sur l’offre urbaine et l’amélioration des modalités permettant d’y accéder : développement des moyens collectifs de se déplacer et, en particulier, des nouvelles formes de solidarité et de partage privés. En cela, les limites de la ville apparaîtront lisibles dans l’enclavement ou l’isolement de zones où la mobilité chute brutalement, avec les dérives socio-politiques qu’on ne manque pas d’y observer.
- La souplesse d’usage des bâtiments destinés à accueillir les différents types d’activité afin d’optimiser les déplacements et de concentrer dans les nœuds de l’armature du territoire un maximum d’offres possibles selon la période qui les justifie. La chronotopie des bâtiments et le polyusage des sites deviennent dès lors la clé d’un espace public plus concentré et animé, et le moyen d’une minimisation des déplacements nuisants, depuis les lieux d’habitation d’où ils émanent principalement. En cela, même s’il reste essentiel par sa fréquence et sa récurrence, le trajet domicile/travail n’est plus la dimension essentielle de structuration du territoire.
On voit donc que la ville de demain ne répond plus à un schéma simple, et spatialement restreint, d’organisation de la Cité dans sa vocation d’abriter ses habitants et de favoriser leur relation première au travail dominant, puis aux services publics et, enfin, aux lieux centraux de l’échange marchand.
La nouvelle métrique du temps a fait exploser celle de l’espace, la diversité des usages attendus de la ville risque d’imposer une multiplication des lieux, et de rendre plus difficile le dialogue avec la nature dans des territoires où ville et campagne se retrouvent mêlés. Cela débouche sur la gestion d’un univers complexe et difficile à appréhender. Le choix de l’habitat devient central dans la stratégie des ménages pour maîtriser un système à n dimensions où aucune ne domine plus vraiment (travail, vie de famille, loisirs, consommation de services publics ou privés, événements culturels…). Et dans cet univers en permanente complexification, la tentation de la maîtrise par les normes et la règlementation apparaît de plus en plus dérisoire.
C’est davantage sur la régulation et la gestion de la contiguïté de ses espaces, comme le prône François Jullien, sur l’adaptabilité permanente de la ville à ses propres évolutions que l’urbain de demain doit pouvoir compter. Il doit imaginer, quasi en temps réel, les solutions autorisées par les technologies nouvelles pour répondre au défi de l’urbain généralisé dans un territoire où l’urbanisation ne saurait l’être.