La charte de Verstohlen : ce qui ne peut être volé
Philippe Chiambaretta : Antoine Fenoglio, pourriez-vous nous expliquer ce que recouvre concrètement le design with care dans votre pratique créative de designer ?
Antoine Fenoglio : Tout au long de son histoire, le design s’est majoritairement mis dans la roue du développement du capitalisme et, par là même, a simplifié le rapport de chacun aux objets et favorisé la réification de nos vies. Le design a favorisé depuis un siècle un rapport basé sur l’usage, avec des solutions quasi exclusivement anthropocentrées. Il fallait que les choses soient confortables à l’usage pour les corps, et qu’elles aient un usage économique : une plus-value pour écouler les surcroîts de production, comme le dit le philosophe Pierre-Damien Huyghe, ce qui a mis de côté tous les champs vitaux de la bonne santé physique et psychique, de notre rapport à la société et à la biodiversité.
Bien sûr sensible à la philosophie du care, mais pas que, le Design with care est pour nous une manière d’influencer par un complément de pensée une pratique du design trop tournée vers la performance créative, de passer à un mode d’attention. Ce programme nous a permis de nous appuyer sur nos vingt-cinq ans d’expérience du design pour enrichir cette pratique en y apportant un regard nouveau via l’approche par les vulnérabilités, sur des bases de conceptualisation, mais aussi de représentation graphique ou de tangibilisation par des objets, des services, des espaces – ce qui reste classique et parfois nécessaire, mais cela se complète aujourd’hui par le design de milieux et de capacités.
Ce filtre du prendre soin, de l’attention, élargi bien sûr à la question des individus, mais aussi aux questions sociétales et environnementales, crée la possibilité d’une approche beaucoup plus systémique du design. Le grand apport du Design with care, à mon sens, est qu’il renforce l’idée que le design ne peut se passer de dessein et propose une manière de définir et de faire vivre ce dessein. L’objectif est de redéfinir la diversité de nos interactions avec le monde, de voir comment un mode de création permet d’aider à repenser nos usages du monde, comment il va dessiner de nouveaux possibles et, en premier lieu, nous donner le sentiment d’être en capacité d’agir. La porte du Design with care ouvre vers ce sentiment capacitaire qui va au-delà de la pure question du soin. Elle accompagne plus largement une volonté de redéfinir des mondes cohérents dans lesquels on se sente habiter.
Philippe Chiambaretta : Cynthia Fleury, vous plaidez pour une « société du care ». L’éthique du care représente-t-elle une nouvelle intelligence de notre rapport au monde dans ce contexte anthropocénique ? Comment le « prendre soin » met-il en avant nos interdépendances entre hommes, mais aussi avec le vivant ?
Cynthia Fleury : En fait, je ne « plaide » nullement pour une « société du care », ou une « éthique du care » appliquée à tous les champs de la société, comme si cela relevait d’une nouvelle novlangue. Je ne suis d’ailleurs pas une « philosophe du soin ». Mon travail est basiquement celui d’une enseignante-chercheuse en philosophie politique et morale, qui interroge la qualité des processus d’individuation et comment ils se relient (aux), et soutiennent, les outils – institutionnels ou non – de la régulation démocratique.
Prenons la charte du Verstohlen qui défend le type de modélisations et d’expériences que nous « designons » pour penser et vivre en contexte anthropocénique : l’enjeu est à la fois de ne pas nier les failles systémiques que nous allons endurer collectivement et individuellement, comme de ne pas simplement les subir, sans possibilité d’invention ou de résilience. Notre travail n’est pas étranger à la réflexion latourienne autour du « détail », sans parler des différents philosophes de l’« éthique du vivant » qui savent à quel point la dimension planétaire, terrestre, biosphérique, n’a strictement rien à voir avec la globalisation telle que nous l’entendons économiquement, voire idéologiquement. La mondialisation dans sa version globalisée et non terrienne renvoie à du réductionnisme, de l’uniformisation dangereuse. La dimension planétaire est constellaire, micrologique, elle est indissociable de la «révolution du détail », défendue par Latour. Le détail est une manière de saisir la sophistication de cette dimension planétaire qui renvoie à des équilibres écosystémiques très fins, à des lois de coopération créatrice extrêmement sophistiquées et qui demandent, au contraire, d’être très attentif à la singularité des choses, des systèmes endogènes, des milieux, etc., et pas du tout dans cette espèce de surplomb morne, qui passe totalement à côté du pacte d’intelligence fort qui existe entre les éléments de la vie.
Quand nous élaborons nos dispositifs de «design capacitaire », nous cherchons précisément à investir ces dynamiques de coopération, d’alliance créatrice, de «fonction soignante en partage » qui existent entre différents acteurs d’un écosystème. Et il ne s’agit nullement de s’en remettre au «collectif », comme s’il était lui-même une vision unifiée, une entité pure. Ces «vécus collectifs » sont très pluriels, et refondent les relations entre singularités. Le «verstohlen », c’est le «furtif », ce qui ne peut nous être volé, ou comment nous, sujets, individus, patients, citoyens, tel ou tel, nous pouvons expérimenter et faire évoluer tout système de gouvernance, local, national, international, par la prise en considération des vulnérabilités endogènes, qu’elles relèvent des blessures, des manques, des inégalités ou, plus banalement, des formes de conflictualité, de résistance, d’évitement. Ce paysage mental, imaginaire, d’«effondrement », nous y résistons, par la production d’une praxis de résistance qui est celle du «faire » indissociable du «penser ».