Le nouvel âge de la ville
Ce big bang date d’il-y-a soixante ans, c’est notre préhistoire. C’est là que se trouve la rupture essentielle, planétaire, dans l’apparition soudaine d’un nouvel âge, celui de l’urbanisation discontinue, zonée par fonctions, composée de poches branchées sur les voies rapides, dans un refus de la rue. Nous sommes déjà passés à un autre âge alors même que celui-ci se poursuit ou se prolonge ailleurs, décalé, chaque région du monde ayant son scénario, ses politiques, ses flux économiques, et partout les plus pauvres restent toujours plus nombreux à être attirés par la métropole comme ultime espoir.
Ainsi, c’est bien avant 2000 que naît ce sentiment de traverser une époque qui s’est avérée en évolution constante, avec ses couches contradictoires successives : celle des champs de betteraves disponibles, à travers lesquels les tuyaux des voies rapides venaient couper les territoires et préparer les futures enclaves… Une époque qui vit les efforts publics passer le relais aux investissements privés, la planification être discrètement mise en veille et les schémas de l’urbanisme moderne furtivement abandonnés par tous les ateliers d’urbanisme européens. Les cités HLM se transformèrent alors en ghettos pour les plus pauvres, et même si tout fut essayé en matière de politique de la ville, de réhabilitation mais aussi de style architectural, le plus grand chaos continua à s’installer. L’espace urbain est un vertige, et quand les « villes globales » décrites par Saskia Sassen apparaissent, elles sont le signe que nous ne sommes déjà plus dans le même âge de la ville.
Le commerce mondial accéléré par les liens immatériels et la nécessité de retours rapides sur investissements poussent au court terme et au contournement de tout plan d’urbanisme dans beaucoup de pays.
Notre pays vit une situation luxueuse, comparée à beaucoup d’autres, mais la crise constante prend, années après années, un visage différent. Le temps et l’énergie des habitants sont gaspillés, l’air devient irrespirable, les transports publics restent insuffisants, le danger croît pour ceux qui ne sont pas protégés. La question n’est pas quantitative. Le grand changement ne réside pas seulement dans le basculement vers une majorité d’urbains, mais dans ce bouleversement du monde depuis soixante ans, avec l’apparition d’une conscience écologique, et ce chantier permanent, qui le sera toujours, nous devons l’espérer. Car pour ceux qui agissent sur l’espace, qui est un aspect du phénomène urbain, il faut partout continuer à transformer, calmer ou relancer, reprendre, réparer, reconstituer, relier, revivre dans ces villes poussées trop vite.
Stream : Ressentez-vous une modification radicale de nos rapports à l’espace-temps, notamment sous l’effet de l’omniprésence des technologies numériques ?
Christian de Portzamparc : C’est une deuxième révolution. Le numérique a accéléré les calculs, la gestion des données, des grands nombres. Avec Internet, le câblage sous les océans et la maîtrise ultra-rapide des flux d’information à distance, notre relation à l’espace est absolument transformée… L’espace n’est plus le même car il n’est plus le seul médium. Cette transformation fait merveille. Étant codée par un langage, l’information transmissible et stockable semble absolue et « suffisante » pour combler le besoin vital d’échange. L’idéologie de l’époque est celle de l’information parce qu’elle est reine de la communication, du commerce et des transmissions d’ordres. Du management donc.
La première fois que nous avons utilisé un GPS dans une voiture de location, à Dallas, pour nous rendre à plusieurs rendez-vous dans la ville, il y a de cela presque vingt ans, tout sembla d’abord simplifié : « Next stop, turn right »… Mais nous regardions encore la ville en essayant de comprendre l’espace, si bien que voulant aller vers ce que l’on voyait, nous nous trouvions souvent en contradiction avec les ordres du GPS. Après plusieurs fausses sorties sur les mauvaises bretelles, nous avons compris qu’il fallait oublier toute tentative de se situer dans la ville, sous peine de se perdre. Il fallait se laisser guider par la voix, la flèche du satellite nous conduisant dans le lacis des tuyaux des voies rapides. Il fallait ne pas voir la ville, refuser que notre corps s’y oriente.
Avec les communications immatérielles, l’homme vit une dichotomie, et parfois même une rupture, entre espace matériel et immatériel. Nous vivons maintenant une ville (j’emploie toujours ce mot, à dessein), un espace à couches disjointes, à structures disloquées. Notre relation espace-temps se transforme.
Les étapes successives du progrès des communications, cette quête ancienne de l’homme pour s’affranchir des distances, ont à chaque époque imposé leurs lois sur l’espace urbain, parce qu’elles en ont toutes changé la pratique, depuis la roue en passant par l’imprimerie, le train, l’automobile, le téléphone ou aujourd’hui Internet. Les territoires résultent des équipements conçus autour de ces artefacts.
L’étape industrielle de la vitesse mécanisée a conquis les distances, lancé ses tuyaux de voies rapides, enclavé des zones. L’étape des communications immatérielles nous donne l’impression d’annuler ces distances et d’accélérer les échanges, créant un nouvel espace, le cyber. Elle a rendu possibles de nouvelles urbanisations autour du tertiaire dans des zones plus lointaines ou laissées pour-compte. Malgré leur éloignement des centres, leur manque de viabilisation, des quartiers naissent que la ville sépare, et les blocages, les quasi-ghettos apparaissent.
Nous vivions l’espace physique comme une continuité absolue, qu’il fallait parcourir de proche en proche pour connaître et pratiquer. Jean Pierre Vernant soulignait que les Grecs rapprochaient toujours Hermès, le dieu du voyage et du commerce, et Hestia, la déesse du foyer, et avec Bruno Queysanne nous y avons vu une définition de la ville. Séjourner ou se déplacer sont constamment nos deux modes d’« usage du monde » comme le disait Nicolas Bouvier. La grande ville, la métropole, n’est plus cet espace physique continu, elle ignore les hiérarchies de proximités physiques. On n’y parlera plus « d’emboîtement d’échelles » (Lussault). L’espace n’unit plus. Nous vivons une « déspatialisation » sur le plan physique. L’espace n’est plus le seul médium des liens, les avancées techniques éliminent du voyage le temps, et annulant la contrainte de l’espace, elles le vident aussi de sa réalité.