Erwan Bouroullec : Oui, parfois les gens disent créer leur propre paysage. Notre objectif n’est pas d’imaginer un environnement de travail parfait dans lequel le téléphone aurait un emplacement prédéfini. Certaines personnes aiment disposer de rangements pour tout ; d’autres, avoir de la place pour laisser traîner leurs affaires ; et d’autres, tout avoir à portée de main. Notre travail consiste à rendre tout cela possible et, surtout, à ne pas restreindre qui que ce soit dans un cadre.
Ronan Bouroullec : Une vie dictée par une organisation maladive, dont quelques concepteurs ingénieux seraient responsables, me semble rebutante.
Lucia Allais : Vos projets sont-ils ancrés dans le présent dans la mesure où l’état actuel des choses, par ses besoins et ses manques, vous pousse à créer ? Ou bien témoignent-ils d’une vision pour le futur, d’une anticipation permanente ?
Erwan Bouroullec : Le problème n’est pas dans le futur. Normalement, les usages interdisent de manger à son bureau, ou d’avoir un endroit où lire un livre. Notre design encourage des modes de vie qui préexistent.
Ronan Bouroullec : Récemment, j’ai lu quelque chose où Duchamp écrivait : « Les choses étaient meilleures par le passé, parce qu’il n’y avait pas de solutions et conséquemment pas de problèmes. » Aujourd’hui, il y a pléthore de solutions et nous sommes submergés par les problèmes. On dit souvent que le progrès est synonyme de développement permanent de nouvelles solutions, applications ou fonctions. Nous en avons pris le contre-pied : notre modèle de bureau ne cherche pas le surplus d’options. De nos jours, par exemple, si vous avez une tasse de café, la tasse a sa place particulière ; vous avez un vase, le vase a sa place ; un crayon, le crayon a sa place. Tout est divisé en petits carrés : on crée une fonction pour chaque activité… Peu d’inventions sont réellement inventives. La question définitivement posée par notre bureau est la suivante : « De quoi a-t-on vraiment besoin ? » Et surtout : « Nous est-il impossible d’offrir une page vierge, de telle sorte qu’on puisse tout simplement poser sa tasse ? Et si quelqu’un veut un vase, que cette personne sorte l’acheter et le mette tout naturellement sur la table ? »
Lucia Allais : Cela confère à vos créations une aura presque magique de simplicité. La table est un objet très simple qui se distingue par ce qui lui manque – elle n’a rien de superflu – et la combinaison infinie d’usages qu’elle permet.
Ronan Bouroullec : La simplicité et l’humour sont des conditions préalables à l’émergence d’un ensemble naturel. Ainsi, quand un utilisateur veut déménager quelque chose d’un endroit à un autre, il n’a qu’à penser à la façon d’y parvenir en termes purement physiques, et ne pas avoir à se soucier de la question sociale ou psychologique : « Comment puis-je expliquer aux autres que j’avais simplement envie de le faire ? » Quand les gens entreront en contact physique avec ce système, ils seront poussés à changer les choses de place et ne se sentiront plus inhibés. Ils auront l’impression, au contraire, que la table a été profondément comblée, attendant que s’y produise quelque chose.
Entretien réalisé par Lucia Allais extrait de Ronan et Erwan Bouroullec publié aux éditions Phaïdon en 2003.
(Cet article a été publié dans Stream 02 en 2012.)