Le sujet de la psychanalyse et de la théorie critique est quant à lui un esprit pensant pur, désincarné, monolithique et transcendentalement séparé du corps. Mais ce concept du sujet ne peut expliquer les effets sur la conscience que des choses telles des traumatismes cérébraux ou des accidents vasculaires cérébraux peuvent avoir, désactivant parfois certaines capacités mentales ou souvenirs très spécifiques. Rien n’est dit non plus sur notre relation aux autres êtres vivants ou comment la conscience émerge également chez d’autres organismes, seulement de manière qualitativement différente du fait d’un matériel (ou « hardware ») neurologique et sensoriel différent mais néanmoins tout aussi réel. En déconstruisant la dualité sujet/objet, l’on continue dans la voie du décentrage de l’humain dans la lignée de Copernic et de Galilée.
Mais qu’est-ce exactement que la matérialité de l’esprit ? Qu’est-ce qui structure les tendances et les capacités de la conscience ? Le sujet psychanalytique est basé sur une vision en table rase du comportement humain, un esprit né tel une page blanche et dont la structure est intégralement déterminée par l’expérience, l’éducation parentale, la socialisation, l’acquisition du langage, etc. (c’est le « modèle des sciences sociales standard », ou SSSM). Mais cette conception de l’esprit est en train d’être évincée par les découvertes de différents discours tels que la neurobiologie, la psychologie cognitive ou évolutionniste, la primatologie et l’anthropologie. Ces découvertes mettent en évidence une compréhension plus fine et plus empirique d’une conscience qui est toujours incorporée au sein d’un « hardware », des architectures neuronales spécifiques issues d’un processus évolutif.
La contribution principale de la psychologie cognitive et évolutionniste à une théorie de la subjectivité ne vient pas de son insistance sur l’idée que tout comportement possède une fonction d’adaptation, mais plutôt de l’intégration d’une théorie computationnelle de l’esprit. Cette nouvelle approche de la compréhension de l’esprit reconnaît le cerveau comme un organe de traitement de l’information. L’esprit ne s’assimile pas à tous égards à un ordinateur mais partage néanmoins avec lui la caractéristique fondamentale du traitement des informations – via les neurones plutôt que les cellules musculaires proprement dites. D’après les psychologues évolutionnistes Leda Cosmides et John Tooby, « la psychologie évolutionniste est basée sur la reconnaissance du fait que le cerveau humain consiste en une large collection de dispositifs computationnels fonctionnellement spécialisés qui ont évolué de manière à résoudre les problèmes d’adaptation régulièrement rencontrés par nos ancêtres chasseurs-cueilleurs. Étant donné que les êtres humains partagent une architecture universelle issue de l’évolution, l’ensemble des individus ordinaires est assuré de développer un ensemble de préférences, de motivations, de cadres conceptuels partagés, de programmes émotionnels, de procédures de raisonnement et de systèmes d’interprétation spécialisés qui sont caractéristiquement humains –des programmes qui sous-tendent la variabilité culturelle exprimée et dont les schémas constituent une définition précise de la nature humaine… »Leda Cosmides et John Tooby, Center for Evolutionary Psychology at UCSB, www.cep.ucsb.edu/cep.html..
En d’autres termes, l’esprit est préprogrammé et constitué de modules mentaux spécifiques – issus d’un processus évolutif –, de tendances et de capacités définissant les façons dont il est capable de penser et de faire l’expérience du monde. Ces biais reflètent l’expérience des près de 84 000 générations du genre Homo ayant vécu avant la révolution industrielle, ainsi que des sept générations qui leur ont succédé.
Les sciences humaines, mais surtout les arts, entretiennent un rapport tendu avec le sujet de l’évolution biologique, teinté d’une méfiance envers la pensée évolutionniste en général et la psychologie évolutionniste en particulier, en raison de plusieurs incompréhensions fâcheusesAnselm Franke et Ana Teixeira Pinto, « Post-Political, Post-Critical, Post-Internet », Online Open, 8 septembre 2016, www.onlineopen.org/post-political-post-critical-post-internet.. Par exemple autour de l’idée que la compétition est au cœur de l’évolution – ce qui semble offrir une justification naturaliste aux élans les plus sombres de l’être humain, tels que la cupidité et le racisme –, ou de celle que formuler l’humain via le prisme de la biologie est réducteur, ne permettant pas de saisir son essence mêmeS. Pinker « Science Is Not Your Enemy », New Republic, 6 août 2013, https://newrepublic.com/article/114127/science-not-enemy-humanities.. Mais ces peurs sont ancrées dans une méconnaissance de la véritable science de l’évolution, de sa force créatrice et du mystère qui enveloppe ses découvertes en cours sur l’esprit. C’est d’autant plus regrettable que l’évolution est pour moi de la majeure et unique force créatrice de l’Univers, ce qui se rapproche le plus de ce qu’on pourrait appeler un « créateur » – et pour laquelle il existe des preuves. C’est un processus plutôt qu’une divinité. Un beau processus fractal de différenciation à l’infini. Pris dans le sens élargi d’évolution cosmique, c’est le processus derrière tous les processus.
Darwin a mis en évidence le double mécanisme de la sélection naturelle et de la sélection sexuelle comme responsable de l’évolution des formes des plantes et des animaux. Nous savons toutefois aujourd’hui que d’autres processus y prennent part, notamment la dérive génétique aléatoire non adaptive, ainsi que les contraintes morphogénétiques des matériaux dont sont faits les organismes, plantes ou animaux. Presque toutes les plantes de la planète suivent ainsi le même schéma générique de croissance des feuilles, divergeant d’un angle qui est typiquement de 137,5° déterminé par les propriétés émergentes des matériaux des cellules végétales, dont le collagène et d’autres protéinesBrian Goodwin, How the leopard changed its spots: the evolution of complexity, London, Phoenix, 1997. .
La compétition biologique n’est qu’un des modes d’interaction entre les organismes. L’idée d’une compétition immorale au cœur de l’évolution biologique dérive d’une autre incompréhension fâcheuse. La survie du plus apte est en effet une caractérisation erronée des véritables mécanismes de l’évolution biologique : il n’y a pas de hiérarchie au sein de laquelle les organismes entreraient en compétition pour être optimal ou dominant. L’adaptation ressemble davantage à un paysage dynamique, constamment changeant, avec des pics et des vallées temporaires associés aux conditions locales d’aptitude sélective, jamais durablement stableFrank J. Poelwijk et al., « Empirical fitness landscapes reveal accessible evolutionary paths », Nature, vol. 445, 25 janvier 2005.. Les organismes biologiques n’existent pas en opposition les uns avec les autres mais sont co-originaires et connectés à travers des liens de causalité complexe. La compétition biologique n’est qu’un des modes d’interaction existant entre organismes. Il ne s’agit que d’un des états des interactions selon la théorie des jeuxCharles C. Cowden, « Game Theory, Evolutionary Stable Strategies and the Evolution of Biological Interactions », Nature News, Nature Publishing Group, 2002, www.nature.com/scitable/ knowledge/library/game-theory-evolutionary-stable-strategies-and-the-25953132. à la manière des différents états des matériaux physiques (solide, liquide, gazeux). Au lieu de cela, la dynamique fondamentale de l’évolution cosmique repose sur la contingence sous-jacente de la réalité. Est contingent ce qui est imprévu ou aléatoire et ce qui est inévitable – les contingences accidentelles des mutations ainsi que les contraintes contingentes de l’environnement forment les morphologies des plantes, des animaux, des quasars et des protons. Ce n’est pas la compétition qui est au cœur de l’évolution mais l’interdépendance de l’ensemble du vivant et, à un niveau d’ordre cosmique, le changement et la transformation inévitables de toute chose.
Bien que fondamentalement motivé par des préoccupations d’ordre éthique tels que l’équité économique et sociale, le mode de réflexion principal de la théorie critique semble décrire une réalité en perpétuel état de lutte ou de précarité, « pathologie » liée au capitalisme, au néolibéralisme et aux « modalités hégémoniques » du pouvoir qui orchestrent nos vies à leurs propres fins. On parle parfois de ces puissances comme si elles étaient dotées d’une conscience ou d’une faculté d’action propres, avec leurs propres besoins, désirs et puissances causales, en évoquant « ce que veut le capitalisme » par exemple. Les signes et « symptômes » de ces forces cachées sont compulsivement déchiffrés et révélées. Pas étonnant dans ce contexte que le « diagnostic » de la société, décrite comme en souffrance perpétuelle, provienne du prisme d’un discours médical datant du début du vingtième siècle. Bien que le monde soit loin d’être parfait et que la conscience politique ait pris plus d’ampleur que jamais, la métaphore de la maladie n’est pas la plus appropriée pour décrire les luttes continuelles des êtres vivants : y a-t-il jamais eu d’époque sans souffrance ? Il n’est probablement pas pertinent non plus d’anthropomorphiser des systèmes sociaux émergents en les considérant comme possesseurs d’une faculté d’action semblables à celle des êtres humains. Cette tendance à attribuer à tort une faculté d’action constitue d’ailleurs elle-même un biais cognitif d’origine évolutiveMichael Shermer, « Why People Believe Invisible Agents Control the World », Scientific American, Jan. 2009, www.scientificamerican.com/article/skeptic-agenticity/.. En reconnaissant les systèmes sociaux émergents impersonnels comme tels, peut-être pourrons-nous les changer de manière plus efficace.
En intégrant la théorie de l’esprit comme système de traitement de l’information, nous commençons à discerner la façon dont des concepts tels que le fétichisme de la marchandise, les sujets désincarnés, les pulsions répressives et la peur de la castration sont eux-mêmes des réifications de capacités mentales et éthiques évolutives du grand singe social qu’est l’Homo sapiens, et que ce n’est ainsi probablement la façon la plus précise de décrire les choses. Un repositionnement et décentrement de l’humain nous permettra de délaisser les théories critiques axées sur le soupçon ou la maladie sans pour autant abandonner la vérité fondamentale des préoccupations morales.
En positionnant l’humain au sein du devenir historique concret de notre histoire et de notre contexte évolutif, nous sommes en mesure de percevoir que les valeurs altruistes du discours de la critique d’art sont elles-mêmes des manifestations issues de l’évolution contingente de notre nature de grands singes sociaux. Cela permettra également de se rendre à l’évidence que les valeurs ne sont pas fixes et que nous pouvons jouer un rôle actif dans leur formation future. Cette malléabilité ne déprécie en aucune manière le statut de vérité de l’éthique. Au contraire, en déconstruisant la dichotomie entre l’humain et la nature, nous pouvons élargir le cercle de la considération morale pour y intégrer la véritable subjectivité et la valeur intrinsèque des organismes non-humains. Bien que ne possédant peut-être pas les mêmes formes de langage, de culture ou de conscience que les êtres humains, les plantes, animaux et autres organismes n’en sont pas moins réels. En croyant au réel en lui-même, de manière décorrélée du sujet, de l’esprit, du langage ou de la culture, chacun est ainsi libre de croire en la vérité du monde et en la vérité de l’autre.
L’idée de la matérialité de l’esprit et, par voie de conséquence, des fondements cognitifs de la culture, a éveillé chez moi une fascination pour les formes et l’esthétique de la publicité et de la culture populaire. Les motifs récurrents et omniprésents dans les conventions visuelles des images populaires m’ont particulièrement intéressé. Ayant moi-même grandi entre différentes cultures (allemande, chinoise/mongole, amérindienne/états-unienne), j’étais spécialement fasciné par l’existence de motifs invariables traversant des cultures différentes – visages, aliments, symétries ritualisées, animaux et éclaboussures de liquides satinés. Mon intuition était déjà que cette étrange omniprésence de motifs visuels ne pouvait être expliquée de manière purement idéologique. Des recherches supplémentaires en psychologie cognitive et évolutionniste, en psychologie du marketing des consommateurs et en neurosciences m’ont conduit à découvrir qu’ils étaient largement déterminés par les singularités cognitives de l’esprit originaires d’un processus évolutifD. Sperber et L.A. Hirschfield, « The cognitive foundations of cultural stability and diversity », Trends in Cognitive Science, vol. 8, no. 1, Jan. 2004, p. 40–46., www.sciencedirect.com/science/ article/pii/S1364661303003140. . En fait, les images de visages, d’aliments ou de liquides constituent des catégories spéciales de la perception pour les cerveaux humains, et sont donc reconnues plus rapidement que d’autres objets ; leur reconnaissance débute très tôt dans le développement de l’enfant, qui possède même des structures neurologiques (hardware) dédiées pour les traiter. Utilisant le concept de l’« attracteur » et de la « matérialité de la culture » de Manuel de Landa, j’ai imaginé les dynamiques sous-jacentes déterminant l’espace des possibles des images. Cette réflexion a mené à plusieurs de mes premières séries : Selection Display, Axe Effect et Mainstream (Transformers).
C’est également ce qui a généré la fascination pour le branding dans mon travail. Les marques appartiennent à une classe d’objets matériels émergents. Elles s’expriment à travers un écosystème de signifiants et fonctionnent selon la nature de la conscience humaine et non en fonction d’une idéologie. Elles ont été sélectionnées pour travailler avec les ressources limitées de l’attention cognitive et activer différents réseaux de mémoire de façon à créer des significations et associations nouvelles. PEACE a constitué ma première exploration de la marque comme matériau. Je m’y intéressais spécifiquement à la malléabilité et à la vacuité des acceptions associatives des signifiants, au sens taoïste d’une absence d’identité innée. J’ai étudié la manière dont de multiples signes – le mot « paix », le tai chi taoïste, ainsi qu’initialement la croix chrétienne, l’étoile et le croissant islamiques – pouvaient être combinés pour transmuter la signification de ces signes en un nouvel objet émergent.
Mes incursions dans le monde du branding et de l’imagerie commerciale ont aussi constitué ma façon de contester l’optique établie de la théorie critique freudo-marxienne. Une (mauvaise) interprétation commune de mon travail découle de ce cadrage dualiste traditionnel. Toute rupture de la dichotomie nature/culture est reçue avec suspicion du fait des caractérisations erronées omniprésentes de la science de l’évolution dont il a déjà été question et parce que l’utilisation de l’esthétique commerciale dans mon travail fait qu’il est souvent identifié à tort comme faisant partie des genres de la mimesis capitaliste et de la critique immanente, dans lesquels les « signes du capital » sont singés et caricaturés dans le but d’accentuer les contradictions de « l’ordre néolibéral ».Brian Droitcour, « The Perils of Post-Internet Art », Art in America, Nov. 2014, www.artinamericamagazine.com/news-features/magazine/the-perils-of-post-internet-art/.
Voir le monde à travers d’un filtre idéologique dans lequel tout est interprété comme signe idéologique limite sérieusement l’étendue des significations possibles que la matière et la vie offrent. Ce mode d’interprétation, pur produit de la pensée occidentale remontant au christianisme de Descartes, mène à un stéréotypage des images mais également à une culture du soupçon. Les objets et images qui peuplent notre monde sont d’abord et avant tout perçus comme possédant des allégeances inhérentes, appartenant soit au bon côté « critique » soit au côté obscur du capitalisme, du néolibéralisme, etc. Mais ce mode d’analyse réactionnaire n’intègrent pas la connaissance de ce que le bouddhisme et le taoïsme ont découvert il y a fort longtemps : que les signes et les objets ne possèdent pas d’identité inhérente et essentielleArticle « Śūnyatā », Wikipedia, Wikimedia Foundation, 1er septembre 2017, en.wikipedia.org/wiki/Śūnyatā.. Tout n’est pas un « symptôme codé » du capitalisme, pas même les marques et logos, aussi incroyable que cela puisse paraître.
Dans la continuité de mon intérêt pour le branding et les fondations cognitives de la culture, j’ai « rebrandé » PEACE en New Peace. Le but de ce projet est d’utiliser les outils et concepts du branding et du marketing (en tant que pratiques de l’interface cognitive) pour imaginer une nouvelle forme de spiritualité non-dualiste et laïque. C’est la créativité infinie de la matière elle-même qui serait objet de vénération. Au final, je considère que les modalités anciennes et admises des religions constituent le plus grand obstacle à ce à ce que les humains croient – et assument –leur propre rôle dans la trame du monde vivant et matériel. Il est grand temps que le monde de la critique d’art se débarrasse de ses naïvetés concernant la séparation entre les êtres humains et la nature. Changement nécessaire pour que nous puissions convenablement réfléchir aux réalités matérielles de notre planète et intervenir efficacement sur celles-ci.
Cet article a été initalement publié en novembre 2017 dans la revue Stream 04.
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