Globalisation en réseaux multiples

  • Publié le 11 janvier 2017
  • David Ruy
  • 15 minutes

Pour David Ruy, la mutation essentielle de la mondialisation contemporaine réside dans l’évolution de son récit, qui a quitté une forme naïve d’optimisme et génère de nouvelles angoisses, chaque technologie semblant devoir créer ses propres menaces. Pour autant, l’humanité ne renoncera pas à ce savoir, et nous verrons émerger de nouveaux mondes, reposant sur des plateformes technologiques leur donnant cohérence et communicabilité. David Ruy considère que nous vivons l’apparition d’une nouvelle métaphore de la nature, qui, après la divinité et la machine, serait celle de l’ordinateur. Un lien entre nature et computation qui lui semble être l’enjeu majeur de l’architecture à venir, comme pratique hybride informée des avancées de la philosophie, et notamment du Réalisme Spéculatif.

David Ruyest architecte. Il est co-directeur de l’agence Ruy-Klein à New York, et enseigne à SCI-Arc à Los Angeles.

Stream : Nous sommes partis de l’idée que l’urbanisation globale était désormais un fait, elle a été théorisée dans les années 2000 par Rem Koolhaas ou Saskia Sassen dans un ouvrage comme Mutations. Cela étant dit, qu’est-ce qui a changé durant cette dernière décennie? Quels sont pour vous les facteurs clés dans l’évolution de cette urbanisation globale  ?

David Ruy : Il est intéressant de voir que la mondialisation n’est plus célébrée sans une certaine réserve depuis le 11-Septembre. Nous sommes devenus douloureusement conscients de tout ce qu’elle a de problématique. La mondialisation a toujours posé des problèmes, mais nous conservions l’espoir qu’elle serait nettement positive pour la civilisation. Une ligne importante a été franchie dans l’histoire quand les deux tours se sont effondrées. Quelques mois après cette terrible journée, j’étais à l’aéroport J. F. Kennedy à New York, et je m’attardais devant le beau terminal TWA de Saarinen. TWA venait d’annoncer que ses vols ne partiraient plus de ce terminal qui avait si élégamment symbolisé une vision de l’avenir. Il est vraiment saisissant de voir que toutes les déclarations sur l’avenir se sont révélées vraies, mais avec des conséquences qui n’avaient jamais été envisagées.

Mondialisation technologique

Je suis en fin de compte moins focalisé sur l’aspect politique du 11-Septembre que sur la façon dont ces événements sont possibles dans les régimes technologiques de la civilisation contemporaine. La mondialisation, au-delà de la politique, n’est possible que grâce à des choses comme les téléphones portables, l’Internet, les avions, les cargos, le capital virtuel, etc. Aussi étonnantes et libératrices que puissent être ces technologies, il est perceptible et inquiétant de voir que chaque technologie semble également créer de nouvelles formes de danger. Je suis toujours étonné de pouvoir sauter dans un avion, voler vers une autre partie du monde et retirer de l’argent dans une monnaie étrangère à partir d’une machine à l’aide d’un simple morceau de plastique porteur d’un code magnétique. Mais il est également étonnant de penser que quelqu’un dans une autre partie du monde puisse pirater la base de données d’un commerçant en ligne, récupérer le code que j’ai utilisé pour faire un achat et retirer de l’argent. L’avion dans lequel j’ai voyagé vers Paris aurait facilement pu apporter le virus de la prochaine pandémie de grippe. Ce ne sont que de petits exemples de nombreux scénarios terrifiants et sans précédent. Même si ces scénarios inspirent une crainte en matière de technologie et de mondialisation, il me semble naïf de penser que ces innovations problématiques puissent être inversées d’une manière quelconque. La technologie n’est pas une force maléfique externe : elle est plutôt un acquis pour notre connaissance, et nous ne pouvons effacer ce que nous savons déjà.

Ce qui a certainement changé durant la dernière décennie est donc le récit de la mondialisation, qui ne se lit plus comme un conte de fées. Au début du siècle, Google a annoncé au monde sa devise informelle d’entreprise : « Ne soyez pas malveillants. » Je ne peux que m’étonner de la rapidité avec laquelle cette aspiration enfantine a changé. Avec tout ce que nous avons appris récemment sur les activités de la NSA, il est impossible de regarder aujourd’hui une entreprise du type de Google comme une force libératrice conduisant à un changement positif. Mais il serait injuste de ne citer que Google, qui n’est que l’un des nombreux acteurs qui sont actuellement en train de concevoir et construire l’infrastructure de la mondialisation 2.0.

Bien que nous focalisions notre attention sur les anciens champs de bataille très politiques, la plupart des événements passés et ceux encore à venir appartiennent au domaine technologique. Bien plus que la volonté politique de communiquer et de circuler dans le monde, ce sont les platesformes technologiques qui agissent sur cette nouvelle condition. Que ce soit Monsanto qui brevète et fasse commerce de votre ADN, ou vos lettres d’amour qui s’entreposent dans le serveur d’un datacenter quelconque, ou encore Amazon qui vous envoie un livre avant même que vous ne sachiez que vous alliez le commander, ou vos selfies qui resteront stockés sur Facebook pendant des années après votre décès : tous ces faits ne sont que les ébauches de plateformes encore plus étranges qui constitueront ce que nous finirons par appeler « le monde ».

Réseaux multiples © David Ruy

Ce qui pourrait se révéler comme la chose la plus étrange dans la prochaine version de la mondialisation est l’émergence de nombreux mondes différents. Chacun de ces mondes sera défini non pas par l’expérience humaine, mais par les platesformes technologiques qui lui donneront cohérence et communicabilité. Inévitablement, chacun de ces mondes aura tendance à éliminer l’autre, ou du moins à mal communiquer avec les autres. Nos habitudes sont structurées ou «formatées» selon les mutations de nos régimes technologiques. Cela a toujours été vrai dans une certaine mesure. Cependant, la prolifération des platesformes est une tendance de plus en plus inquiétante. Nous avons tous un fichier dont le contenu avait demandé un important travail et que nous ne pouvons plus ouvrir parce que nous avons changé de plateforme. Et si dans un proche avenir nous ne parlions plus de fichiers mais de personnes? La mondialisation dépend de l’universalité des formats dans lesquels opèrent ses acteurs. Et si dans la mondialisation 2.0 nous avions de multiples formats qui rivalisent entre eux pour la suprématie? À quel point la mondialisation serait-elle globale? Quelle part de notre bonheur sera limitée par la transportabilité de notre formatage? Ces transformations de notre civilisation restent largement invisibles, ce qui explique pourquoi beaucoup de ce que je dis ici semblera probablement étrange à la plupart des gens.

Ma préoccupation en tant que praticien culturel est de savoir comment la culture se démultiplie aujourd’hui pour nous distraire de ces mutations. De nombreuses questions difficiles se posent sur l’efficacité de l’architecture et sa capacité à participer à l’élaboration d’un avenir. Une de mes montres préférées est la Rolex GMT. C’est une montre magnifique, conçue pour les premiers pilotes de vols transatlantiques commerciaux, notamment en dotation chez les pilotes de la Pan Am. Elle a été conçue pour figurer sur son cadran plusieurs fuseaux horaires, incarnant ainsi tout le glamour et la promesse d’un style de vie internationale. Aujourd’hui, les pilotes ne portent plus cette montre que par nostalgie. Vous la verrez davantage aux poignets des banquiers de Wall Street, comme un précieux objet de désir. Il paraît que le terminal TWA de Saarinen à J.F.K. sera bientôt transformé en restaurant ou en centre commercial. Jet Blue l’a possédé pendant un certain nombre d’années et le conservait à des fins symboliques, au même titre que la Rolex au poignet du banquier pilote ? On ne peut s’empêcher d’en déduire que derrière ces beaux objets repose une réalité moins visible qui exerce davantage d’influence sur nos vies.

Des métaphores de la nature

Stream : Pensez-vous que nous vivons une ère nouvelle, qui représenterait une rupture anthropologique ? Et qu’il est peut-être trop tard, que nous sommes allés trop loin?

David Ruy : Du point de vue géologique, l’Anthropocène semble être un fait reconnu aujourd’hui. Mettons de côté les perceptions culturelles et examinons la géologie réelle: si vous percez un trou dans la terre et extrayez une section cylindrique, dans l’échantillon à première vue sans intérêt vous trouverez des lignes distinctes marquant les grandes périodes géologiques. La précédente est par exemple l’Holocène. Nous pouvons la voir dans la dernière ligne majeure qui apparaît dans la section. Quel phénomène a tracé cette ligne ? L’âge de glace. Bien qu’il y ait encore débat, il semble y avoir une nouvelle ligne bien visible, marquant le début d’une nouvelle période géologique, l’Anthropocène. Quel phénomène en est à l’origine ? Nous-mêmes… par la pollution, l’agriculture, l’exploitation des mines et bien sûr la construction. La civilisation est devenue une force de la nature. Cela devrait être une douche froide pour les humanistes. Tout désir persistant de séparer l’être humain de la nature, de le présenter comme un cas particulier, semble maintenant désespérément nostalgique. Quelle que soit la conception de la nature, si elle existe, nous en faisons partie.

La révolution copernicienne était fondée sur le constat que la terre n’est pas au centre de l’univers. Je pense que nous assistons actuellement à une autre révolution qui consiste à nous rendre compte que l’être humain n’a pas de statut ontologique particulier en dehors de la nature. Je ne pense pas que nous nous rendions bien compte des conséquences de cette révolution. Ce n’est pas un appel à rejeter la civilisation et à s’approprier le «naturel». Je suis profondément méfiant à l’égard de la tendance à valoriser la nature comme possédant une intelligence propre que nous n’aurions pas. Je pense que c’est superstitieux. Quand nous disons «nature», n’est-il pas étrange que ce qui vienne à l’esprit est une forêt verdoyante avec un lac et des montagnes en arrière-plan? Nous ne pensons pas aux bactéries dans la stratosphère; nous ne pensons pas à la vie marine bioluminescente; nous ne pensons pas au bouillant chaudron d’ammoniaque sur Jupiter. Et surtout, nous ne pensons pas à nous-mêmes. Nous devons reconnaître que nos désirs pastoraux remontent encore à la période romantique. Nous avons vraiment besoin d’aller au-delà de cette mentalité.

"Solar House Prototype", building components © David Ruy, Ruy Klein

Je ne suis tout de même pas un prophète de mauvais augure. L’environnement est sérieusement en danger, mais je ne pense pas que cela soit irréversible, même si je suis sûr que la durabilité comme on l’entend aujourd’hui est une réponse profondément insatisfaisante. À mon avis, les pratiques de l’écologie durable traditionnelle sont des palliatifs politiques qui soulignent le problème plus profond de la gestion du risque dans les investissements en capital. Je pense qu’il est beaucoup plus probable que la résolution de l’ensemble des problèmes planétaires comme le changement climatique, l’érosion de la pédosphère, l’éventuel épuisement des réserves d’énergie fossiles, l’empoisonnement de l’approvisionnement en nourriture et en eau entraînera finalement des solutions qui seront terriblement artificielles (de notre point de vue actuel) et technologiquement agressives, la géo-ingénierie par exemple. Et cela ne sera pas joli.

Stream : Vous définissez l’architecture comme située quelque part entre nature et technologie, raison pour laquelle vous travaillez à leur intersection. Pouvez-vous nous expliquer cette idée?

David Ruy : Les deux mouvements les plus remarquables de ces deux dernières décennies ont été celui vers la nature en parallèle de celui vers le calcul. Les deux dernières décennies ont vu non seulement la naissance de la durabilité et des agendas écologiques, mais aussi une véritable intégration des outils numériques qui a complètement changé la façon dont l’architecture est conçue et construite. Ces deux tendances historiques ont généralement été comprises comme des phénomènes distincts, mais je pense qu’ils sont intimement liés.

"Pangaea", Nodoeul Island © David Ruy, Ruy Klein

L’écologiste Daniel Botkin a écrit quelque chose de très intéressant dans son livre Discordant Harmonies. Il fait remarquer que dans la civilisation occidentale il y a eu deux métaphores dominantes pour la nature. Durant l’antiquité, vous aviez la métaphore de la nature comme divinité (Poséidon qui maîtrise les océans, etc.), suivie au siècle des Lumières par la métaphore de la nature comme machine (une sorte de grande horloge calibrée). Dans le premier cas, l’humanité est victime de cette grande puissance incompréhensible qui nous comble ou nous détruit. Le deuxième cas est plus intéressant. La nature comme grande machine implique un état stable, mais plus important encore, suppose que l’être humain est en dehors de la machine. Et que fait l’humanité? Nous cassons cette machine. Nous mettons l’horloge hors du temps. Il est pourtant de la responsabilité d’un esprit éclairé de comprendre et prendre soin de cette grande machine. Nous devons veiller à ce que notre tempérament avide et imprudent ne la casse pas. Comme vous pouvez probablement le voir, beaucoup de nos attitudes relèvent encore aujourd’hui de cette métaphore. Botkin souligne d’une manière provocante que nous assistons probablement à l’émergence d’une troisième métaphore: nature =ordinateur.

Les biologistes contemporains décodent votre ADN (qu’est-ce que l’ADN? Un code). Les physiciens théoriques perçoivent les trous noirs comme des ordinateurs quantiques géants. Les mathématiciens étudient les automates cellulaires unidimensionnels comme explication possible des motifs apparemment aléatoires dans les objets naturels. Les ingénieurs utilisent des simulations informatisées pour étudier le vent, les mouvements sismiques dans la croûte terrestre, et la dynamique de la rupture des matériaux pour mettre en œuvre la conception des bâtiments. Je pourrais donner beaucoup d’autres exemples. Je n’irais toutefois pas jusqu’à prétendre que la nature est un ordinateur, mais je trouve intéressant de voir apparaître une nouvelle métaphore pour ce moment de notre histoire. Cette analyse relie le discours de la nature avec le discours du calcul, et je pense que l’architecture doit y répondre parce que c’est là, au croisement des deux, que les innovations les plus profondes et les expressions les plus progressistes de notre époque seront conçues.

La beauté de l’incertitude urbaine

Stream : Certaines villes nouvelles conçues pour être smart et green (comme Songdo ou Masdar) jouent sur un supplément de technologie et de connectivité (plus que sur des changements de comportement), mais elles conduisent souvent à une forme de sur-planification qui rejette la complexité de la nature urbaine, sa forme dynamique, son caractère inachevé et ses évolutions constantes : les architectes doivent-ils se concentrer davantage sur cette complexité que sur la technologie  ?

David Ruy : Je n’aime pas ces formes de planification, je suis même fondamentalement en désaccord avec elles. L’utilisation de termes comme smart et green relève du pire des euphémismes pour ce qui est en réalité une politique de gestion des risques tentant de palier les conséquences inattendues par un surcroît de réglementations. Vous pouvez avancer l’argument que le risque doit être géré afin de libérer les flux de capitaux, mais je crois que c’est le contraire de tout ce qui fait la valeur de la vie urbaine: les risques et les conséquences inattendues donnent une profondeur à la vie en ville. Penser en termes de systèmes prévisibles dévalorise la belle et étrange incertitude de la vie urbaine.

Les mythologies de la nature ont toujours servi de légitimation aux systèmes de la pensée. Il y a une croyance universelle voulant que les modèles des systèmes parfaits se trouvent dans la nature. Je ne partage pas cette pensée. Les systèmes sont des produits de l’esprit humain, même si vous pensez que vous les voyez dans la nature. Les systèmes doivent toujours être forcés, et chaque lien qui s’établit compromet une possibilité naissante. Je ne suis pas un anarchiste, je pense même que dans une certaine mesure il doit y avoir une planification rationnelle. Cependant, je pense qu’il est essentiel de comprendre que les systèmes sont des outils et non pas des ontologies. Il n’y a pas du bon dans les systèmes en soi. Les systèmes, en tant qu’outils, doivent être légitimés par rapport à des objectifs spécifiques qui ne peuvent pas être articulés politiquement.

La popularité de cette tendance à la réglementation est pourtant un phénomène dont même New York City, le plus célèbre laboratoire de la vie urbaine, a été victime au cours des dernières années. Comme beaucoup l’ont remarqué, depuis les deux dernières décennies, le risque de l’investissement en capital a été réduit, le taux de criminalité a baissé, des parcs ont été construits, le front de mer a été récupéré, la circulation à vélo a été mise en place, de beaux bâtiments ont été construits, mais en même temps, le coût de la vie a flambé, les données démographiques sont devenues plus stratifiées, la communauté culturelle a été marginalisée, et il devient presque impossible d’y être jeune et indépendant. En même temps que New York est devenue plus réglementée et favorable aux investisseurs, elle est aussi devenue plus banale et prévisible. Il y a eu pour moi un moment symbolique quand le CBGB, le lieu de naissance du punk rock, a perdu son bail. Patti Smith en a parlé en public récemment: «New York s’est fermée aux jeunes et à ceux qui luttent pour y vivre. Mais il y a d’autres villes: Detroit, Poughkeepsie. New York City ne vous appartient plus. Donc mon conseil est simple: trouvez une nouvelle ville.» Mais les gens se précipitent toujours à New York – c’est la ville avec la plus forte croissance aux États-Unis. Elle est victime de son propre succès. La célèbre commissaire à l’urbanisme de New York, Amanda Burden, a déclaré lors d’une conférence à l’université de Columbia il y a quelques années que «notre objectif est de croître, mais de ne pas changer». Je trouve cette déclaration très inquiétante. Ce qui reste à voir, c’est si New York City peut résister à ce mouvement vers la réglementation et la prévisibilité. Cela a été le cas tout au long de son histoire. Voyons ce qui va se passer.

"Klex" Digital fabrication prototype © David Ruy, Ruy Klein

Quel réalisme pour l’architecture ?

Stream : Comment articulez-vous votre recherche spéculative et votre travail concret? Voyez-vous une différence essentielle d’approche ou de pratique (Utopie contre Réalisme)?

David Ruy : Je m’intéresse en ce moment à quelque chose qui pourrait être ni utopique ni réaliste, et je surveille de près le travail du mouvement philosophique autour du Réalisme Spéculatif, en particulier celui de Graham Harman. Je pense que dans le travail de ces jeunes philosophes se révèle une troisième possibilité qui déstabilise magnifiquement cette terrible dichotomie.

Il n’y a rien de pire pour un architecte que la phrase «ce n’est pas réaliste». Cette simple assertion peut résumer beaucoup de choses: c’est trop coûteux, cela semble structurellement défectueux, cela ne fonctionnera pas avec le programme, personne ne saura le construire, etc. Mais la version la plus intéressante de la raison pour laquelle quelque chose semble irréaliste est celle-ci: «C’est un peu bizarre.» En d’autres termes, l’architecture proposée ne reflète pas la façon à laquelle la réalité devrait ressembler.

Depuis la publication de la Critique de la raison pure de Kant, mais peut-être bien avant, nous avons eu des raisons de douter de la capacité de l’esprit à posséder une connaissance absolue. Déjà dans l’antiquité, Platon a décrit le destin humain comme coincé dans un monde d’ombres, condamné à ne jamais voir les choses comme elles sont. Ce qui est intéressant pour moi, c’est que cela n’a jamais été complètement intégré dans nos pratiques, construites sur des hypothèses de ce qui constitue le réel. C’est là où la philosophie devient très précieuse. On peut l’interroger sur certaines de ces hypothèses. Nous aurons toujours à supposer une partie du réel, mais parfois nos hypothèses deviennent trop statiques et improductives. Parfois, nous avons besoin du réel pour changer.

Bioprinter, printed issue culture © David Ruy, Ruy Klein

Si en fait nous n’avons pas accès à la chose elle-même, tout ce que nous imaginons du réel relève davantage de la façon dont nous pensons ce à quoi le réel doit ressembler que de ce qu’il est dans un sens absolu. Pour cette raison, il y a un problème de représentation du réel, et c’est là où je pense que l’architecture donne le meilleur. Il n’y a aucune autre pratique humaine aussi concernée par ce problème du réel. L’architecture est la première chose qui nous explique à quoi la réalité ressemble. L’esthétique architecturale ne s’applique pas seulement à l’embellissement ou au décorum, elle fixe des limites sur les possibilités de la vie et fournit un cadre pour l’expérience. N’est-il pas dangereux pour l’architecture de cesser d’être progressiste? Ne savions-nous pas cela déjà en Mai-68?

Je pense que nous avons besoin d’un réalisme étrange. Il nous faut des stratégies qui soient complètement consacrées à la question du réel, mais aussi de visions qui remettent en question l’esthétique normative concernant les possibilités de la vie. Dans les années 1960, quand l’architecture utopique était privilégiée, je pense que la stratégie était très différente. Elle consistait à localiser le projet architectural radical dans le monde de la non-réalité, et, à partir de là, à jeter des pierres sur le réel. L’objectif était de construire des formes inventées d’après l’idée que la réalité était devenue intraitable et impossible à affronter. Ces nouvelles inventions subvertissaient alors le réel en changeant nos actions pour satisfaire les désirs récemment apparus. Ce n’est pas un hasard si Lacan avait une influence énorme durant cette période.

Je pense que cette stratégie a échoué durant le capitalisme tardif pour deux raisons. Premièrement, comme je l’ai déjà mentionné, le capitalisme dépend des formes inventées pour détourner l’attention de l’instrumental (voir Songdo par exemple, qui a sa propre version du Central Park de New York). La construction perpétuelle d’utopies est déjà une condition de notre réel. Les institutions gouvernementales s’en sont soigneusement emparées. Deuxièmement, et plus important encore, la construction de formes inventées, ou le non-réel, suppose que le réel est en béton, alors que le réel est en fait abstrait. Je pense que c’est presque une conséquence involontaire des stratégies utopiques. Elles renforcent étrangement le réel que nous connaissons.

Étant donné les échecs de l’architecture utopique, la réponse ne peut pas être un retour à la normale, au quotidien et aux pratiques anti-esthétiques critiques. Certains croient qu’il est préférable d’accepter les contraintes de la pratique «réelle» et de faire en quelque sorte le bien de l’intérieur (comme un braquage de banque en interne). Je pense que ce genre d’idée surestime la puissance de l’intelligence architecturale et sa capacité à construire des chevaux de Troie, tout en sous-estimant, non sans ironie, le pouvoir de l’architecture de produire directement une étrange réalité sans subterfuge. Mais plus important encore, un tel virage vers un réalisme naïf pose le même problème que les utopismes, puisqu’il suppose un réel concret.

C’est comme une personne que vous connaissez depuis vingt ans et qui a soudainement un comportement étrange. Vous penserez immédiatement: «Je ne sais pas qui est cette personne.» L’architecture à son meilleur peut faire la même chose au réel. Mes moments préférés en architecture ont toujours été de l’ordre de la surprise, chaque fois que je me dis: «Ouah, je ne savais pas que le monde pouvait faire ça. »

"TE-1", Bristol bay, Alaska © David Ruy, Ruy Klein

(Cet article a été publié dans Stream 03 en 2014.)

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