L’écologiste Daniel Botkin a écrit quelque chose de très intéressant dans son livre Discordant Harmonies. Il fait remarquer que dans la civilisation occidentale il y a eu deux métaphores dominantes pour la nature. Durant l’antiquité, vous aviez la métaphore de la nature comme divinité (Poséidon qui maîtrise les océans, etc.), suivie au siècle des Lumières par la métaphore de la nature comme machine (une sorte de grande horloge calibrée). Dans le premier cas, l’humanité est victime de cette grande puissance incompréhensible qui nous comble ou nous détruit. Le deuxième cas est plus intéressant. La nature comme grande machine implique un état stable, mais plus important encore, suppose que l’être humain est en dehors de la machine. Et que fait l’humanité ? Nous cassons cette machine. Nous mettons l’horloge hors du temps. Il est pourtant de la responsabilité d’un esprit éclairé de comprendre et prendre soin de cette grande machine. Nous devons veiller à ce que notre tempérament avide et imprudent ne la casse pas. Comme vous pouvez probablement le voir, beaucoup de nos attitudes relèvent encore aujourd’hui de cette métaphore. Botkin souligne d’une manière provocante que nous assistons probablement à l’émergence d’une troisième métaphore : nature = ordinateur.
Les biologistes contemporains décodent votre ADN (qu’est-ce que l’ADN ? Un code). Les physiciens théoriques perçoivent les trous noirs comme des ordinateurs quantiques géants. Les mathématiciens étudient les automates cellulaires unidimensionnels comme explication possible des motifs apparemment aléatoires dans les objets naturels. Les ingénieurs utilisent des simulations informatisées pour étudier le vent, les mouvements sismiques dans la croûte terrestre, et la dynamique de la rupture des matériaux pour mettre en œuvre la conception des bâtiments. Je pourrais donner beaucoup d’autres exemples. Je n’irais toutefois pas jusqu’à prétendre que la nature est un ordinateur, mais je trouve intéressant de voir apparaître une nouvelle métaphore pour ce moment de notre histoire. Cette analyse relie le discours de la nature avec le discours du calcul, et je pense que l’architecture doit y répondre parce que c’est là, au croisement des deux, que les innovations les plus profondes et les expressions les plus progressistes de notre époque seront conçues.
La beauté de l’incertitude urbaine
Stream : Certaines villes nouvelles conçues pour être smart et green (comme Songdo ou Masdar) jouent sur un supplément de technologie et de connectivité (plus que sur des changements de comportement), mais elles conduisent souvent à une forme de sur-planification qui rejette la complexité de la nature urbaine, sa forme dynamique, son caractère inachevé et ses évolutions constantes : les architectes doivent-ils se concentrer davantage sur cette complexité que sur la technologie ?
David Ruy : Je n’aime pas ces formes de planification, je suis même fondamentalement en désaccord avec elles. L’utilisation de termes comme smart et green relève du pire des euphémismes pour ce qui est en réalité une politique de gestion des risques tentant de palier les conséquences inattendues par un surcroît de réglementations. Vous pouvez avancer l’argument que le risque doit être géré afin de libérer les flux de capitaux, mais je crois que c’est le contraire de tout ce qui fait la valeur de la vie urbaine : les risques et les conséquences inattendues donnent une profondeur à la vie en ville. Penser en termes de systèmes prévisibles dévalorise la belle et étrange incertitude de la vie urbaine.
Les mythologies de la nature ont toujours servi de légitimation aux systèmes de la pensée. Il y a une croyance universelle voulant que les modèles des systèmes parfaits se trouvent dans la nature. Je ne partage pas cette pensée. Les systèmes sont des produits de l’esprit humain, même si vous pensez que vous les voyez dans la nature. Les systèmes doivent toujours être forcés, et chaque lien qui s’établit compromet une possibilité naissante. Je ne suis pas un anarchiste, je pense même que dans une certaine mesure il doit y avoir une planification rationnelle. Cependant, je pense qu’il est essentiel de comprendre que les systèmes sont des outils et non pas des ontologies. Il n’y a pas du bon dans les systèmes en soi. Les systèmes, en tant qu’outils, doivent être légitimés par rapport à des objectifs spécifiques qui ne peuvent pas être articulés politiquement.
La popularité de cette tendance à la réglementation est pourtant un phénomène dont même New York City, le plus célèbre laboratoire de la vie urbaine, a été victime au cours des dernières années. Comme beaucoup l’ont remarqué, depuis les deux dernières décennies, le risque de l’investissement en capital a été réduit, le taux de criminalité a baissé, des parcs ont été construits, le front de mer a été récupéré, la circulation à vélo a été mise en place, de beaux bâtiments ont été construits, mais en même temps, le coût de la vie a flambé, les données démographiques sont devenues plus stratifiées, la communauté culturelle a été marginalisée, et il devient presque impossible d’y être jeune et indépendant. En même temps que New York est devenue plus réglementée et favorable aux investisseurs, elle est aussi devenue plus banale et prévisible. Il y a eu pour moi un moment symbolique quand le CBGB, le lieu de naissance du punk rock, a perdu son bail. Patti Smith en a parlé en public récemment : « New York s’est fermée aux jeunes et à ceux qui luttent pour y vivre. Mais il y a d’autres villes : Detroit, Poughkeepsie. New York City ne vous appartient plus. Donc mon conseil est simple : trouvez une nouvelle ville. » Mais les gens se précipitent toujours à New York – c’est la ville avec la plus forte croissance aux États-Unis. Elle est victime de son propre succès. La célèbre commissaire à l’urbanisme de New York, Amanda Burden, a déclaré lors d’une conférence à l’université de Columbia il y a quelques années que « notre objectif est de croître, mais de ne pas changer ». Je trouve cette déclaration très inquiétante. Ce qui reste à voir, c’est si New York City peut résister à ce mouvement vers la réglementation et la prévisibilité. Cela a été le cas tout au long de son histoire. Voyons ce qui va se passer.