La ville globale
Vingt ans après la publication de votre livre La Ville globale, et dix ans après la parution de Mutations de Rem Koolhaas, quel est votre sentiment par rapport à l’évolution de la ville contemporaine ? Pensez-vous que la généralisation de la « ville globale » soit devenue le symbole de notre condition urbaine ?
Saskia Sassen : Je ne peux pas dire « ceci est une ville » ou « ceci n’est pas une ville ». Je définis toujours la ville comme un système complexe et inachevé, suffisamment indéterminé pour pouvoir se réinventer en permanence. Il peut survivre à d’autres systèmes, qui peuvent éventuellement aussi être complexes, mais qui sont complets, comme une structure gouvernementale formelle par exemple. Les royaumes, les républiques, les firmes multinationales, les sociétés financières ont tous une fin. Mais une ville peut-elle être détruite ? Est-elle refondée ou reconstruite ? Cela s’explique en partie à travers des éléments sans aucun rapport avec la ville, tels que le choix du site d’origine où la ville a été bâtie. Il y a toute une logique en jeu qui tient à une écologie beaucoup plus large de significations, de possibilités, de temporalités, de spatialités – une grande partie du non-urbain joue un rôle critique dans la façon dont l’urbain est constitué. Il est urgent de reconnaître le rôle de ces dimensions.
J’ai fait beaucoup de recherches sur l’expropriation de terres. Des millions et des millions d’hectares, sur lesquels de petites fermes sont installées, peuvent être rasés pour y laisser place à une plantation de palmiers à huile ou de soja. Et où vont les personnes expropriées ? Elles s’installent dans les villes. Le fait qu’on compte plus d’habitants que jamais dans les villes tient en partie à la violence chronique qui sévit en zone non-urbaine et génère ainsi une population urbaine. Il faut garder à l’esprit l’histoire de ces non urbains qui continuent à faire croître la population urbaine. Mais dans dix ans, nous aurons oublié. Ils seront devenus des citadins à part entière, dénués de toute trace de leur passé. Pour moi, nous vivons donc une période très ambiguë et très préoccupante.
À l’heure actuelle, je pense la ville comme un espace heuristique. Bien que j’aie beaucoup écrit sur les villes, je ne suis pas vraiment urbaniste. Si j’ai tant écrit sur les villes, c’est parce qu’elles constituent des intersections très stratégiques : il s’agit d’espaces où des problèmes qui se posent dans des zones non-urbaines se matérialisent, tel que la juxtaposition entre pauvres et riches. La ville est un espace extraordinaire qui rend tout cela visible. Quand j’ai écrit La Ville globale, j’ai réuni les mots « ville » et « globale » pour deux raisons. L’une de ces raisons était de déstabiliser à la fois la signification de la ville et celle de la hiérarchie traditionnelle – le gouvernement national, la région, puis la ville, pour suggérer qu’il y a des transferts de pouvoir qui transcendent cet ordre et existent en dehors de ces hiérarchies plus anciennes. L’idée principale du livre était de faire de la ville globale un concept analytique. Il s’agit d’un phénomène qui cherche à prendre une nouvelle dimension au sein d’une ville. À mon avis, la constitution au sein d’un territoire national d’un type très particulier de territoire – multi-sites, global et interconnecté – qui constitue une zone stratégique pour certaines fonctions de production économique et politique, finit par générer de nouvelles géographies des centres qui transcendent toutes les lignes de partage : nord-sud, est-ouest. C’est donc une zone territoriale multi-sites, fortement connectée et spécialisée ; une plateforme stratégique parée pour l’action. La ville globale est vraiment une sorte de nouvelle zone territoriale au sein des territoires traditionnels. C’est un élément fondamental au sein de l’économie mondialisée émergente avec les NTIC, etc.
Je pense que nous sommes aujourd’hui en situation de stagnation. Cette phase – la formation de ce type de terrain d’action – a plus ou moins abouti. Par exemple, Luanda, la capitale de l’Angola, est devenue l’une des villes les plus chères au monde dans un pays où l’on trouve aussi la pauvreté la plus extrême. Mais en même temps, elle est en train de devenir la ville la plus chère pour un déplacement professionnel.
Ces vingt-cinq dernières années environ, la ville globale est devenue un espace de frontière où se rencontrent deux types d’acteurs : l’acteur mondial de plus en plus standardisé – l’acteur économique, et l’économie nationale figée. L’espace de frontière est pour moi un espace où des acteurs de différents mondes se rencontrent. Cependant, il n’existe pas de règles qui régissent ce rendez-vous, mais à la place il y a un espace pour cette rencontre : la ville globale. Tout a été standardisé en matière de normes de reporting financier, de comptabilité, de bonnes pratiques des affaires, d’investissements, et c’est un vrai bazar. Par conséquent, cet espace – un espace très extrême, l’espace frontière d’aujourd’hui – n’est actuellement pas situé aux contours d’un empire, mais juste là, dans la ville.
La question sociale revient donc désormais à savoir ce que cet espace rend visible, à identifier sa fonction stratégique, et ce qui le rend différent d’autres espaces. C’est une question sociale très spécifique qui, sur un plan rhétorique, pourrait être posée à propos de l’espace national, mais qui en pratique concerne un espace infranational, et ce en raison de l’épuisement du contrat social libéral, qui a fonctionné, quoique de façon imparfaite, mais qui est à présent rompu puisqu’il conduit aujourd’hui à l’appauvrissement des classes moyennes modestes, lesquelles ont historiquement constitué l’acteur social stratégique.
Les mouvements Occupy qui ont eu lieu avec l’implication des filles et des fils de la classe moyenne sont en perte de vitesse. La ville d’aujourd’hui, surtout lorsqu’elle a été à l’avant-garde de cette transformation économique radicale, est désormais le lieu de ce type de rencontre. Nous sommes dans une phase de stagnation au niveau économique et au niveau architectural, et la nouvelle phase d’avant-garde possible, cette phase qui nous ferait réellement entrer en terre inconnue, est intimement liée à la question sociale. Cela impliquerait aussi la mise en place de différents types d’architecture, d’une organisation différente, et d’une organisation matérielle de l’espace urbain.