L’éclatement des repères
Le modèle classique de l’entreprise a fait long feu et, avec lui, celui du bureau. La scène du théâtre corporate est revisitée, abandonnant peu à peu la règle des trois unités qui la définissait : un lieu, un espace-temps et une action. En soi, le bureau représentait un système dont les caractéristiques constituaient autant de repères pour les collaborateurs : une activité déterminée (relative à l’exercice d’un métier et relevant d’une fonction contributive à un produit fini) réalisée pour une durée limitée (un cycle de production ou de gestion) dans un espace physique précis (la répartition des espaces de travail traduisant généralement l’organisation fonctionnelle et hiérarchique de l’entreprise). Ces repères sont aujourd’hui remis en cause, poussés par l’évolution rapide du système économique et de production dont la caractéristique première est la rupture sous toutes ses formes.
La première perte de repères est structurelle. La question du « où suis-je ? » relève parfois du casse-tête tant les organisations se sont complexifiées au cours des trente dernières années. Savoir y répondre, c’est à la fois connaître sa position dans une organisation – de manière plus prosaïque, sur un organigramme – et en même temps pouvoir appréhender cette même organisation dans son ensemble. Tandis que les entreprises se présentent de plus en plus comme des nébuleuses au gré de multiples et incessantes mutations (expansions multinationales, fusions, achats et ventes successives de structures, dissociations entre équipes dirigeantes et véritables propriétaires de l’entreprise), les individus rencontrent des difficultés à trouver leur place dans celles-ci. Les organisations classiques, hiérarchiques et fonctionnelles (simples, donc) ont fait progressivement place aux organisations « par projet », matricielles, complexes. S’inscrire dans une matrice organisationnelle induit un rattachement à l’entreprise selon plusieurs dimensions (une fonction ou un métier, un produit, une zone géographique), chacune incluant différents niveaux de responsabilité propres. Cette appartenance multiple, plurifactorielle, implique donc un lien temporaire à la structure (« Je travaille ici, maintenant. Demain, ailleurs… »), évoluant au gré des projets. La vie d’une organisation se lit sur les organigrammes et leurs ajustements quasi permanents – d’ailleurs, rares sont les entreprises pouvant s’enorgueillir d’avoir ses organigrammes « à jour ». Si la progression hiérarchique demeure la règle dans les parcours de carrière, les mobilités dites horizontales (entre métiers différents) tendent à se développer, accroissant le sentiment de dynamique du système. Un mouvement continu qui comporte certains effets pervers, à considérer les rotations de postes : un changement tous les trois ans – une règle instituée dans de nombreux groupes –, soit la première année pour appréhender ses nouvelles fonctions, la deuxième réellement productive et la troisième pour préparer le prochain changement de poste. Enfin, cette instabilité est accentuée par des transferts plus fréquents de personnel entre entreprises, le modèle de la carrière réalisée dans une seule et même structure étant définitivement révolu.
Vient ensuite la question du temps. Tout va plus vite. Les entreprises s’épuisent en enchaînant, sans souffler, marathons et sprints commerciaux. Le rythme de production s’accélère (diminution du temps entre la formulation d’un concept et sa mise sur le marché) ; les cycles de gestion se raccourcissent (la performance est désormais suivie au trimestre quand ce n’est pas au mois, voire, dans certaines industries, à la semaine) ; les nouvelles technologies permettent une circulation continue et en temps réel des informations. Ces dynamiques temporelles changent radicalement la manière de s’inscrire dans la réalité du travail. Ne pas les connaître et les intégrer, c’est prendre le risque de faire une erreur (par exemple, dans une prise de décision stratégique), de manquer un changement majeur, a minima de s’exclure du collectif. Ceci implique que chaque collaborateur se mette à l’affût des informations qui pourraient le concerner, impacter son activité. Les moyens de communication les plus modernes se démocratisent, permettant à chacun de connaître l’actualité en temps réel de l’entreprise et de son secteur d’activité. L’immédiateté a pris le pas sur la pérennité. La certitude du temps long n’existe plus et la sérénité qu’elle supposait a disparu. Le manager passe ses journées les yeux rivés sur son BlackBerry, attendant la dernière information, celle qui va engager une nouvelle rupture, un nouveau changement qu’il doit saisir. Exister dans l’organisation se lit désormais dans la position que l’on tient au sein du réseau de communication de l’entreprise plus qu’aux mètres carrés ou à l’épaisseur de moquette de son bureau. Ce nouveau rapport au temps immédiat a également fait voler en éclats les bornes du temps de travail et du temps au travail. La flexibilité requise par l’employeur (suivre au mieux les pics d’activité, faire face à l’imprévu) ou attendue par les collaborateurs (prise en compte des contraintes et envies personnelles) entraîne la disparition du temps collectif au profit de l’émergence d’une collection de temps individuels. Seule la référence légale ou conventionnelle pose encore un cadre commun mais certaines catégories (cadres) s’en affranchissent aisément, de gré ou de force, notamment en raison des outils mis à leur disposition qui leur permettent de rester connectés de jour comme de nuit, sept jours sur sept.
Dernier repère à disparaître, le sens de l’action. L’évolution des métiers s’accélère, notamment exacerbée par le renouvellement des méthodes et des technologies, la volonté d’apporter toujours plus de valeur au client (logique de différenciation) au moindre coût. La banalisation des produits et services est rapide, dans un système mondialisé qui impose aux entreprises un renouvellement permanent pour tenter de garder un coup d’avance. Impulsées par des stratégies successives – parfois incohérentes –, elles-mêmes souvent dictées par des enjeux financiers court-termistes, l’évolution des métiers conduit les collaborateurs, au choix, vers plus de polyvalence (enrichissement des tâches à coût constant) ou, à l’inverse, dans une rationalisation extrême, vers une hyperspécialisation. Le taylorisme n’a pas disparu, il s’est simplement déplacé des usines aux bureaux, aidé en cela par les outils de gestion informatisés complexes et intégrés. Ces deux manières de redéfinir le périmètre du travail peuvent avoir pour conséquence, lorsqu’elles sont mal appréhendées et gérées, de perdre le collaborateur : quel sens revêt cette multiplication des tâches ? Que se passe-t-il en amont et en aval de mon activité ? En quoi mon travail contribue-t-il aux résultats de l’entreprise ? L’implication et l’engagement individuels et collectifs, qui sont autant de leviers de performance bien connus, reposent très largement sur le sens que chacun investit dans son action et, in fine, sur l’application des dirigeants à partager et expliquer ces évolutions à leurs collaborateurs.
Les rapports à l’espace, au temps et au contenu même du travail changent, les limites semblent plus floues, moins « contenantes ». Dès lors, pour mieux s’en saisir, le salarié – si tant est que la notion de salariat soit encore pertinente – est désormais conduit à (re)trouver ses repères dans un environnement de plus en plus virtuel. Cela suppose que toute infrastructure physique (salles de réunion, bureaux ou bibliothèques) ait un pendant bien plus riche, bien plus étendu et bien plus maniable dans le monde virtuel. Il s’agit pour les entreprises de penser les bureaux à la fois sur un plan physique comme sur un plan virtuel, et de s’assurer de la cohérence des deux lieux de travail : quelle est la valeur ajoutée ou complémentaire de chacun ? Quelles sont les redondances à réduire entre ces deux espaces ? Quelles règles d’accès définir ? Et bien d’autres questions qui doivent structurer la conception des univers de travail et nécessitent de rapprocher l’architecte de l’informaticien. Dans ce nouvel environnement, il faut attendre des collaborateurs et, au premier chef des managers, de nouveaux comportements et règles de savoir-vivre qui permettent à ces deux mondes de coexister en harmonie. Cela constitue un défi majeur pour les Directions des Ressources Humaines. Les unités statiques caractéristiques du travail d’hier laisseront ainsi place à des unités dynamiques. C’est ainsi que doit s’envisager le travail de demain.