Horizontalité et métropolisation
Mais le lien entre réseau et hyper-industriel, ces organisations qui se mettent en place sans être dans la centralisation, n’est-ce pas un peu contradictoire avec la notion de métropole, avec le principe de l’accumulation ? Quelle cohérence entre un monde qui se « métropolise » et cette conception de l’organisation du nouveau monde hyper-industriel dans quelque chose qui serait l’ordre du rhizomique ?
Il y a au contraire une profonde affinité entre ce monde en réseau plus horizontal et la métropolisation. C’est le thème que j’ai développé dans L’Économie d’archipel (dernière édition, PUF Coll. « Quadrige », 2014). Cette nouvelle économie à fondement relationnel, avec des organisations moins classiques, moins centrées, plus diffuses et réticulaires, c’est très cohérent avec la métropolisation. Les chaînes d’activités et de valeurs sont aujourd’hui très segmentées, grâce au numérique, qui permet à la fois de découper et de coordonner, au transport maritime conteneurisé, etc, et se déploient à l’échelle mondiale. Mais tous ces grands flux du « made in monde » se croisent et s’articulent autour et à travers les hubs, les commutateurs que sont les métropoles. Et celles-ci jouent ce rôle parce qu’elles sont elles-mêmes des systèmes très flexibles. L’espace hyper-industriel est celui du unbundling, du dégroupage généralisé. Il est beaucoup plus facile de réorganiser de manière fluide et flexible une chaîne d’activités dans un tissu métropolitain que dans un tissu de petite ville. La richesse du marché du travail métropolitain (parce qu’une métropole est avant tout un grand marché du travail et des services, fluidifié par la mobilité), la polyvalence des infrastructures permettent des reconfigurations permanentes. Il n’est donc pas étonnant que ce soit dans les métropoles que l’on trouve à la fois le degré maximal de décomposition des chaînes d’activités et de coordination de ces chaînes entre elles. Les métiers qui ont été traditionnellement organisés sur ce mode-là (je pense aux métiers de l’édition, aux métiers du cinéma, par exemple) trouvent depuis longtemps leur eco-système naturel dans des tissus métropolitains.
L’autre aspect qui explique le rôle croissant des métropoles est la préférence pour le mode de vie métropolitain – voir ce que raconte Florida sur la creative class, vision juste mais un peu pauvre. De plus en plus, les activités deviennent indépendantes des contraintes techniques traditionnelles de localisation (matières premières, énergie, etc.). Les choix résidentiels des individus, en faveur des lieux où ils trouvent la vie plus excitante qu’ailleurs, sont donc déterminants. De plus en plus, les firmes vont et iront là où les gens veulent vivre, et pas l’inverse. Mais l’aspect crucial est la flexibilité. On peut revenir à la vieille métaphore du vivant : il y a des capacités exceptionnelles d’arrangement, de résilience. Dans une métropole, on peut décomposer davantage puis recombiner de manière plus riche. Il faut lire le livre de Bruno Belhoste sur le Paris du xviiie siècle, Paris savant (Armaud Colin, 2011). C’est très intéressant, d’abord parce que cela permet de voir que l’économie de la connaissance n’est pas nouvelle, mais que Paris à la veille de la Révolution, c’est une espèce de cerveau collectif très lié à des lieux et à des institutions urbaines. C’est l’époque où d’Alembert, Lavoisier et beaucoup d’autres habitent dans les mêmes quartiers, se rencontrent dans les cafés, dans les académies. Il n’y a pas de séparation entre la science appliquée et la science théorique, tous ces gens-là se sont d’abord intéressés aux applications ; il n’y a pas non plus de séparation nette entre ce qu’ils appellent la science sévère et la science amusante. Quand s’élèvent les premières montgolfières, ce sont d’abord des spectacles où le Tout-Paris se masse, qui n’ont rien à envier aux concerts de Johnny au Stade de France : tout le monde y va, c’est une occasion de fête. Cela a été en partie détruit par la Révolution, qui a en même temps relancé d’autres choses. Le Paris du début du xixe siècle, du point de vue scientifique, a aussi été extraordinairement brillant.
Celui de la fin du XIXe siècle également, quand on voit la rencontre des inventeurs et des penseurs dans des lieux extrêmement restreints.
Absolument. Mais ce qu’on voit également tout au long du siècle dernier, en parallèle de la rationalisation industrielle, c’est la séparation croissante entre la science théorique et la science appliquée, entre les savants et les marchés, les amateurs et les professionnels, les curiosités et l’austérité des labos et des usines. Des gens comme Lavoisier, fondateur de la chimie moderne, étaient très mobilisés sur des sujets d’hygiène publique, par exemple. Ils travaillaient beaucoup sur la ville en tant que système et d’ailleurs les métaphores biologiques de la ville étaient déjà présentes à ce moment-là. La grande période de rationalisation qui va de la fin du xixe à la fin du xxe siècle a entraîné de nouvelles césures, elle a fermé des portes, coupé des connexions, mais n’oublions pas que c’est aussi ce monde industriel et scientifique rationalisé et segmenté qui a permis l’élévation de nos niveaux de vie : le boom de productivité au cours des Trente Glorieuses a radicalement transformé la France, il est à l’origine de notre niveau de vie actuel. Mais il nous a légué une idée assez figée de ce qu’est une ville, une industrie, de la différence entre science et technique, etc., idée qui est en train d’être dépassée. Et, comme souvent, dans le dépassement, on va retrouver des choses plus anciennes, sous une autre forme.
Avec toujours les villes au centre, et ce que vous appelez l’« économie d’archipel » ?
Oui, il y a là deux idées fondamentales. Celle que je viens d’exposer, en gros que mondialisation et métropolisation sont deux faces d’un même mouvement. Pour le redire autrement, dans le monde taylorien/fordien on pouvait mettre les usines à un endroit et le centre de conception à un autre : c’est ce qu’on a fait et ça a fonctionné parce que c’était normalisé, routinisé. Mais à partir du moment où c’est beaucoup moins routinisé, le tissu métropolitain est plus efficace. Par ailleurs, n’oublions pas que c’est aujourd’hui l’explosion des classes moyennes dans les pays émergents, très liée à l’urbanisation, qui est le grand moteur de la croissance mondiale. Et il y a une deuxième idée, que les métropoles fonctionnent en réseau et que le réseau qu’elles forment tend à absorber une grande partie de la vitalité économique, sociale ou politique des territoires environnants, et que cela entraîne la remontée de la métropole comme entité prenant distance par rapport à la Nation. Au passage, je dirais que dans notre tronc commun de représentations du monde, il y a celle que l’État-Nation serait la forme naturelle de gouvernement des territoires. Or c’est évidemment une fiction, d’abord parce qu’il y a peu de véritables États-Nations dans le monde, quelques-uns en Europe, d’origine récente, et que cette forme apparaîtra sans doute dans l’avenir comme transitoire, comme une parenthèse entre les empires et de nouvelles formes « politiques » à naître. L’État reste et restera un acteur de premier plan dans le monde qui vient, mais l’État-Nation comme forme naturelle de gouvernement, la ville comme subdivision naturelle à l’intérieur de l’État-Nation, sont des images dépassées. Les métropoles, et les villes de manière générale, vont reconquérir une forme d’indépendance, mais ce sera une indépendance en réseau. D’où cette idée d’archipel, parcouru par des lignes, des bateaux qui transportent des containers et l’équivalent des containers que sont les bits d’information découpés et envoyés via le Net. Une fois qu’on a ces deux choses-là, le container et l’Internet, associées aux conditions générales qui sont l’ouverture des marchés, l’accessibilité, on a le cœur de la mondialisation.
Ma thèse est assez différente de celle de Saskia Sassen, parce que son livre est porte sur ce qu’elle appelle les villes globales, dominées par la finance et qui sont plus ou moins dissociées de leur environnement national, ce qui est vrai pour Londres et New-York mais pas pour Paris ou Tokyo. Ce que je dis est assez différent, plus proche de ce que dit aussi Michel Lussault : le monde se métropolise de manière générale, toutes les villes d’une certaine taille deviennent globales. Les villes moyennes aussi sont prises dans ce jeu de la globalisation. Il n’y a qu’à voir les enseignes des centres commerciaux, ce sont les mêmes à Lyon, à Aubenas qu’à Paris ou à Francfort. La globalisation touche tout et fait émerger cette idée d’archipel, mais pas au sens de la Grèce ancienne (Platon-Socrate disait que les cités grecques étaient comme des grenouilles autour d’une mare, chacune étant une entité civique et guerrière autonome qui fait la guerre et le commerce avec les autres, tantôt la guerre, tantôt le commerce, tantôt un mélange des deux). Aujourd’hui, les métropoles gardent évidemment une certaine personnalité, mais elles sont surtout des lieux de commutation et des nœuds de croisement de réseaux qui eux sont devenus mondiaux, c’est tout à fait différent. De plus en plus, les flux priment sur les lieux et constituent les lieux.