Les communs urbains, ciment de la « ville contributive »

  • Publié le 7 octobre 2021
  • Claire Brossaud

Faisant face à des défis environnementaux, économiques ou sanitaires sans précédent, les villes doivent innover pour se réinventer. En parallèle des initiatives de renaturation et des progrès technologiques de la smart city, de multiples expérimentations urbaines s’appuient sur des intelligences sociales basées sur la réinterprétation de l’idée de commun. Claire Brossaud analyse la façon dont ces formes de partage de ressources naturelles (ou intellectuelles) reposent sur la promotion de la notion d’usage et de l’action collective. Le commun demeure une pratique en construction permanente, qui relève d’une intelligence collective instituée et nécessite une gouvernance très codifiée, afin de se diriger vers une ville qui ne soit pas simplement intelligente ou collaborative, mais authentiquement contributive.

La définition des communs vous semble-t-elle suffisamment claire pour que nous puissions parler d’un mouvement général qui toucherait les villes ?

L’entrée par la sémantique est en effet importante, car il faut bien comprendre ce que recouvrent les « communs », qui se distinguent du « bien commun » et « des biens communs ». La notion de « commun » est aujourd’hui de plus en plus galvaudée dans différents milieux, notamment ceux de l’architecture et de l’urbanisme. Le terme « bien commun » est porteur de justice sociale, il renvoie à un alter ego collectif et désigne plutôt l’intérêt général. Nous l’employons à ce titre dans la vie courante lorsque nous disons que nous travaillons « pour le bien commun ».

Les « biens communs », en revanche, tels que l’entend Elinor Ostrom[1], correspondent à un espace ou à des ressources naturelles partagées. En réaction à la « tragédie des biens communs », théorisée par Garrett Hardin dans les années 1970, qui expliquait que la surconsommation de ces ressources menait à leur épuisement, Elinor Ostrom a imaginé un modèle dans lequel le partage et la gestion commune des ressources permettraient d’assurer leur maintien. Historiquement, les biens communs se composaient de forêts, de pâturages ou de zones de pêche dans lesquels chacun pouvait puiser du bois de chauffe, du foin ou du poisson, au moyen de droits d’usages spécifiques de la ressource, distinct des droits de propriété qui sont institués progressivement depuis l’antiquité romaine jusqu’à aujourd’hui. Ainsi, dans un village, un four à pain pouvait être la propriété du boulanger ou du châtelain, mais son usage, défini en commun par ses utilisateurs, profitait aux différents membres de la communauté.

Si les « biens communs » sont une ressource, les « communs », en revanche, représentent davantage l’action collective qui permet de gérer et de partager cette ressource, un « agir commun » pour paraphraser David Bollier. Les communs ont notamment rejailli dans la sphère numérique à la fin du XXe siècle. Le renouveau de cette pensée a été porté par des collectifs issus du logiciel libre, de la science ouverte, des initiateurs de licences libres telles les Creative Commons, qui permettent à chacun d’accéder à une ressource intellectuelle, un code logiciel par exemple, et de le partager de manière itérative. La contribution au commun permet ici d’alimenter constamment la ressource, comme dans le cas de Wikipédia, pour prendre un exemple connu. Pour le mouvement du libre, l’enjeu était de ne pas privatiser l’accès à l’information afin de favoriser son accessibilité à tous.

À l’échelle de la ville, les communs peuvent prendre la forme d’un jardin partagé, d’un habitat participatif, d’un tiers lieu autogéré, ou bien encore de fiducies, dont l’objectif est de mutualiser le foncier. Dans le monde rural, nous pourrions citer le mouvement citoyen « Terres de liens », engagé dans la lutte contre la spéculation foncière et l’artificialisation des sols. Celui-ci repose sur la création d’une épargne solidaire utilisée pour l’acquisition de terrains destinés à être loués à des agriculteurs, sur le modèle du fermage.

Existe-t-il un frein culturel à dissocier le foncier de l’usage ? Celui-ci entrave-t-il les innovations urbaines ?

Culturellement les Occidentaux sont habitués à l’idée que posséder un bien immobilier ou une parcelle de terrain garantit sa valeur d’usage, ce qui ne va pas de soi. Les communs transforment le rapport à la propriété foncière et à la consommation de l’espace. Par ailleurs, en France, et de façon générale dans le monde latin, nous sommes bien moins familiers de ces pratiques collectives que ne le sont les Anglo-Saxons, qui ont fondé en partie leur contrat social sur la communauté. Ici, le collectif est incarné par le bien public, ce « public » étant perçu au sens de l’État, ce qui a tendance à reléguer la communauté au second rang. Selon Elinor Ostrom, il existe trois piliers des communs : la ressource, la communauté et la gouvernance. Nous pourrions y rajouter le processus, puisque les communs relèvent toujours de quelque chose à construire par des acteurs – au sein desquels les non-humains sont d’ailleurs de plus en plus pris en compte –, et non d’un état permanent ou d’une ressource stable.

Les communs sont une notion théorique utilisée par les chercheurs et dont beaucoup de leaders d’opinion se saisissent aujourd’hui. Pour autant, il existe de plus en plus de collectifs qui créent de manière concrète des communs sans le savoir ou le revendiquer. Le point de départ réside souvent dans une critique du public et du privé, contrecarrée par une vision socio-politique autogestionnaire que l’on retrouve notamment chez les socialistes utopiques tels que Charles Fourier ou Joseph Proudhon. Les communs se constituent également souvent autour de collectifs d’opposition à des espaces préemptés ou déclassés : des zones laissées à l’abandon par l’acteur public – squares et friches -, des quartiers soumis à de vastes opérations immobilières risquant de dénaturer des identités culturelles, des espaces ruraux sur lesquels pèse le risque de création d’un hypermarché ou d’un aéroport, comme dans le cas de la ZAD Notre-Dame des Landes, etc. Dans ce type de contextes, nous nous situons dans la continuité du « droit à la ville », où l’usage de l’espace, plus que sa propriété, est toujours prégnant.

Lorsque nous parlons d’innovations urbaines, plusieurs acceptions sont possibles. Celles-ci peuvent s’inscrire au sein de « ville intelligente », équipée de tout un tas de dispositifs technologiques installés sans l’avis des populations. Il s’agit là d’une vision techno-pusch de la production urbaine : celle des capteurs généralisés, des voitures autonomes, etc. Elles peuvent également impacter la « ville collaborative », où la question des usages et des communautés est beaucoup plus présente. C’est celle des plates-formes ouvertes telles qu’Uber, Airbnb, etc., mais le mode de régulation de ces plateformes, et d’une manière générale de l’économie collaborative, est problématique. Dans cette ville-là, les communs sont souvent à tort associés au seul libre accès, sans penser à leur gouvernance, par exmple des données. Pour ma part, je m’intéresse davantage à la « ville contributive ». Ici, ce sont les usagers de la ville qui créent leurs propres règles d’usage, comme nous pouvons le voir avec certaines initiatives citoyennes de gestion urbaine : des bases de données géographiques comme open-street map, d’autres alimentaires pour trouver des points de ravitaillement en temps de Covid, etc. La gestion de services urbains par les utilisateurs eux-mêmes leur confère une plus grande autonomie et les rapproche davantage des communs. Un supermarché coopératif, par exemple, prend en compte les comportements des utilisateurs dans la gestion de ses stocks et de ses ressources humaines. Les consommateurs sont également souvent des contributeurs, puisqu’ils peuvent donner quelques heures de leur temps pour travailler au magasin.

Pour faire simple, nous pouvons dire que lorsque nous « faisons pour », nous générons la ville intelligente, quand nous « faisons avec », nous concevons la ville collaborative, et enfin quand nous « faisons nous-mêmes », nous participons à la ville contributive. Aujourd’hui, le « faire avec » est devenu une sorte de norme, mais nous voyons fleurir énormément de mouvements, notamment chez les jeunes, qui cherchent à engager leur responsabilité et à être davantage acteurs plutôt que participants.

Les politiques publiques peuvent néanmoins soutenir la ville contributive, comme ce fut le cas à Bologne, où des partenariats public-commun ont permis une cogestion de certains espaces de proximité avec les usagers. L’un des enjeux de la prise en compte des communs dans les politiques publiques est de définir les marges de manœuvre de chacun. Quelles sont les lignes à ne pas franchir ? Comment s’assurer que cette gestion en commun ne prenne pas la forme d’une nouvelle privatisation de l’espace public ? Intégrer les communs dans l’action publique suppose de (re)considérer l’incertitude dans les projets d’architecture et d’urbanisme, de faire davantage confiance au processus par lesquels ils adviennent et de s’affranchir pour une part de l’obligation de résultat.

En France, nous sommes plutôt enclins à tisser des partenariats public-privé. En quoi les partenariats public-commun permettraient-ils de s’inscrire dans une autre vision de la construction urbaine ?

Le secteur public français est en effet encore loin de ce type de partenariat. Mais il existe néanmoins dans certaines opérations d’aménagement des espaces programmés pour être cogérés par les habitants, notamment dans le domaine de l’habitat participatif. Un prestataire peut y être missionné en amont du projet pour gérer le foncier solidaire et trouver les futurs occupants. Aujourd’hui, à ma connaissance, il s’agit d’un modèle stimulant pour penser plus globalement les partenariats public-commun. Des expérimentations sont en cours, notamment au plan juridique, pour explorer le sujet, via les récents appels à communs – celui de la Fondation de France notamment – ou dans certaines villes comme Grenoble. D’autres leviers restent à inventer : par exemple utiliser la réglementation PLU-H[2] pour identifier des îlots dédiés aux communs, ou généraliser des appels à projets à l’échelle des collectivités territoriales, etc. Contrairement aux modèles de gestion privés, l’appareil juridique et financier n’est pas encore assez développé pour supporter les communs, et beaucoup de communautés s’essoufflent. Faire vivre un commun nécessite en effet une implication constante des membres qui la composent, ce qui représente aujourd’hui un investissement très chronophage et peu rémunérateur, d’où la difficulté de maintenir ces formes d’organisation sociale dans le temps.

Dans le domaine de l’urbanisme provisoire, le sujet est controversé. J’ai coordonné la rédaction d’un dossier sur les communs publié par Métropolitiques, dans lequel Jules Desgoutte fait la distinction entre ce qui relève des communs et ce qui ne l’est pas dans les occupations temporaires de friches. Il montre notamment que ces opérations se sont majoritairement développées au profit d’une plus-value foncière, et comment elles mobilisent des gestionnaires de communautés selon une logique de prestation de service classique très éloignée de l’idée de gouvernance partagée promulguée par des collectifs autogérés.

Il existe beaucoup de règles qui « institutionnalisent » un commun, bien qu’elles ne s’inscrivent pas dans le cadre d’une institution classique. En cela, les initiatives contemporaines d’autogestion sont plus abouties que celles des années 1970. Elinor Ostrom évoque huit règles de gouvernance concernant les ressources naturelles, que nous retrouverons de façon assez similaire dans le domaine de l’urbain : préciser des règles d’usage de l’espace, des règles d’accès via des quotas par exemple, des règles d’aménité et des modalités de décision collective (consentement, consensus, etc.). Des chartes, règlements intérieurs et autres statuts coopératifs comme ceux utilisés en Économie Sociale et Solidaire peuvent venir compléter ces dispositifs et formaliser juridiquement le fonctionnement en commun. Aujourd’hui, nous en venons à parler de « communs négatifs », c’est-à-dire de formes d’action collective d’une communauté qui se dote de droits, d’obligations ainsi que d’une gouvernance afin de ne pas utiliser ou produire une chose, ou bien de gérer collectivement une nuisance (des déchets, une centrale nucléaire désaffectée, des zones de vie sauvage, etc.).

Les difficultés inhérentes au modèle des communs vous semblent-elles liées à une problématique d’échelle, entre action locale et tentative de résolution de problèmes globaux ?

La question des échelles est complexe lorsque nous parlons des communs. La prise en compte des communautés peut conduire au communautarisme, au tribalisme, au localisme et au repli sur soi. Parmi les règles énoncées par Elinor Ostrom, le lien et la reconnaissance des instances extérieures à la communauté sont cruciaux. En 2018, j’avais précisé dans une interview que pour faire système, les communs auraient besoin de changer d’échelle et de s’incarner dans un nouveau contrat social et politique. Il existe pourtant des communs comme Wikipédia qui s’instituent à une échelle beaucoup plus globale, mais l’échelle est étroitement liée à la nature de la ressource : quand elle est informationnelle elle s’étend évidemment plus facilement au-delà du local qu’un tiers-lieu, forcément localisé.

Quelles que soient les échelles, les communs relèvent d’une praxis sociale, et d’expérimentations par le « faire ». J’ai un fils adolescent, et je constate qu’il s’auto-forme davantage en interaction avec d’autres, en regardant des vidéos, qu’à l’école. Il reconnaît bien moins le savoir descendant et institué que la génération précédente, dont je fais partie. La posture de l’apprenant et les formes d’apprentissage ne sont plus du tout les mêmes qu’autrefois. Il est courant de dire que les communs sont des communautés apprenantes qui impliquent une reconnaissance de l’autre, non pour ce qu’il représente – son statut social par exemple –, mais par la place qu’il occupe dans la relation aux autres membres de la communauté. Cette idée recoupe ce que disent beaucoup de philosophes du vivant aujourd’hui, notamment sur la nécessité de retrouver une dimension relationnelle et sensible au monde et aux autres.

[1] Lauréate du prix Nobel d’économie en 2009, et auteure de Gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, publié en 1991.

[2] Plan Local d’Urbanisme – Habitat

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