Vous travaillez à Aalto University, près d’Helsinki, qui est considérée comme une « université de l’innovation ». Pourriez-vous nous expliquer votre rôle dans son processus pédagogique unique ?
Je suis actuellement professeur de conception et développement de produits au sein de l’université Aalto. Ingénieur de formation, cela fait plusieurs décennies que le développement de produits me tient à cœur. J’assure des cours et des TD autour de ce sujet depuis mes débuts, initialement en direction des étudiants en ingénierie mécanique. À la fin des années 1990, par un heureux hasard, un autre professeur à l’université où je travaillais, l’University of Art and Design, m’a demandé si ses étudiants en design pouvaient assister à mon cours. Cela a immédiatement été une réussite, et nous cherchons depuis à favoriser les rapprochements entre les étudiants d’ingénierie et de design. En poursuivant cette approche et en observant les défis ou problèmes que les étudiants rencontraient, nous avons pris conscience d’une contradiction entre les attentes des étudiants et les ressources qui leur étaient fournies par l’université. La Aalto Design Factory, que je dirige, cherche depuis lors à remédier à cet écart.
La réussite de l’expérience menée au sein de l’University of Art and Design a poussé son recteur à imaginer une fusion de trois institutions : l’University of Art and Design, l’University of Technology et la Helsinki School of Business. Plusieurs programmes et cours expérimentaux menés en commun dès 1995 nous avait déjà montré que ce type de croisement faisait sens et nous poussaient vers l’idée de créer ensemble une université de l’innovation. Je pense notamment à l’IDBM, le programme d’International Design Business Management, lancé en commun par les trois anciennes universités bien en amont de leur fusion.
L’idée d’une fusion pure et simple a donc été officiellement avancée par Yrjö Sotamaa en 2005, dans son discours d’ouverture de l’année universitaire. Pour être tout à fait honnête, je ne pense pas que grand monde croyaient vraiment qu’une telle fusion puisse voir le jour. Pourtant, à la surprise générale, le ministre de l’Éducation et des leaders du privé se sont saisis de l’idée et ont permis de la mener à bien. Les dirigeants des trois universités publiques se sont alors engagés dans les préparatifs de la fusion qui donnerait lieu à la formation d’Aalto University. À ce stade, l’idée que ces universités puissent fusionner physiquement n’avait guère effleuré les esprits, et quand la nouvelle université a été lancée, en janvier 2010, nous avions toujours les trois mêmes campus qu’avant, l’un à Espoo et les deux autres à Helsinki. Il y a ensuite eu un mouvement de migration vers un campus unique, construit par le fameux architecte Alvar Aalto, qui a donné son nom à l’université. La nouvelle université a suscité beaucoup de curiosité et nous accueillions près de dix mille visiteurs par an. Je dois admettre que j’avais des réserves concernant la fusion, car en général celles-ci finissent par échouer, mais je pense que ce qui a fait toute la différence, c’est que le regroupement d’Aalto n’était pas poussé l’idée de faire des économies ou d’obscurs logiques bureaucratiques de remaniements administratifs. Nous avons également bénéficié de niveaux d’investissement considérables pour mettre en place cette nouvelle institution, tant du secteur public et que du secteur privé.
En Finlande, l’université a toujours fait partie du système public, et le ministre de l’Éducation est donc au sommet de la hiérarchie. Ceci dit, Aalto était la première université à adopter un modèle de gouvernance légèrement différent, puisqu’elle est gérée par l’Aalto University Foundation, qui a levé des fonds considérables au moment de la fusion, pour atteindre aujourd’hui l’équivalent d’un milliard d’euros environ. Cette structure implique en revanche que le conseil universitaire n’est pas composé d’une sélection de professeurs d’Aalto. Tous les administrateurs sont externes, ce qui est une configuration véritablement novatrice pour une université. Avant 2010, il n’y avait pas d’université en Finlande dont le conseil universitaire et le recteur n’étaient pas choisis parmi les professeurs de l’institution en question. C’est un facteur de changement, d’auto-renouvellement et d’agilité.
Avant que le nom d’Aalto soit définitivement choisi pour l’université, elle a été provisoirement nommée l’Innovation University, ce qui était une façon de répondre aux attentes des leaders du privé et des investisseurs. Dans le discours courant, le terme d’innovation, souvent repris par les politiques ou d’autres leaders, s’inscrit dans la croyance assez commune que les choses intéressantes se produisent aux frontières entre différentes disciplines. J’ai beaucoup d’expérience en la matière, ayant longtemps pratiqué la question avec mes étudiants, et je peux vous dire que ce ne sont pas des choses qui se produisent en un claquement de doigts. L’innovation peut être un processus très pénible. En anglais, le terme de PBL désigne couramment l’apprentissage par problèmes (problem-based learning), ou la pédagogie par projets (project-based learning). Nous avons aussi identifié une nouvelle forme de PBL à la Design Factory : l’apprentissage fondé sur la passion (passion-based learning). Je préfère cette dénomination à celle d’innovation, parce que la notion de passion décrit les deux côtés de la médaille : tant l’enthousiasme et l’engagement que la douleur, la souffrance et la gêne.
La France est au cœur de l’Europe, mais pas la Finlande. La ville d’Helsinki est située un peu au-dessus du 60e parallèle nord, et nous sommes très loin de toute centralité. La plupart des grands secteurs de l’économie finlandaise réalisent plus de 80 % ou 90 % de leur chiffre d’affaires à l’export, parce que le marché domestique ne représente à peu près rien. Nous ne sommes pas concurrentiels en termes de coût de la main-d’œuvre et nous n’avons pas de pétrole. La seule chose qui peut nous aider à être compétitifs à l’internationale est l’innovation, en s’appuyant sur une éducation de qualité et notre capacité à faire les choses de manière singulière. En Finlande, les défis de notre économie et de nos entreprises ne sont pas les mêmes que dans la plupart des grands pays. Nos diplômés doivent notamment être en mesure de rivaliser avec les ceux d’universités connues des États-Unis, de Corée, de France ou d’ailleurs.
Mais comment faire ? Travailler plus dur ? Des étudiants chinois ou coréens pourront le faire encore davantage. S’agit-il d’une question de talent ? Je ne pense pas, puisque par définition, le talent ne concerne qu’une minorité de la population. La seule manière de procéder est de faire les choses un peu différemment et de mieux éviter le gâchis – matériel, financier ou de ressources humaines. Le travail interdisciplinaire et le fait d’apprendre à respecter les autres grâce au travail en équipe sont également essentiels pour faire disparaître les peurs entravant l’innovation : la peur de dire les choses, même si elles ne sont pas toujours positives, la peur de ne pas être à la hauteur, qui pousse à faire semblant d’être autre chose que ce que l’on est réellement. Cela évite des gâchis inutiles dans tous les types d’organisation.