L’Université de l’innovation

  • Publié le 7 octobre 2021
  • Kalevi Ekman
  • 11 minutes

Les enjeux de l’Urbanocène ont remis en avant la complexité de la ville comme milieu et le manque de pertinence des silos de savoirs et d’acteurs au cœur de l’urbanisme moderne. Nous devons favoriser l’innovation urbaine : mais comment former les acteurs de la fabrique de la ville de demain à ce défi ? L’université Aalto, et notamment la Design Factory dirigée par Kalevi Ekman, montre une nouvelle voie. Née de la fusion de trois universités d’Helsinki (technologie, art-design et commerce), elle favorise les cursus transdisciplinaires, l’esprit entrepreneurial et l’apprentissage par le prototypage.

Vous travaillez à Aalto University, près dHelsinki, qui est considérée comme une « université de l’innovation ». Pourriez-vous nous expliquer votre rôle dans son processus pédagogique unique ?

Je suis actuellement professeur de conception et développement de produits au sein de l’université Aalto. Ingénieur de formation, cela fait plusieurs décennies que le développement de produits me tient à cœur. J’assure des cours et des TD autour de ce sujet depuis mes débuts, initialement en direction des étudiants en ingénierie mécanique. À la fin des années 1990, par un heureux hasard, un autre professeur à l’université où je travaillais, l’University of Art and Design, m’a demandé si ses étudiants en design pouvaient assister à mon cours. Cela a immédiatement été une réussite, et nous cherchons depuis à favoriser les rapprochements entre les étudiants d’ingénierie et de design. En poursuivant cette approche et en observant les défis ou problèmes que les étudiants rencontraient, nous avons pris conscience d’une contradiction entre les attentes des étudiants et les ressources qui leur étaient fournies par l’université. La Aalto Design Factory, que je dirige, cherche depuis lors à remédier à cet écart.

La réussite de l’expérience menée au sein de l’University of Art and Design a poussé son recteur à imaginer une fusion de trois institutions : l’University of Art and Design, l’University of Technology et la Helsinki School of Business. Plusieurs programmes et cours expérimentaux menés en commun dès 1995 nous avait déjà montré que ce type de croisement faisait sens et nous poussaient vers l’idée de créer ensemble une université de l’innovation. Je pense notamment à l’IDBM, le programme d’International Design Business Management, lancé en commun par les trois anciennes universités bien en amont de leur fusion.

L’idée d’une fusion pure et simple a donc été officiellement avancée par Yrjö Sotamaa en 2005, dans son discours d’ouverture de l’année universitaire. Pour être tout à fait honnête, je ne pense pas que grand monde croyaient vraiment qu’une telle fusion puisse voir le jour. Pourtant, à la surprise générale, le ministre de l’Éducation et des leaders du privé se sont saisis de l’idée et ont permis de la mener à bien. Les dirigeants des trois universités publiques se sont alors engagés dans les préparatifs de la fusion qui donnerait lieu à la formation d’Aalto University. À ce stade, l’idée que ces universités puissent fusionner physiquement n’avait guère effleuré les esprits, et quand la nouvelle université a été lancée, en janvier 2010, nous avions toujours les trois mêmes campus qu’avant, l’un à Espoo et les deux autres à Helsinki. Il y a ensuite eu un mouvement de migration vers un campus unique, construit par le fameux architecte Alvar Aalto, qui a donné son nom à l’université. La nouvelle université a suscité beaucoup de curiosité et nous accueillions près de dix mille visiteurs par an. Je dois admettre que j’avais des réserves concernant la fusion, car en général celles-ci finissent par échouer, mais je pense que ce qui a fait toute la différence, c’est que le regroupement d’Aalto n’était pas poussé l’idée de faire des économies ou d’obscurs logiques bureaucratiques de remaniements administratifs. Nous avons également bénéficié de niveaux d’investissement considérables pour mettre en place cette nouvelle institution, tant du secteur public et que du secteur privé.

En Finlande, l’université a toujours fait partie du système public, et le ministre de l’Éducation est donc au sommet de la hiérarchie. Ceci dit, Aalto était la première université à adopter un modèle de gouvernance légèrement différent, puisqu’elle est gérée par l’Aalto University Foundation, qui a levé des fonds considérables au moment de la fusion, pour atteindre aujourd’hui l’équivalent d’un milliard d’euros environ. Cette structure implique en revanche que le conseil universitaire n’est pas composé d’une sélection de professeurs d’Aalto. Tous les administrateurs sont externes, ce qui est une configuration véritablement novatrice pour une université. Avant 2010, il n’y avait pas d’université en Finlande dont le conseil universitaire et le recteur n’étaient pas choisis parmi les professeurs de l’institution en question. C’est un facteur de changement, d’auto-renouvellement et d’agilité.

Avant que le nom d’Aalto soit définitivement choisi pour l’université, elle a été provisoirement nommée l’Innovation University, ce qui était une façon de répondre aux attentes des leaders du privé et des investisseurs. Dans le discours courant, le terme d’innovation, souvent repris par les politiques ou d’autres leaders, s’inscrit dans la croyance assez commune que les choses intéressantes se produisent aux frontières entre différentes disciplines. J’ai beaucoup d’expérience en la matière, ayant longtemps pratiqué la question avec mes étudiants, et je peux vous dire que ce ne sont pas des choses qui se produisent en un claquement de doigts. L’innovation peut être un processus très pénible. En anglais, le terme de PBL désigne couramment l’apprentissage par problèmes (problem-based learning), ou la pédagogie par projets (project-based learning). Nous avons aussi identifié une nouvelle forme de PBL à la Design Factory : l’apprentissage fondé sur la passion (passion-based learning). Je préfère cette dénomination à celle d’innovation, parce que la notion de passion décrit les deux côtés de la médaille : tant l’enthousiasme et l’engagement que la douleur, la souffrance et la gêne.

La France est au cœur de l’Europe, mais pas la Finlande. La ville d’Helsinki est située un peu au-dessus du 60e parallèle nord, et nous sommes très loin de toute centralité. La plupart des grands secteurs de l’économie finlandaise réalisent plus de 80 % ou 90 % de leur chiffre d’affaires à l’export, parce que le marché domestique ne représente à peu près rien. Nous ne sommes pas concurrentiels en termes de coût de la main-d’œuvre et nous n’avons pas de pétrole. La seule chose qui peut nous aider à être compétitifs à l’internationale est l’innovation, en s’appuyant sur une éducation de qualité et notre capacité à faire les choses de manière singulière. En Finlande, les défis de notre économie et de nos entreprises ne sont pas les mêmes que dans la plupart des grands pays. Nos diplômés doivent notamment être en mesure de rivaliser avec les ceux d’universités connues des États-Unis, de Corée, de France ou d’ailleurs.

Mais comment faire ? Travailler plus dur ? Des étudiants chinois ou coréens pourront le faire encore davantage. S’agit-il d’une question de talent ? Je ne pense pas, puisque par définition, le talent ne concerne qu’une minorité de la population. La seule manière de procéder est de faire les choses un peu différemment et de mieux éviter le gâchis – matériel, financier ou de ressources humaines. Le travail interdisciplinaire et le fait d’apprendre à respecter les autres grâce au travail en équipe sont également essentiels pour faire disparaître les peurs entravant l’innovation : la peur de dire les choses, même si elles ne sont pas toujours positives, la peur de ne pas être à la hauteur, qui pousse à faire semblant d’être autre chose que ce que l’on est réellement. Cela évite des gâchis inutiles dans tous les types d’organisation.

 

Locaux de l’Aalto Design Factory, Espoo, Finlande, 2019 Photo by George Atanassov

Diaporama : Campus de l’université Aalto et locaux de l’Aalto Design Factory, Espoo, Finlande, 2019 et journée de présentation de start-up, Aalto Design Factory, 2014

De manière concrète, quelle forme prend la transdisciplinarité dans l’enseignement à Aalto University ?

Nous avons des classes allant de la maternelle aux études doctorales, réunies sur le même campus. Nous avons désormais trois lycées sur le site du campus, et certains de leurs cours ont lieu dans les locaux de l’université, comme les lycées manquent de place. Nous accueillons également l’Espoo International School, qui est une école élémentaire, et nous avons encore une maternelle, située juste à côté de la Design Factory.

Les problèmes de moisissures sont très importants dans les bâtiments en Finlande, et les écoles ne font pas exception. De ce fait, plus de 48 000 enfants ont classe dans des locaux temporaires, selon Yle, la radiotélévision publique nationale de Finlande. Cela nous a conduits à réfléchir activement à l’idée d’école comme service, à rebours d’une vision centrée sur le simple investissement financierdans les écoles. Il s’agissait pour nous de penser à de meilleures façons d’atteindre des objectifs éducatifs. La ville d’Espoo est très impliquée dans ces programmes et a relocalisé trois écoles sur notre campus ces dernières cinq ou six dernières années.

Je serais bien incapable de faire la liste des cours que les étudiants suivent à Aalto. En Finlande, les études supérieures commencent généralement vers 19-20 ans. Tous les étudiants de premier cycle, qu’ils étudient l’ingénierie, le design, l’architecture ou les affaires partagent initialement un même bâtiment. En poursuivant leurs études, ils commencent à travailler dans des bâtiments dédiés. Mais dès le niveau licence, certains cours sont spécifiquement conçus dans une logique d’inter- ou de transdisciplinarité. La plupart des cours sont ouverts à tous, et les étudiants choisissent librement ceux qu’ils veulent suivre en complément de leur tronc fondamental. Nous leur offrons en effet la possibilité de sortir de leur discipline principale et de suivre des programmes communs entre les arts plastiques et l’ingénierie chimique par exemple. Cette combinaison ne semble pas forcément évidente de prime abord, mais elle est devenue un franc succès. Les étudiants examinent par exemple la façon dont des fibres biosourcées pourraient se substituer au coton, très consommateur en terres et en eau, ou encore aux moyens de recycler des matériaux textiles usagés. Il y a des initiatives de différentes ampleurs. Nous avons même un programme de maîtrise qui s’appelle « Created Sustainability » – durabilité produite –, qui réunit des cours et des activités destinés aux étudiants qui auraient un intérêt marqué pour le sujet. Nous demandons également à chaque enseignant de mettre en avant les liens entre leur cours et les Objectifs de Développement Durable des Nations Unies. Cette démarche est d’ailleurs devenue systématique pour tous les cours au sein de l’université.

Je crois qu’il faut également mentionner le fait que la jeune génération est souvent d’origine citadine, et que nous ne bénéficions donc plus de cette tradition forte que nous avions au « bon vieux temps » où les jeunes avaient un savoir-faire pratique issu de l’agriculture, de l’habitude de bricoler et réparer les choses. Aujourd’hui, nous ne pouvons plus nous attendre à ce qu’ils aient de telles compétences en amont de leur cursus. La plupart des étudiants n’ont jamais eu l’opportunité de construire un prototype ou de sérieusement tripatouiller des objets physiques, raison pour laquelle c’est l’un des aspects du travail de conception que nous encourageons le plus. Nous invitons les étudiants à réaliser des choses : pas juste à les esquisser ou à rester assis derrière leurs ordinateurs à réaliser des modèles à l’aide de logiciels, mais vraiment de les construire, de façon à ce qu’ils comprennent combien de temps cela prend, combien cela coûte, et qu’il puisse se rendre compte que certaines idées peuvent parfois s’avérer médiocres une fois appliquées.

Projet présenté lors d'un gala annuel de développement de produits de l'Aalto Design Factory
Avez-vous vous déjà eu l’opportunité de travailler à l’échelle urbaine avec la Design Factory ? Comment concevoir des produits qui puissent être mis au service de la conception urbaine ?

Les étudiants de tous les horizons, dont l’architecture, sont les bienvenus à la Design Factory. Nous avons par exemple des étudiants en architecture qui devaient réaliser quelque chose qu’ils ne pouvaient pas faire ailleurs. C’est la raison principale pour laquelle ils se sont tournés vers nous : nous disposons des équipements et de l’espace dont ils ont besoin. Nous avons aussi accueilli des cours d’architecture et d’urbanisme. Bien sûr, ils ont leur propre école et leurs propres locaux, mais la Design Factory dispose d’un cadre opérationnel unique qui facilite la mise en pratique et l’apprentissage. Ici, vous pouvez faire des choses beaucoup plus efficacement que partout ailleurs.

La majorité des financements de la Design Factory viennent directement de l’université. Pour autant, cela n’empêche pas que mes cours ou TD bénéficient également de mécénat d’entreprises. Sur le plan de la conception urbaine, la difficulté pour mon cours est liée au fait que nous nous intéressons au développement de produits tangibles, qui présentent généralement peu d’intérêt pour les villes. D’autres programmes s’intéressant à des sujets immatériels, tels qu’IDBM (International Design Business Management), disposent de plus de libertés pour former des partenariats avec des villes ou d’autres organisations. L’échelle urbaine convient très bien à leurs projets d’étudiants. Mais, par nature, les projets de développement de produits concernent toujours d’une manière ou d’une autre des produits tangibles, ce qui fait que nous rencontrons des difficultés à définir de bons sujets pour travailler avec les villes.

 

Diaporama : Ateliers de construction, Aalto Design Factory

 

Nous avons eu quelques opportunités cependant : les villes d’Helsinki et d’Espoo ont par exemple été nos partenaires et nos clients, et nous avons également mené récemment à terme un projet de développement d’un an visant à mettre au point quatre collections de mobilier urbain intelligent pour un consortium dirigé par Nokia. Il faut savoir que Nokia ne fabrique plus de téléphones, mais monte des réseaux, et la 5G constitue la prochaine grande révolution technologique, entraînant notamment une bien plus forte présence des technologies en ville : vidéo surveillance, bus robotisés sans conducteur, drones, et ainsi de suite. Toutefois, une ville n’est « intelligente » que lorsque les technologies sont au service des gens, et pas le contraire. Notre équipe n’a donc pas seulement travaillé sur ce sujet de manière théorique, mais également créé des produits : un lampadaire et un banc intelligent, doté d’un écran tactile et de bornes de recharge de téléphones, mais aussi un modèle d’arrêt de bus. Au début, Nokia et les autres sociétés impliquées affirmaient qu’elles se satisferaient de modèles en 3D ou en réalité virtuelle. Mais elles ont fini par comprendre à quel point il est essentiel de disposer de prototypes grandeur nature pour pouvoir se faire une idée précise d’objets aussi grands. La Design Factory procède généralement comme cela, prototypant pour voir, toucher et sentir. Notre philosophie n’est pas seulement de faire les choses de manière théorique, mais également de mettre en pratique les idées.

Cela peut sembler surprenant, mais même dans notre école d’ingénieurs, ce type d’expérience fait défaut à beaucoup d’étudiants. Ils sont souvent très doués pour résoudre des problèmes sur papier ou sur ordinateur, mais cela pose problème pour leur insertion, les employeurs estimant souvent que les qualités des jeunes diplômés ne correspondent pas aux exigences concrètes du milieu professionnel. En raison de ce manque d’expérience pratique, il leur faut davantage de temps pour gagner en compétence et arriver à prendre leur place en entreprise.

C’est quelque chose que nous n’aimons pas et que nous souhaitons changer. Plus vous vous exercez à expérimenter et construire dans le monde réel, plus vous prenez conscience de vos aptitudes et de vos compétences, ce qui permet d’être plus ambitieux sur le plan professionnel. Quand nous parlons d’innovation et d’entrepreneuriat, il faut voir cela comme un environnement externe. Malheureusement, beaucoup de bâtiments et de salles de conférences des universités sont si stériles qu’ils ne laissent pas de place à une « contamination » utile. Pour moi, la Design Factory est justement ce lieu où le risque de contracter le virus de l’entrepreneuriat est le plus fort. Cela ne veut pas dire que tout le monde deviendra entrepreneur et montera une société, mais au moins tous auront cet esprit d’entreprise. Et même si les diplômés choisissent au final de rejoindre une grande entreprise, ils joueront le rôle de perturbateurs suscitant des changements positifs.

 

 

 

Image de couverture : projet exposé lors d’un gala annuel de conception et développement de produits, Design Factory, Université Aalto

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