Mémoires contemporaines

  • Publié le 20 avril 2017
  • Bertrand Julien-Laferrière

En faisant appel, en amont d’un grand projet de reconversion immobilière, aux artistes Per Barclay et Alain Bublex, la Société Foncière Lyonnaise a conduit une réflexion sur la transformation d’un lieu du patrimoine industriel du XXe siècle en lieu de vie et de travail contemporain. Cette ancienne usine de Boulogne-Billancourt, déjà reconvertie en bureaux à la fin du XXe siècle, subit une nouvelle transformation pour s’adapter aux besoins des entreprises d’aujourd’hui. Pour Bertrand Julien-Laferrière, l’enjeu est de définir un nouvel archétype de bâtiment tertiaire dont le design, la fonctionnalité et le confort des espaces de travail favoriseront l’innovation et l’épanouissement des talents. Le frottement de la culture et de la création artistique avec les activités économiques donne du sens à ceux qui vivent et travaillent dans cet environnement repensé.

Bertrand Julien-Laferrière est diplômé de l’École Centrale de Paris, de l’Université de Californie à Berkeley et de l’Insead. Il dirige les activités immobilières d’Ardian, principale société de gestion alternative en Europe.

La Société Foncière Lyonnaise, en collaboration avec le Centre de Création Contemporaine de Tours (CCC), a imaginé un programme de production artistique titré « Mémoires contemporaines ». L’aventure commence au printemps 2011 avec la création de deux installations monumentales et éphémères sur le site du bâtiment industriel du 46, Quai Le Gallo à Boulogne-Billancourt. L’une est conçue par le Norvégien Per Barclay, l’autre par le Français Alain Bublex. Intervenant dans un temps intermédiaire (postérieur aux travaux de normalisation et antérieur aux travaux de restructuration) dans un édifice vide, ces deux œuvres sont le prélude d’un vaste projet immobilier : « In/Out ». Et posent la question de la transformation d’un lieu de patrimoine industriel du xx e siècle en un lieu de vie et de travail contemporain.

Ce rapport à l’espace si présent chez Bublex et Barclay est devenu, pour les entreprises, une question incontournable. Elles doivent, avec leur histoire et leurs codes, se projeter dans l’avenir, dans un espace-temps chaque jour plus complexe. La conception d’un projet d’immeuble tertiaire sur un site historique, en adéquation avec les besoins de ses futurs utilisateurs, représente pour le maître d’ouvrage et l’architecte, un enjeu de même nature : respecter le patrimoine et l’environnement tout en créant un nouveau modèle ancré dans le réel.

Transformer et conserver

Inventer un lieu de travail constitue un formidable défi : qui peut en prévoir l’appropriation par de futures équipes ? L’organisation, les méthodes de travail, les métiers, les clients et la culture de chaque entreprise interagissent avec leur site pour faire émerger de nouveaux paradigmes.

Dans un monde dont la complexité et la vitesse de transformation sont toujours croissantes, l’innovation et le développement des talents sont au cœur de la stratégie de toute société. On ne peut ni les planifier ni les imposer, mais l’architecture, le design et les modalités de travail qui en découlent ont un rôle déterminant à jouer : ils créent un cadre « inspirationnel » et, en stimulant les échanges et les rencontres, favorisent l’activation des idées.

Le principal défi aujourd’hui lancé à l’entreprise est de gérer les paradoxes, de concilier l’interne et l’externe. D’un côté, améliorer les échanges entre les équipes pour accroître l’expertise des spécialistes, croiser les différentes compétences, enrichir les savoir-faire collectifs de multiples départements. De l’autre, développer les relations avec ses fournisseurs, ses partenaires et ses clients, autrement dit s’ouvrir sur le monde extérieur. Conjuguer en permanence court terme et long terme, spécialité et transversalité, code génétique et projection dans le futur, rentabilité immédiate et investissement prospectif, histoire et modernité, tout ceci constitue le « in » et le « out » de l’entreprise moderne. C’est là tout le sens du projet de Boulogne-Billancourt qui repose sur une double exigence : transformer et conserver.

L’incroyable site du 46, Quai Le Gallo à Boulogne est à préserver. Ce bâtiment emblématique, ancré tel un paquebot sur les quais de la Seine, a traversé les bouleversements économiques, sociaux et culturels du siècle passé tout en connaissant de nombreuses mutations. Construit en 1927 afin d’accueillir la société LMT (Le Matériel Téléphonique), il a servi une activité de production sur trois hectares et six étages de planchers en béton. Symbole d’une activité industrielle « légère » tournée vers l’innovation, l’image et l’identité de cet immeuble sont gravées dans la mémoire collective.

"Le Matériel Téléphonique", Boulogne-Billancourt, Adolphe Bocage, 1927 © Fonds SFL

Ainsi qu’en témoigne l’implantation de Renault un peu plus loin, l’âge d’or de l’industrie florissante et conquérante, celle des « Arts et Industries » pour reprendre le titre d’une élégante revue d’architecture de l’époque, n’hésite pas à mettre les usines au bord de la Seine, face au Parc de Saint-Cloud et aux terrasses de l’ancien château de « Monsieur », duc d’Anjou, frère de Louis XIV.

L’architecte du « 46 », Adolphe Bocage, est l’incarnation même de ces talents créatifs qui ont œuvré au tournant du siècle, capable de passer d’une subtile écriture architecturale Art nouveau dans plusieurs immeubles d’habitation parisiens, à une modernité de constructeur ingénieur. Il reprend ici, dans ce qui sera l’un de ses derniers ouvrages, les principes de l’Art déco : simplicité des formes, géométrie, cohérence structurelle, utilisation du béton armé. Il annonce aussi le changement d’échelle de la ville et la vision de la modernité.

Soixante-dix ans après sa création, Thomson Multimedia rachète le bâtiment pour en faire son siège social. L’usine se transforme en bureaux – on passe du secteur secondaire au tertiaire. Sans changer fondamentalement la structure atypique du lieu, l’entreprise y instaure avec talent et beaucoup d’intuition un espace organisationnel de travail et de recherche unique et, à bien des égards, avant-gardiste. Elle invite des designers reconnus comme Philippe Starck mais aussi de jeunes talents à y développer de nouveaux produits. Elle convie l’artiste Daniel Buren et l’architecte Patrick Bouchain, qui s’approprient avec intelligence, quelques années avant Per Barclay, le centre névralgique de l’immeuble, lieu de croisement et de transmission. Daniel Buren investit les escaliers monumentaux et les baies vitrées des quatre grandes façades de l’atrium tandis que Barclay s’empare de la surface au sol, tous deux révélant, soulignant l’ordonnance rythmée et la monumentalité de l’architecture. L’immeuble du quai Le Gallo étant devenu trop grand et techniquement obsolète avec le développement des nouvelles technologies, le groupe Thomson Multimedia, rebaptisé Technicolor, déménage en 2010 à Issy-les Moulineaux. Ses anciens collaborateurs évoquent encore avec nostalgie la beauté d’un cadre verdoyant, avec vue sur le fleuve, leurs conditions de travail exceptionnelles en dépit d’un contexte économique tendu, et surtout l’incroyable dynamique humaine du lieu qui renforçait l’esprit d’entreprise.

La Société Foncière Lyonnaise, propriétaire de la bâtisse depuis 1999, décide alors de transformer cet édifice au passé glorieux en un nouvel archétype de bâtiment tertiaire dont le design, la fonctionnalité et le confort des espaces de travail favoriseront l’innovation et l’épanouissement des talents. Ainsi naît le projet « In/Out », dont l’idée maîtresse est celle d’un grand campus urbain dans l’Ouest parisien, au cœur de la « Vallée de la Culture », un site qui allie urbanité et nature. Un ensemble immobilier singulier avec 30 000 m 2 de bureaux performants conçus pour faciliter le travail et la communication de centaines de personnes, et un pôle de services établi dans une nouvelle construction au design résolument contemporain. Les instigateurs de ce vaste projet ambitionnent ainsi de préserver un remarquable patrimoine industriel et culturel sans oublier l’approche environnementale. « In/Out », c’est la renaissance d’un lieu d’exception, un lieu où la culture et la création artistique doivent côtoyer et faire fructifier les activités des entreprises, donner de la citoyenneté et du sens à ceux qui y vivent et y travaillent.

L’éternel et le provisoire

Avant le lancement du chantier de rénovation du bâtiment, le désir nous est venu de confronter ce site, à l’aube d’une évolution radicale, au regard et au travail d’artistes afin qu’ils interrogent le sens et les paradoxes de cette transformation spatiale et sociale, et traduisent les enjeux de « In/Out » dans leur propre démarche. C’est ainsi que le projet « Mémoires contemporaines » voit le jour avec la collaboration du CCC. Cet événement réunit pour la première fois Alain Bublex et Per Barclay. Depuis plus de vingt ans, ces deux plasticiens aux productions multiformes s’intéressent, avec des pratiques très différentes, aux questions liées à l’architecture, à l’identité des lieux mais aussi au temps et à la mémoire.

Leurs propositions éphémères, de natures et d’échelles différentes, instaurent un dialogue entre deux espaces : l’intérieur du grand bâtiment industriel « In » et le petit pavillon d’entrée « Out » ; entre deux processus : l’événementiel et l’évolutif ; entre deux temporalités : le caractère « éternel » de l’immeuble principal dont la structure, conservée, subsistera dans la mémoire collective, et celui, provisoire, de la maison du gardien qui sera détruite à la fin du chantier.

L’installation très spectaculaire de Per Barclay fait partie de la série des « chambres d’huile » commencée il y a une vingtaine d’années. Il s’agit de la plus grande jamais réalisée, la plus impressionnante aux dires de l’artiste. Les 1500 m 2 du gigantesque atrium, au cœur du bâtiment, ont été recouverts d’une huile de vidange noire, la surface sombre fonctionnant comme un miroir réfléchissant, qui double les volumes des six niveaux quadrillés et bouleverse nos repères spatiaux et sensoriels. Le visiteur, arrêté au bord de l’œuvre, regarde et se perd dans un abîme virtuel. Le dispositif est resté en place quelques jours, tel un constat vertigineux. Comme souvent chez Barclay, la révélation de la beauté du lieu n’est pas exempte de tension et d’inquiétude.

Si Per Barclay est avant tout sculpteur, ses installations sont principalement destinées à la prise de vue. Très vite, l’œuvre photographique issue de cette intervention a émergé. Les grands tirages originaux de la série « 46 Quai Le Gallo » se sont inscrits dans la continuité de son travail. La nostalgie de l’éphémère que la « chambre d’huile » inspire disparaît, remplacée par l’œuvre photographique, forte, magnifique, pérenne.

La démarche d’Alain Bublex apparaît également en parfaite osmose avec le projet « In/Out ». S’interrogeant sans cesse sur l’évolution du monde, l’artiste endosse tour à tour les rôles d’urbaniste, d’utopiste, d’inventeur, de chercheur, pour créer des œuvres où l’imaginaire se mêle au réel. Bublex choisit ici d’investir un lieu modeste, la maison du gardien, dont l’emplacement et la fonction sont pour le moins symboliques.

"Le Pavillon Fantôme", Boulogne-Billancourt, 2011 © Alain Bublex Courtesy Galerie Vallois

Son projet s’inscrit dans la série des images « Fantômes » qui substituent à des photographies leur dessin simplifié, réalisé par ordinateur. Ces dessins constituent un relevé à la fois réaliste et stylisé de fragments de paysages urbains. L’artiste expérimente pour la première fois son procédé en trois dimensions sur une architecture réelle en enveloppant le pavillon dans une bâche sur laquelle est imprimé son propre dessin à l’échelle 1/1. Il nous est donc donné à voir non plus la maison, mais l’image de la maison rebaptisée le Pavillon Fantôme.

Sur une période qui va de la fin du printemps au début de l’hiver, le Pavillon Fantôme joue avec le temps et la diminution progressive de la lumière. Apparaissant fugacement en plein jour, il s’éclaire et s’impose la nuit, dominant son environnement obscur. Au fur et à mesure que changent les saisons, le fantôme du Quai Le Gallo, où circulent quotidiennement des dizaines de milliers de véhicules, se dévoile un peu plus tôt dans la soirée et affirme progressivement son existence. Le pavillon sera démoli à la fin du chantier pour laisser place à une nouvelle voie douce pour les piétons et les cyclistes. Il ne restera plus que la mémoire de cette petite maison que personne n’avait jamais vraiment remarquée et à laquelle l’artiste aura donné une identité.

"Plug-in City", 68-74, Quai de la Rapée, 2011 © Alain Bublex Courtesy Galerie Vallois

En marge de son Pavillon Fantôme, Alain Bublex a également réalisé à partir du bâtiment Thomson et de trois autres immeubles du patrimoine parisien de la Société Foncière Lyonnaise, quatre œuvres de la série «Plug-in City». Partant de l’idée de l’architecte Peter Cook, que la ville est modulable et qu’on peut y greffer des cellules habitables, des bâtiments Algeco transportés par hélicoptère viennent s’ajouter à l’existant. Accrochées dans nos bureaux, ces images constituent, avec les cinq œuvres photographiques de la série « 46 Quai Le Gallo » de Per Barclay, l’amorce de la « Collection SFL d’Art Contemporain» dont la photographie sera le support, la ville et l’architecture les thématiques centrales. La double intervention de ces artistes majeurs que sont Per Barclay et Alain Bublex aura incontestablement servi de révélateur. Jouant avec le temps, l’espace, la mobilité, leurs œuvres recomposent l’existant et nous propulsent dans l’avenir.

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