New old cities vs old new cities : la ville de quel futur ?

  • Publié le 24 avril 2017
  • Julien Eymeri
  • 15 minutes

Voyager et visiter les smart cities émergeant de par le globe confronte à des réalités urbaines si neuves qu’elles semblent perpétuellement encore à venir, comme hésitantes, si tant est qu’au-delà des discours plus ou moins formatés et pleins de bonnes intentions ces villes finissent réellement par prendre corps. Le consultant Julien Eymeri confronte pour Stream son expérience de Songdo, smart city coréenne, Masdar, son pendant émirati, avec les efforts de transformation et de réinvention de Détroit, pour interroger les qualités d’une ville à l’ère du numérique et la place de l’entreprise dans son développement.

Julien Eymeri est consultant, fondateur de l’agence Quartier Libre.

Découvrir une ville est toujours une expérience singulière et intime. Celle ressentie lorsque l’on s’y trouve immergé pour la première fois, bousculé par le trajet dans une boîte métallique volante, flottante ou roulante et encore perturbé par une montre qui n’indique manifestement plus la bonne heure. Un nouvel espace-temps s’impose à nous. Reprendre ses repères au plus vite ou bien accepter de flotter encore un peu dans un vertige salutaire pour entr’apercevoir peut-être une autre réalité. Surtout, ne pas chercher tout de suite à comprendre.

Songdo, la ville de l’ubiquité

Mon expérience de Songdo commence ainsi. Arrivé la nuit tombée à l’aéroport d’Incheon, embarqué dans un « taxi-discothèque » filant à vive allure sur un pont flambant neuf enjambant la mer Jaune sur près de 21 kilomètres, déposé enfin dans un hôtel de standing international, je grimpe dans ma chambre et découvre par la fenêtre la ville la nuit. Des points lumineux délimitent la skyline des bâtiments et les espaces publics ; quelques voitures circulent. Aucun panneau publicitaire ni vitrine de commerce éclairée où accrocher mon regard. L’imaginaire fait le reste. Le nez collé à la baie vitrée, je projette un fantasme de cette cité du futur dont tout le monde parle.

On a en effet déjà beaucoup glosé sur cette ville sortie de terre (ou plutôt de vase, ses 600 hectares étant construits sur des polders) après dix ans de travaux et 35 milliards de dollars investis dans un chantier titanesque, supposée à terme (2025 ?) accueillir 65 000 habitants et quelque 300 000 commutters. Songdo se veut l’archétype de la ville durable à la pointe de la technologie. Ses infrastructures couvrent toutes les dimensions du développement durable : transports (connexion à venir aux réseaux de transport en commun rapide, mixité urbaine pour permettre une accessibilité domicile-travail en moins de dix minutes, une infrastructure de walkable city), consommation d’eau (utilisation de l’eau de mer et de l’eau de pluie, traitement de l’eau grise), consommation d’énergie (ampoules LED, panneaux solaires, bâtiments certifiés LEED), traitement des déchets (déchets de construction recyclés à 75%, réseau de collecte pneumatique), qualité de vie (40% d’espaces verts, golf en plein centre ville, école internationale et campus universitaire, palais des Congrès). Quant à la technologie, elle est présente via des synapses informatiques enterrées et emmurées offrant sécurité et services : des milliers de caméras de surveillance, une traçabilité en temps réel des véhicules, des connexions individuelles permettant la mise en œuvre des dernières facilités domotiques pour faire de Sondgo la première ville de l’ubiquité La « U-City » ou « Ubiquitous City » est le terrain d’expérimentation big-brotherien des opérateurs et équipementiers télécoms. Elle est conçue selon une logique d’intégration globale des systèmes énergétiques et d’information dans un continuum reliant la sphère privée (panneau de commande permettant le contrôle de l’ensemble des fonctions de l’habitat – lumières, température, volets, musique – et la surveillance à distance des enfants) jusqu’aux espaces publics (suivi, contrôle et optimisation du trafic routier grâce à des véhicules équipés de puces RFID, gestion dynamique et intelligente de la signalisation,  gestion des flux de personnes et adaptation en conséquence du niveau d’éclairage public).. Elle devient ainsi un espace-temps unique et commun à l’ensemble des habitants, projetés dans une existence virtuellement augmentée : ils sont partout, à tout moment.

Au réveil, la ville – ou devrais-je écrire son chantier – apparaît dans toute sa démesure, son état actuel de développement la transformant en décor surdimensionné au regard de sa population réelle. L’accumulation de clichés urbains et culturels célébrant une nostalgie toute occidentale y est sans doute le plus perturbant : canaux de Venise, mini Central Park, squares façon Savannah, centre culturel de Sydney et waterfront de Manhattan… L’ensemble représenté par un plan qui ressemble étrangement (ou pas !) à un microprocesseur, le commissariat de police planté en son cœur.

SONGDO © QUARTIER LIBRE
SONGDO © QUARTIER LIBRE
SONGDO © QUARTIER LIBRE
SONGDO © QUARTIER LIBRE

Il suffit d’ailleurs de quitter Songdo pour rejoindre Séoul – deux heures sont nécessaires – pour avoir le sentiment de quitter une île occidentalisée flottant au large de la Corée du Sud. Le modèle est résolument tourné vers son aéroport – accessible en seulement 15 minutes et classé troisième plus grande zone duty-free du monde après celles de Londres et de Dubaï – et, grâce à l’instauration d’une zone franche, se veut attractif pour des entreprises internationales opérant sur la zone géographique nord-asiatique entre le Japon et la Chine. Bien que les grandes enseignes mondiales tardent encore à s’installer (il est vrai que la compétition des villes chinoises situées à un saut de jet est rude), cependant le choix opéré par l’ONU d’y implanter – face à cinq autres candidatures émanant d’Allemagne, du Mexique, de Namibie, de Pologne et de Suisse – son Green Climate Fund est accueilli par les autorités sud-coréennes comme un symbole puissant de légitimation et de crédibilisation du projet Sondgo sur la scène internationaleAu-delà du symbole, il demeure néanmoins à en confirmer le réalisme: imaginé en 2010 pour aider financièrement les pays les plus vulnérables à limiter leur impact environnemental et à se prémunir contre les effets du changement climatique, ce «Fonds vert pour le climat» doit maintenant, dans un contexte de crise économique persistante, réussir à réunir les 100 milliards de dollars annuels prévus à l’horizon 2020..

L’accumulation de cartes postales percute également la promesse d’ultra-modernité. L’intérieur des bâtiments apparaît déjà très daté et de médiocre facture; la technologie embarquée dans les appartements témoins se révèle finalement très décevante (surtout au regard de la réputation technophile de la Corée du Sud) et montre quelques signes de faiblesse (le chauffage par 10°C aurait pourtant été bien utile). Quant à la visite du Center for Excellence de Cisco (showroom de solutions urbaines), il surprend non pas par ses prouesses technologiques – certaines, utiles, liées à la télémédecine, d’autres plus superflues comme le fait de transformer son salon en discothèque par la simple pression d’un bouton – mais par les simulations proposées pour démontrer la puissance du système (du kidnapping d’enfant à l’accident sur la route, en passant par un malaise cardiaque à domicile) trahissant un niveau élevé d’angoisse généralisée. L’habitant de Songdo, cobaye du living-lab de Cisco, peut se ranger sous la protection de la firme américaine, comme l’on se mettait jadis sous la protection d’un seigneur, plus récemment d’un État. Nous ne sommes plus très loin de la vision totalitaire de l’Alphaville mise en image par Jean-Luc Godard (1965).

Songdo dégage une atmosphère de monde idéal qui me semble finalement sans avenir, un univers sans surprise, uniforme (le confortable mais si ennuyeux «style international», coupé de son territoire, de son histoire, de sa culture locale) où (presque) tout est bien conçu, sous contrôle. Je me suis aussi interrogé sur la pertinence d’implanter une telle ville en bordure de mer sans que, de l’aveu même de ses promoteurs, rien n’ait été véritablement prévu pour faire face à la montée inexorable des eaux. De même, la robustesse d’un modèle de vie aéroportuaire interroge vis-à-vis d’un avenir qui sera nécessairement décarboné.

Bien entendu, cette expérience est celle de la découverte d’une ville supposée intelligente par un Européen (supposé) ignorant la réalité culturelle, sociale, politique et économique du territoire sur lequel Songdo se dresse. Il faut probablement raisonner avec beaucoup d’humilité et faire confiance aux habitants –actuels et futurs– pour déjouer le système et laisser s’affronter deux volontés et temporalités: celle du planificateur (sorte de démiurge corporateGale International est le concepteur et promoteur
new-yorkais du chantier auquel se sont associés plusieurs grands opérateurs internationaux comme Cisco, GE, KPF ou encore Jack Nicklaus pour le terrain de golf de niveau professionnel. aux intérêts économiques affichés) qui pense et construit une ville en moins de vingt ans et les générations qui vont y naître, vivre, travailler et mourir.

Masdar, l’opening-soon city

Une autre ville-entreprise est en cours de construction à 8000 kilomètres de Songdo; elle incarne justement un rêve économique. Située au cœur des Émirats Arabes Unis, à une dizaine de kilomètres du centre «historique» d’Abu Dhabi et tout proche de son aéroport international, MasdarCity partage avec sa sœur sud-coréenne une ambition à la hauteur de l’investissement prévu (près de 18milliards de dollars) : une ville zéro-carbone (une gageure dans ce pays ayant la troisième plus forte empreinte écologique mondiale par tête), devant attirer plus de 50000 habitants et presque autant de commuters, employés de grandes firmes internationales ou de jeunes start-up high-tech.

Masdar City, Google Earth 2014
"Projet Masdar City" © Foster + Partners

Avant de m’y rendre, la lecture régulière des nombreux articles de presse consacrés à MasdarCity provoquait chez moi une impression indéfinissable, comme une sorte de «déjà lu»: toujours les mêmes caractéristiques, les mêmes données chiffrées, les mêmes intentions de son concepteur éponyme. Sur place, l’emprise de la future ville est importante (6 km2, comme pour Songdo). En faire le tour, c’est longer une interminable palissade blanche de chantier, surplombée tous les kilomètres d’un panneau indiquant MasdarCity, the City of possibilities. Mais une fois sur le site, je découvre que ce qui constitue la ville en ce mois de mai2014 est pratiquement ce que l’on en disait déjà deux ans plus tôt. MasdarCity est l’Opening Soon City par excellence. S’y promener, c’est errer parmi quelques immeubles apparemment déserts (expérience troublante que de pénétrer un hall vide, de prendre un ascenseur pour découvrir chaque étage tout aussi abandonné), des ruelles empruntées par des agents de sécurité (pour protéger les immeubles fantômes?) ou de ménage (il est vrai que la poussière du désert s’infiltre partout et a eu raison des panneaux photovoltaïques posés sur les toits les bâtiments). Le bruit sourd de la climatisation naturelle (une immense tour à vent) est omniprésent, oppressant même.

Quelques étudiants (on en recense à peine une centaine, uniques habitants de la cité) paraissent perdus dans cette ville qui tient pourtant dans un mouchoir de poche. Presque ironiquement, une agence de voyages (l’un des rares commerces ouverts proches de la supérette de produits bio internationaux, hors de prix et au bilan carbone certainement très élevé) semble les inviter à prendre un billet (simple) pour fuir leur isolement. Contrairement aux aménageurs de Songdo qui ont misé sur les équipements publics dès le début du projet (écoles, espaces culturels, terrains de sport etc.), MasdarCity a fait le pari exclusif du business. Une centaine de start-up (sur les 1500 annoncées à terme) seraient en train de grandir dans sa matrice tandis que Siemens y a installé des bureaux et General Electric un showroom. Résultat, la vie y est simplement impossible; il faut prendre sa voiture et faire de nombreux kilomètres pour se ravitailler.

Une palissade publicitaire ceinture la cité et illustre sa promesse d’avenir. En se penchant de l’autre côté, le vide vertigineux surprend: aucune grue à l’horizon, ce qui contraste étonnamment avec le reste de la région. MasdarCity, ville en panne? Interrogé sur l’avenir du projet, un représentant reste prudent, réclamant de la patience (un comble dans un État qui revendique à tous les coins de rue le fast et le first comme marque de fabrique) et avouant finalement qu’il est – politiquement – inenvisageable de renoncer à un tel projet: avortement urbain interdit sous peine de lapidation réputationnelle internationale. Tandis que Stan Gale court les villes du monde pour vendre le concept Songdo, le modèle MasdarCity paraît difficile à reproduire: trop isolé, trop coûteux, trop vide. L’embryon de ville apparaît plutôt comme le symptôme de l’obsession d’un État envers son futur. Qu’en sera-t-il en effet de ce territoire, une fois épuisées les réserves en hydrocarbure de son sol? En réponse, la frénésie des bâtisseurs pour tenter d’inscrire durablement de la vie sur une terre qui semble de toute évidence hostile à l’homme; il s’agit de faire face à l’angoisse de la disparition en engageant au plus vite (instant city) la transition vers un Émirat leader techno-écologique. MasdarCity devait en être le laboratoire. Opening-Soon, c’est promis

Smart city, la ville processée

Songdo et MasdarCity sont le plus souvent présentées comme des exemples de Smart Cities. Ce paradigme urbain repose sur une hyperconnexion d’objets (habitat, transport, énergie, outils de communication) dont le dialogue doit permettre de faciliter la vie des habitants tout en diminuant fortement l’énergie nécessaire au fonctionnement du système dans son ensemble. La valeur et le pouvoir des old cities étaient visibles (leur histoire inscrite dans le patrimoine architectural), ceux des Smart Cities sont invisibles. La ville intelligente se rêve en smartphone géant et les développeurs urbains en vendeurs d’applications utiles à la (sur)vie citadine.

La ville devient elle-même sensible. Bourrée de capteurs, elle enregistre les moindres faits et gestes de ses habitants et ses puissants algorithmes optimisent l’activité des infrastructures urbaines (et donc indirectement celle de ses habitants) dans une volonté d’efficience absolue. L’intelligence de la ville traduit alors ce couplage homme-machine pour créer ce qu’Antoine Picon nomme la ville-cyborg Antoine Picon, Smart Cities, théorie et critique d’un idéal auto-réalisateur, Paris, éditions B2, 2013.. Elle devient également prédictive et, à l’instar des précogs du film Minority Report (Steven Spielberg, 2002), déjoue les délits en puissance et révèle les criminels latents. Cette tentation omnisciente fait alors courir le risque d’un glissement de la sensored city en censored city pour reprendre l’aphorisme de Saskia SassenSaskia Sassen, Does a sensored city mean a censored city?, BBC, 18 août 2013..Qu’est-ce donc finalement que cette idée de ville intelligente? Une cité truffée de technologies essentiellement sécuritaires, une cité conçue par une sorte de démiurge omniscient, où tout semble fonctionnel et processé, une «aérotropolisSur le phénomène des métropoles couplées à des aéroports, voir l’ouvrage de John Karsada et Greg Lindsay, Aerotropolis, the way we’ll live next, Londres, Penguin, 2012» pour des smart people de plain-pied dans la «mondialisation des talents» qui prennent l’avion comme d’autres le métro? S’il ne faut pas céder à la critique facile de ces projets cherchant à conjuguer efficacité et durabilité, les Smart Cities apparaissent clairement comme un formidable business pour de nombreuses structures mondialesOn the phenomenon of cities linked to airports, see the work of John Kasarda and Greg Lindsay, Aerotropolis: The Way We’ll Live Next (London: Penguin, 2012). qui se partagent un marché juteux (évalués chaque année à plusieurs dizaines de milliards de dollars selon des études… le plus souvent commanditées par ces mêmes entreprises). La compétition urbaine est intense pour attirer les investisseurs (en atteste le grand déballage de maquettes sensiblement mensongères exhibées lors des foires immobilières internationales) et le city-marketingRuedi Baur, Face au Brand territorial, Sur la misère symbolique des systèmes de représentation des collectivités territoriales, Zurich, Lars Muller Publishers, 2013. explose, imposant à tous (et donc à personne) le triptyque gagnant: la ville du futur sera globale, green et connectée. La révolution urbaine serait en marche.

Masdar Bâtiment Siemens

Détroit, la smart city centenaire

Icône déchue d’une ville dédiée à la puissance du modèle fordiste nord-américain, Détroit aurait-elle ainsi paradoxalement plus d’avenir que Songdo ou MasdarCity  ? À première vue, Détroit est l’incarnation d’une conception urbanistique (dé)passée, dédiée à la puissance automobile (MotorCity). Sa géographie politique, sociale et économique est la marque d’une vision hiérarchique, clivante et linéaire. D’une certaine manière, Détroit représente une smart city de son époque, version low-tech. L’organisme urbain de Détroit est constitué d’un centre névralgique (le Renaissance Center, siège de General Motors, dans le Downtown que les principales avenues de la ville rejoignent en étoile) et d’artères multivoies aujourd’hui surdimensionnées et dont le tracé a coupé l’accès au centre-ville à certains quartiers (plutôt noirs) proprement nécrosés tout en éloignant parallèlement les riches familles (plutôt blanches) dans de confortables banlieues résidentielles.

Abandonnée par ses dirigeants (politiques corrompus et industriels victimes d’une crise profonde et irrémédiable), la ville est peu à peu reprise en main par ses habitants, passant de l’ère industrielle à celle de la coopération citoyenne. Les detroiters imposent de nouvelles règles du jeu (les communities s’organisant en réseau, notamment au travers de l’initiative Detroit Future CityPour en savoir plus consulter le site http://detroitfuturecity.com.), inventent de nouveaux modèles de développement (Détroit est LA ville du Do It Yourself), se façonnent une image attractive en capitalisant sur le patrimoine de la ville (le Made in Detroit), son histoire (un rayonnement international) et même sa chute (le Ruin Porn, ou l’esthétique de la chute devenu tendance). Ils font ainsi le pari du long terme, avec le soutien des étudiants des universités du Michigan qui cherchent désormais à rester à Détroit plutôt qu’à démarrer leur carrière à New York, Chicago ou sur la côte Ouest. Quant au centre-ville, il se transforme peu à peu en pop-up smart city sous l’impulsion de l’investisseur Dan Gilbert. La cité se reconstruit à partir de la seule volonté de ses habitants et d’une fierté peu à peu retrouvée. Cet exemple rappelle que la question urbaine est la question démocratique par excellence.

Detroit © Quartier Libre
Detroit © Quartier Libre
Detroit © Quartier Libre

Detroit est aussi une ville inspirante, puisant son énergie dans son histoire et ses savoir-faire industriels légendaires, ses combats culturels et sociaux violents, sa dynamique artistique (notamment musicale). Lorsque Jim Jarmusch y plante le décor de son dernier film, Only Lovers Left Alive (2014) l’hommage est troublant : entre fascination pour une esthétique de la décadence et rappel de l’importance de ce territoire pour la création. Des vampires y sillonnent, hagards, les artères exsangues de la ville et fuient, une fois le jour levé, les zombies (incarnation de l’Américain consumériste moyen ?). L’expérience vécue de la frontière entre la vie et la mort est d’ailleurs omniprésente Il est ainsi saisissant de passer, en trois blocs, d’une rue résidentielle proprette (Grixdale Avenue) à l’enfer de Robinwood Street, et ceci à 15 minutes à peine du Renaissance Center, cœur du Downtown. Rappelons, par ailleurs, que Detroit est régulièrement classée parmi les villes les plus dangereuses au monde. dans cette ville gigantesque (Manhattan, Boston et San Francisco réunis y rentreraient sans peine). Paradoxalement, la tension qui règne dans les rues de Detroit crée une forme d’excitation face au danger latent, une urgence à vivre qui nous rappelle à notre condition humaine (mortelle), tout le contraire du modèle surprotecteur de la ville processée, contrôlée et prédictive, qui essaie de nous fait croire à l’immortalité, la durabilité sans fin.

Rupture de la pensée urbaine

La ville n’est pas un process, c’est une organisation. Les infrastructures urbaines décident de la circulation des informations, des biens et des personnes. Chaque époque a élaboré son modèle urbain à partir de considérations politiques, économiques et sociales. Ainsi le modèle fordiste a débordé de l’usine et dessiné de nombreuses villes aux États-Unis, en créant une séparation des fonctions de la ville, un zoning des activités et un caractère assez diffus de son bâti. C’est la ville faite pour la voiture, qui permet d’allonger les distances et de réduire les durées de déplacement. L’économiste Jeremy Rifkin a démontréJérémy Rifkin, La Troisième révolution industrielle, Les liens qui libèrent, Paris, 2012, que ce modèle – qui a façonné le monde industriel du xxe siècle – allait rapidement être remplacé par un autre modèle plus distributif, plus organique aussi. D’une part, l’Internet extrémise ce que la voiture avait permis (le champ d’action spatial est désormais global et le rapport au temps devient immédiat) tandis que le principe relationnel qu’il promeut (l’échange et le partage) fait que l’usage (dont le temps est l’unité de mesure) devient plus important que l’objet même, le service rendu plus valorisé que la propriété du bien.

La traduction urbaine s’incarne par un espace-temps global et immédiat, dont la valeur dépend de son intensité d’usageC’est ce qu’ont par exemple très bien compris les autorités de Dubaï (Émirats Arabes Unis), lesquelles ont joué la carte de l’attractivité touristique (à grand renfort de records de béton aussi stupides que vulgaires et en positionnant son aéroport comme méga-hub de transit international, gavé par les A380 de la compagnie aérienne Emirates) et entendent ériger leur ville-pays en société de l’usage et du passage, la grande majorité de la population  ne disposant que d’un visa de séjour temporaire.. Finalement, la connexion aux flux importe plus que le lieu en soiOlivier Mongin, La Ville des flux, l’envers et l’endroit de la mondialisation urbaine, Paris, Fayard, 2013.

Ce modèle urbain intensif pousse au rapprochement des villes entre-elles pour constituer un vaste réseau uniforme mû par les seuls intérêts du marché. La volonté programmatique, planificatrice et démiurgique à l’œuvre dans une ville comme Sondgo, aboutissement ultime d’un modèle occidental vieux de quatre décennies, risque de faire advenir un cauchemarDe l’utilité de rappeler ici l’aphorisme de René Char: «  Ce qui supprime l’éloignement tue, les dieux ne meurent que d’être parmi nous», dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Coll. «La Pléïade», 1983., en lieu et place du rêve annoncé. La ville – est-ce nécessaire de le rappeler? – est en premier lieu un projet politique (la cité) avant d’être le fruit d’un idéal économique. Detroit en a fait la douloureuse expérience et les flux qu’elle cherche désormais à capter sont d’essence citoyenne et constituent l’énergie interne nécessaire à la survie d’une ville qui se voulait au siècle dernier un modèle d’intelligence.

Detroit © Quartier Libre

Alors, avant que la ville ne devienne un musée (ou un zoo) pour l’homme, l’émergence de ces «protopolesVilles-laboratoires, selon l’expression de Mathieu Terence dans son récit Masdar, la mue du monde, Paris, Les Belles Lettres, 2014.» interroge sur la responsabilité des acteurs privés dans la construction du devenir urbain. Une ville n’est pas une entreprise et la crise profonde à laquelle nous sommes confrontés (politique et sociale autant qu’économique et culturelle) impose aux entreprises de prendre soin des personnes (elles doivent s’y adapter et non l’inverse) et finalement de conjuguer innovation et différenciation, parce que la réplication des solutions d’hier n’apporte plus de valeur. Il est primordial de faire une place à l’émotion esthétique et au hasard pour perturber toute mécanique bien huilée et tout conformisme forcément mortifère; d’accepter la transgression et le plaisir qui attirent la jeunesse et favorisent la création et l’émergence d’idées neuves. Cette réflexion de long terme nécessite une ouverture réelle aux habitants et simples passagers de chacune de ces villes pour favoriser leur (ré)appropriation de cet espace-temps unique, en toute liberté. La ville la nuit offre à ce titre un formidable terrain de jeu public-privé-citoyen pour imaginer la ville de demain: espace-temps de respiration, espace-temps de création et d’innovation, espace-temps de réparation et de préparation, la ville la nuit est tout à la fois un territoire et une temporalité, essentiels à la vie urbaine.

(Cet article a été publié dans Stream 03 en 2014.)

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