Découvrir une ville est toujours une expérience singulière et intime. Celle ressentie lorsque l’on s’y trouve immergé pour la première fois, bousculé par le trajet dans une boîte métallique volante, flottante ou roulante et encore perturbé par une montre qui n’indique manifestement plus la bonne heure. Un nouvel espace-temps s’impose à nous. Reprendre ses repères au plus vite ou bien accepter de flotter encore un peu dans un vertige salutaire pour entr’apercevoir peut-être une autre réalité. Surtout, ne pas chercher tout de suite à comprendre.
Songdo, la ville de l’ubiquité
Mon expérience de Songdo commence ainsi. Arrivé la nuit tombée à l’aéroport d’Incheon, embarqué dans un « taxi-discothèque » filant à vive allure sur un pont flambant neuf enjambant la mer Jaune sur près de 21 kilomètres, déposé enfin dans un hôtel de standing international, je grimpe dans ma chambre et découvre par la fenêtre la ville la nuit. Des points lumineux délimitent la skyline des bâtiments et les espaces publics ; quelques voitures circulent. Aucun panneau publicitaire ni vitrine de commerce éclairée où accrocher mon regard. L’imaginaire fait le reste. Le nez collé à la baie vitrée, je projette un fantasme de cette cité du futur dont tout le monde parle.
On a en effet déjà beaucoup glosé sur cette ville sortie de terre (ou plutôt de vase, ses 600 hectares étant construits sur des polders) après dix ans de travaux et 35 milliards de dollars investis dans un chantier titanesque, supposée à terme (2025 ?) accueillir 65 000 habitants et quelque 300 000 commutters. Songdo se veut l’archétype de la ville durable à la pointe de la technologie. Ses infrastructures couvrent toutes les dimensions du développement durable : transports (connexion à venir aux réseaux de transport en commun rapide, mixité urbaine pour permettre une accessibilité domicile-travail en moins de dix minutes, une infrastructure de walkable city), consommation d’eau (utilisation de l’eau de mer et de l’eau de pluie, traitement de l’eau grise), consommation d’énergie (ampoules LED, panneaux solaires, bâtiments certifiés LEED), traitement des déchets (déchets de construction recyclés à 75%, réseau de collecte pneumatique), qualité de vie (40% d’espaces verts, golf en plein centre ville, école internationale et campus universitaire, palais des Congrès). Quant à la technologie, elle est présente via des synapses informatiques enterrées et emmurées offrant sécurité et services : des milliers de caméras de surveillance, une traçabilité en temps réel des véhicules, des connexions individuelles permettant la mise en œuvre des dernières facilités domotiques pour faire de Sondgo la première ville de l’ubiquité La « U-City » ou « Ubiquitous City » est le terrain d’expérimentation big-brotherien des opérateurs et équipementiers télécoms. Elle est conçue selon une logique d’intégration globale des systèmes énergétiques et d’information dans un continuum reliant la sphère privée (panneau de commande permettant le contrôle de l’ensemble des fonctions de l’habitat – lumières, température, volets, musique – et la surveillance à distance des enfants) jusqu’aux espaces publics (suivi, contrôle et optimisation du trafic routier grâce à des véhicules équipés de puces RFID, gestion dynamique et intelligente de la signalisation, gestion des flux de personnes et adaptation en conséquence du niveau d’éclairage public).. Elle devient ainsi un espace-temps unique et commun à l’ensemble des habitants, projetés dans une existence virtuellement augmentée : ils sont partout, à tout moment.
Au réveil, la ville – ou devrais-je écrire son chantier – apparaît dans toute sa démesure, son état actuel de développement la transformant en décor surdimensionné au regard de sa population réelle. L’accumulation de clichés urbains et culturels célébrant une nostalgie toute occidentale y est sans doute le plus perturbant : canaux de Venise, mini Central Park, squares façon Savannah, centre culturel de Sydney et waterfront de Manhattan… L’ensemble représenté par un plan qui ressemble étrangement (ou pas !) à un microprocesseur, le commissariat de police planté en son cœur.