Je m’inquiète de voir des pratiques, qui ont mis des décennies à se mettre en place, être abandonnées à cause d’un débat idéologique excessif ou extrémiste. Ces aires informelles sont le résultat de la négligence de l’État. Nous avons des pratiques visant à combler les déficits, mais nous n’avons pas de politique habitationnelle qui permettrait à tout le monde d’avoir accès au logement. Diantre ! Tout le monde possède un portable, peu importe que ce soit un abonnement forfaitaire ou non, un smartphone ou autre, tout le monde réussit à se parler, et on a un portable par habitant au Brésil. Ce n’est pas le cas du logement : une fraction de la population aurait les moyens d’acquérir un logement, mais il n’existe pas de marché pour celle-ci. À mon sens, l’État doit remplir une fonction de régulation, afin de susciter un marché. Dans les grandes villes, même les néolibérales, même les mieux planifiées, structurées, le logement demeure accessible : New York, Paris, Londres… Tout le monde a fait cette expérience, et c’est une grande lacune des villes brésiliennes ! Je crois que Rio de Janeiro est pratiquement en état d’inaugurer pareille politique au Brésil. Nous sommes à un tournant, en ce sens que nous commençons à produire une ville plus équitable, où il y aurait davantage de diversité, où l’on commencerait à réduire les ghettos.
Roberto Cabot : En effet, c’est un grand défi, puisque les logements accessibles se trouvent dans la favela…
Washington Fajardo : Ce n’est pas le résultat d’une politique, mais d’une simple pratique inefficace. On sait qu’il y existe des endroits très agréables, sympathiques. On sait par ailleurs que ces lieux jouissent d’une véritable vie sociale. Mais je me plais à dire aux gens : « Faites vos courses au supermarché et montez la colline, vous verrez ! » Je ne veux pas dire par là qu’il faut évacuer ces zones, mais avec toutes les technologies disponibles aujourd’hui pour modeler le tissu urbain (traitement de données en temps réel, modélisation en 3D ultra rapide, télédétection), il n’est plus permis d’être prisonnier de dogmes en matière de configuration physique pour les aires dites informelles… Je crois que ce mode de pensée, ce type d’exercices devraient être réalisés dans la plus grande liberté, et appliqués à ces réalités. Il est odieux de condamner une génération à vivre dans de mauvaises conditions, même si on sait qu’il existe un tissu communautaire qui amortit la dureté des conditions physiques de ces endroits… Il convient donc de mettre en œuvre de vraies politiques et de trouver des solutions techniques pour installer des plans inclinés garantissant une meilleure accessibilité, le cable car par exemple… Il faut utiliser les instruments qu’on a ici, qui sont possibles du point de vue technologique, afin de réhabiliter ces espaces. Maintenant, j’observe que ces propositions se heurtent à de solides barrières dogmatiques, qui rendent impossible la mise en œuvre de ces solutions dans ces zones.
Roberto Cabot : Alors qu’il existe de nombreux exemples : l’Alfama à Lisbonne, une favela devenue un quartier pittoresque…
Washington Fajardo : Oui. Ce que je veux dire, c’est que l’Alfama, et d’autres zones, ont été transformées en quatre siècles ! Et je ne veux pas attendre cinq siècles pour que nos favelas s’améliorent ! Il n’y a pas de règle, en vérité. La règle que je propose, c’est l’absence de règle. Chaque aire informelle est un cas particulier… J’ai cité Jacarezinho, Babilônia : elles peuvent toutes être améliorées, et cette amélioration doit s’appuyer sur des fondamentaux – qualité de l’environnement construit, efficacité, accessibilité, confort…
Roberto Cabot : Vous proposez le concept d’architecture nomade, d’architecture provisoire et renouvelable reposant sur l’utilisation et l’optimisation des espaces déjà existants. Qu’en pensez-vous en tant qu’architecte, et non en tant que fonctionnaire de la mairie ?
Washington Fajardo : Je crois qu’il est temps de parler d’une architecture transitoire, éphémère, qui puisse répondre aux attentes de la population : une architecture garantissant à toute une génération des logements dans le centre, dans ces aires oisives. En réalité, cette architecture va surgir d’elle-même, elle n’a pas à être suscitée par les services du patrimoine, parce qu’elle n’est pas si éphémère que cela… Elle durera vingt-cinq ans au maximum, puis elle se modifiera. Ce phénomène arrive souvent du fait du poids du patrimoine historique : vous finissez par intégrer cette architecture nouvelle si celle-ci est transformable. En effet, qu’est-ce qui garantit qu’elle représente la forme aboutie de la relation avec l’environnement historique, avec le patrimoine ? Elle peut être une forme hybride, transitoire, passagère…
Roberto Cabot : À l’intérieur d’un contexte transitoire, elle peut amener une forme d’hybridité…
Washington Fajardo : Ce sont des environnements qui doivent de fait être protégés et préservés. La fluidité de l’espace public, les possibilités de rencontre, la qualité des espaces architecturaux, la matérialité… Là est le défi. La matérialité de l’architecture doit de fait être pensée d’une autre manière, sur un mode plus transitoire. Je crois également que cette réflexion amène à la nécessité d’occuper les villes, de les densifier. Je n’ai pas de réponses à cela, c’est une réflexion que je vous livre à l’emporte-pièce…
En tout cas, on a réussi à matérialiser un tant soit peu cette idée dans le cas des Jeux olympiques, avec ce projet de stade qui sera recyclé en vue d’un autre usage : un événement de soixante jours avec de grands moyens financiers constitue un excellent laboratoire pour ce type d’expérimentation.
Roberto Cabot : Vous trouvez qu’un effort a été fait dans ce sens pour les Jeux olympiques ?
Washington Fajardo : Oui, ce projet est déjà prêt, il va être réalisé. La piscine olympique ira dans un autre État, les salles de hand-ball seront transformées en écoles municipales dans quatre zones déjà définies, etc. Mais il s’agit d’un laboratoire. Je pense d’ailleurs que c’est une solution pour l’organisation des Jeux, et j’espère que le Comité olympique y est attentif… C’est une innovation proposée par Rio ! À Londres, le stade principal devait être réduit, mais cela n’aura finalement pas lieu. On était parti de ce principe, mais il a été abandonné… Je pense que c’est une vision intéressante, on peut penser les Jeux olympiques comme un chapiteau de cirque, ou un bateau : il arrive, il accoste et on le monte comme un chapiteau… C’est un scénario idéal, respectueux de l’environnement, il permet de réaliser l’idéal olympique de rencontre des cultures. C’est le grand objectif… Mais attention, il s’agit d’une autre vision de l’urbanisme, fondée sur la possibilité d’architectures plus fluides, avec des espaces plus audacieux, qui n’ont pas vocation à durer. Je pense que la construction d’un immeuble destiné à durer, à avoir une grande longévité, est une décision importante. Il faut produire une architecture plus citoyenne.
Roberto Cabot : Il est passionnant de comprendre la nécessité ou non d’une architecture dans le sens classique, conçue ad aeternum comme le faisaient les Grecs. Le temple devait être éternel. Nous ne construisons plus pour des dieux, nous construisons pour un monde qui change à chaque instant…
Washington Fajardo : Oui, cela apporte une autre perspective, et je crois que c’est un défi. On peut utiliser le terme développement durable, qui est à la mode aujourd’hui, mais peu de gens pensent et parlent de la dimension biologique des territoires. La densification urbaine est très importante pour notre logique économique, mais je ne sais pas si j’aimerais vivre à Hong Kong pendant un épisode de grippe espagnole… L’autre défi, c’est la question de savoir comment acheminer des aliments frais vers ces aires de grande concentration…
Roberto Cabot : C’est curieux, Copacabana et Hong Kong présentent des problématiques similaires, non ?
Washington Fajardo : Oui. Ce sont des villes de forte densité. Pour en revenir à l’exercice de la citoyenneté urbaine, on peut imaginer que ces villes se doteront de fermes, autrement dit d’une architecture éphémère et biologique avec des effets limités sur l’environnement… Celle-ci pourra s’intégrer à une écozone. D’un point de vie biologique, les immeubles rendront possible une ville conçue comme une écozone. La ville sera ainsi davantage vivable pour les individus, pour l’humanité.
(Cet article a été publié dans Stream 03 en 2014.)