Créer son propre menu, un nouveau menu, implique en un sens de pouvoir être au mauvais endroit au mauvais moment. Dans le Boston du milieu du xxe siècle, par exemple, les nouveaux secteurs de pointe ont émergé dans des lieux où les urbanistes n’avaient jamais imaginé qu’ils puissent se développer. La ville de Masdar – tout comme le nouveau « quartier des idées » autour de Old Street à Londres – part au contraire du principe qu’elle peut clairement prédire quelles activités doivent se développer à tel endroit. La smart city est victime d’un zonage excessif, ignorant ainsi le fait que, dans les villes, le vrai développement a souvent lieu de façon aléatoire, ou en s’engouffrant dans les failles des règles définies.
Songdo représente la stupéfiante smart city dans son aspect architectural : des blocs d’habitations massifs, propres et efficaces, émergent à l’ombre des montagnes occidentales de Corée du Sud, à l’image des pompeux lotissements britanniques des années 1960 – mais désormais tous les paramètres tels que la chaleur, la sécurité, le parking et les livraisons sont contrôlés par le « cerveau » central de Songdo. Ces logements massifs ne sont pas conçus comme des structures dotées de la moindre individualité en elles-mêmes, pas plus que l’ensemble de ces bâtiments anonymes ne vise à créer un sentiment d’appartenance.
Une architecture uniforme n’induit pas inévitablement un environnement morne, dans la mesure où une certaine souplesse est permise sur le terrain – à New York par exemple, le long de certains tronçons de la Third Avenue, de monotones tours résidentielles ont été divisées au niveau de la rue en de nombreux petits commerces et cafés de styles et de tailles variés, ces commerces et cafés créent une véritable ambiance de quartier. Mais à Songdo, en l’absence d’une certaine forme de diversité au sein des blocs d’habitations, il n’y a rien à découvrir en se promenant dans les rues.
Une tentative plus judicieuse de création d’une smart city est en cours à Río de Janeiro. Río a une longue histoire d’inondations subites et dévastatrices, dont les conséquences sociales sont aggravées par la pauvreté généralisée et la criminalité. Par le passé, les habitants survivaient grâce aux tissus complexes de la vie locale ; à présent, ils bénéficient de l’aide des nouvelles technologies de l’information, mais d’une façon très différente de ce qui se passe à Masdar et Songdo. Sous la houlette d’IBM et avec l’aide de Cisco et d’autres sous-traitants, les technologies ont été appliquées à la prévision des catastrophes naturelles, à la coordination des réponses aux crises du transport, et à l’organisation du travail policier sur la question de la criminalité. Le principe est ici de coordonner plutôt que de prescrire, comme dans le cas de Masdar et de Songdo.
Cette comparaison n’est-elle pas injuste ? Les habitants des favelas ne préféreraient-ils pas, s’ils en avaient le choix, vivre dans un lieu préalablement organisé et planifié ? Au fond, tout fonctionne à Songdo. Cette dernière décennie, de nombreux travaux de recherche, menés dans des villes aussi différentes que Mumbai et Chicago, tendent à montrer qu’une fois que les services de base sont en place, les habitants ne valorisent pas l’efficacité par-dessus tout – ils recherchent une certaine qualité de vie. Par exemple, un GPS portatif ne donnera pas de sens d’appartenance à une communauté. En outre, la perspective de vivre dans une ville ordonnée n’a jamais engendré de flux migratoire volontaire, en témoigne les migrations vers les villes européennes du passé et vers les villes tentaculaires d’Amérique du Sud et d’Asie. Quand on en a le choix, tout le monde préfère vivre dans une ville plus ouverte et moins déterminée, dans laquelle il est possible de se faire une place, car c’est ainsi que l’on prend possession de sa propre vie.
La conférence sur les villes intelligentes qui a lieu cette semaine à Londres n’est pas une mauvaise chose en soi. La technologie est un excellent outil quand elle est utilisée à bon escient, comme c’est le cas à Río. Mais une ville n’est pas une machine ; comme à Masdar et à Songdo, une telle approche de la ville peut abrutir et étouffer les habitants qui subissent cet attachement à l’efficacité à tout prix. Nous voulons des villes qui fonctionnent de façon satisfaisante, mais qui restent ouvertes aux transitions, aux incertitudes et aux désordres qui caractérisent la vie réelle.