La théâtralisation qui mêle sur les Champs-Élysées l’expression du pouvoir absolu à celle de la technique vous semble-t-elle propre à Le Nôtre et à ce territoire ?
Les prototypes de la théâtralisation du paysage en France se trouvent à Vaux-le-Vicomte et à Versailles, tous deux lieux de pouvoir et de plaisirs. (Il convient de rappeler que Versailles n’était qu’un pavillon de chasse sous Louis XIII, associé au pouvoir et aux plaisirs mais dépourvu de mise en scène, excepté concernant les rituels associés à la chasse.)
C’est sous Louis XIV que Versailles a accueilli les festivités les plus extraordinaires, marquant l’apothéose du spectacle du pouvoir dont les points culminants étaient l’organisation de grands festivals – Les Plaisirs de l’Isle enchantée (1664), Le Grand Divertissement royal de Versailles (1668) et Les Divertissements de Versailles (1674). Au cours de ces événements, le paysage, l’architecture, la poésie, le théâtre, la musique, la danse, le ballet, les jeux d’eau, les feux d’artifice, la gastronomie et la mode vestimentaire se conjuguaient – chronologiquement et spatialement, dramatiquement et symboliquement – en une œuvre d’art totale. Le Roi considérait d’ailleurs les jardins eux-mêmes comme un spectacle et avait ainsi défini trois itinéraires pour les découvrir, décrits dans le guide Manière de montrer les jardins de Versailles. Je me permets une seule anecdote sur le rôle de la technique dans la théâtralisation du pouvoir : afin de permettre le fonctionnement des nombreuses fontaines de Versailles, une gigantesque pompe, véritable bijou technologique, la « machine de Marly », a été créée pour fournir Versailles en eau. La pression était toutefois insuffisante pour permettre le fonctionnement simultané de l’ensemble des fontaines. Quand le Roi empruntait l’un des itinéraires, des guetteurs accompagnaient le cortège pour signaler l’approche du Roi et de ses courtisans et déclencher les jeux d’eau dans leur champ de vision. La situation des Champs-Élysées se situe aux antipodes de ce type de théâtralisation du paysage, malgré certaines similarités formelles : il s’agissait d’incarner une expansion urbaine plutôt qu’une utopie pastorale ; un lieu ouvert de transit plutôt qu’un monde fermé de rituel ; un espace pratique d’habitation et de production plutôt qu’un domaine symbolique de plaisirs et de pouvoir.
Pensez-vous que la mise en scène des sciences et techniques réalisée par Le Nôtre dans la conception des Champs-Élysées ait pu marquer durablement leur ADN ?
Pendant le règne de Louis XIV, la Princesse Palatine fit la remarque qu’« il n’y [avait] pas d’endroit, à Versailles, qui n’[eût] été modifié dix fois » : pendant des décennies, les jardins connurent des transformations permanentes. Ce propos doit nous rappeler que le nom même de « Versailles » recouvre une grande hétérogénéité, alors même que trop souvent il la masque. Lorsque nous parlons de Versailles, de quel Versailles s’agit-il véritablement ? De celui de Louis XIII ? De Louis XIV ? De la Régence ? De Louis XV ? De Louis XVI ? De Napoléon ? De Louis XVIII ? Des périodes de négligence du XIXe siècle ou des reconstitutions du XXe siècle ? Des projets de reconstruction ou des critiques déconstructivistes ? La réponse à cette question aura des incidences sur le moindre acte de conservation et de restauration. Pour autant, il n’y a pas de réponse sans équivoque, précisément parce que la temporalité et l’histoire font de Versailles un palimpseste, une entité hybride. Pour présenter l’argument de manière hyperbolique, il suffit d’évoquer la manière dont les fleurs colorées étaient peu considérées dans le Versailles de Louis XIV, alors qu’elles couvraient le Versailles de Marie-Antoinette. De même, le hameau de la Reine n’aurait pas été concevable sous le règne de Louis XIV. Le genius loci possède toujours une réalité plurielle.
Le cas des Champs-Élysées est bien différent. Alors qu’il est aisé de reconnaître dans le Versailles d’aujourd’hui les strates de toute son histoire, les Champs-Élysées n’ont plus aucune ressemblance avec la création de Le Nôtre. Versailles était et demeure une utopie esthético-politique ; les Champs-Élysées sont devenus l’antithèse d’un jardin, une mutation monstrueuse de la vision de Le Nôtre, un paysage urbain dystopique dont le point de fuite ne révèle plus l’infini symbolique d’un Dieu et d’un Roi, mais l’arche de la Défense, symbole du quartier des affaires où pouvoir, image et technique sont articulés par le flux ininterrompu du capital international anonyme.
Utiliser la métaphore génétique de l’ADN revient à évoquer à la fois la sélection et la mutation, la reproduction et l’hybridation, la création et la dégénérescence. Il convient de rappeler que la construction de Versailles repose sur la spoliation de la première grande création de Le Nôtre, Vaux-le-Vicomte, immédiatement après la chute de Fouquet : cent arbres du parc de Fouquet furent déracinés et replantés dans les tout nouveaux jardins royaux, dans un geste comparable à une transplantation d’ADN. En 1999, j’ai été témoin de la destruction de Versailles par le cyclone qui a balayé la France, transformant les jardins en une vaste nature morte, une sorte de vanitas. Après son passage, le jardin ressemblait à ces étranges tableaux d’Hubert Robert représentant l’abattage des arbres durant l’hiver 1774-1775. À la suite de cela, le travail de restauration a ramené les jardins à un état antérieur, effaçant les effets du traumatisme naturel et réintroduisant les effets d’un traumatisme artificiel, celui de « forcer la nature » selon une approche opérée à l’origine par Le Nôtre. La marche du temps s’est inversée, l’histoire s’est arrêtée, la nature a été contenue, et les formes du jardin sont retournées à la primauté de la géométrie cartésienne intemporelle. Dans un article intitulé « Nécrologie pour les arbres de Versailles » (“Obituary for the Trees of Versailles”, Architecture New York, 2000), je soutiens que « le jardin formel doit porter les vestiges de son histoire sédimentée » et que « les marques du temps, de l’histoire et de la destruction doivent être conservées ». Je souhaiterais la même chose pour l’avenir des Champs-Élysées.
Cet article a été initalement publié en février 2020 dans le catalogue d’exposition Champs-Élysées : Histoire & Perspectives, co-édité avec le Pavillon de l’Arsenal.