Un nouveau rapport à la commande

  • Publié le 11 janvier 2017
  • Jacques Ferrier

Ingénieur et architecte, Jacques Ferrier a réalisé de nombreux équipements publics, bâtiments culturels, bureaux, des bâtiments universitaires, bien souvent par la voie des concours publics et privés. Il s’attache depuis quelques années à mener en parallèle des ses activités de pratique, des projets de recherche, comme en témoignent les projets «Concept Office» et «Hypergreen». Dans un monde où aujourd’hui le développement durable est devenu un des enjeux majeurs pour nos sociétés, L’architecture doit s’adapter à ces changements.

Jacques Ferrier, Groupe scolaire, Shangaï, 2007

Société durable

Un changement majeur est, bien sûr, la prédominance qui semble désormais sans concurrence des métropoles dans un monde où plus de la moitié de la population vit dans des villes. Ce sont les agglomérations urbaines, telles que Shanghai, Sao Paulo, Mexico City… et toutes leurs semblables qui sont le champ de bataille de l’architecture. Des territoires qu’il faut penser « à neuf » et non pas comme des « villes » au sens traditionnel du terme. Ce qui me frappe dans ce contexte, c’est l’obsolescence achevée du vocabulaire de l’architecture : ville, centre, périphérie, espace public, ou bien même place, rue, alignement, monument… combien de temps encore avant d’imaginer tout simplement pouvoir décrire ce qui se passe aujourd’hui ? J’ai l’impression que nous sommes dans une sorte de no man’s land de la pensée urbaine : on ne sait même plus rendre compte de ce qu’est l’espace urbain actuel, alors qu’on sent bien que de nouvelles méthodes de projet et d’intervention s’amorcent. Il s’agit, en la matière, de courir après un train fou.

Déjà certains objets architecturaux préfigurent des pistes possibles mais plus encore, certaines constructions techniques et infrastructures. Ce qui est extraordinaire, c’est que d’un point de vue technique on sait faire fonctionner des villes de quinze, voire vingt millions d’habitants : transports, réseau routier, adduction d’eau, assainissement, énergies, communications. Les architectes monopolisent l’attention parce qu’ils manipulent des images, mais que pèse aujourd’hui dans une mégalopole tel ou tel bâtiment, aussi grand et aussi haut soit-il par rapport au réseau de métro, de bus, aux infrastructures en général ? On devrait pouvoir mieux rendre compte de l’incroyable prouesse que des villes comme New-York, Séoul, Londres, Tokyo, ou Shenzhen fonctionnent jour après jour à peu près bien. Si les architectes savaient rendre compte de ça (et qui peut le faire sinon eux ?), rendre cela visible, en faire le point de départ d’un projet sur la ville et non pas cultiver la nostalgie de la cité classique, cela ferait des villes incroyablement belles et excitantes et surtout beaucoup plus rassurantes. Chacun sent qu’il y a une énergie immense dans les villes d’aujourd’hui, mais que celle-ci reste en partie ignorée ou qu’elle semble se retourner contre la ville elle-même.

Jacques Ferrier, Tour Hypergreen

Concept buildings

Comment as-tu initié le développement de projets concepts comme Concept Office avec EDF ou Hypergreen avec Lafarge ?

Je voulais une vraie réflexion de recherche en marge des projets et des concours. L’idée est donc venue de mettre en œuvre un « concept building », à l’instar des « concepts cars » de l’industrie automobile. Tout projet d’architecture peut être vu comme un travail de recherche, mais quand nous avons commencé à travailler sur Concept Office, nous nous sommes vraiment mis dans la situation d’un laboratoire. En nous donnant une grande liberté : pas de délais, pas de pression de gagner un concours, pas d’obligation de composer avec une réalité immédiate. Il s’agissait d’imaginer un bâtiment prototype, un objet virtuel destiné, non pas à être construit, mais à faire bouger les choses. Le sujet de recherche a donc été un bâtiment de bureaux de 20.000 m2, hyper environnemental. C’était l’occasion d’explorer toutes les technologies disponibles en matière d’économie d’énergie et de production d’énergies gratuites, mais aussi de concevoir un nouvel espace de travail et de proposer un immeuble de bureau qui participe à la vie de la ville.

Le travail sur les aspects énergétiques a été mené à bien en collaboration avec la direction de la recherche d’EDF, Electricité de France étant le sponsor du projet. J’avais à cœur de démontrer qu’on pouvait atteindre une haute efficacité énergétique sans pour autant régresser au temps des cavernes : l’immeuble de bureaux du futur ne serait pas un bunker percé de petits trous en guise de fenêtres pour satisfaire à je ne sais quelle norme ou réglementation thermique. Concept Office est au contraire, de façon radicale, un immeuble transparent et lumineux. Il met en œuvre des dispositifs simples (jardins d’hiver, puits canadiens…) ou sophistiqués (panneaux photovoltaïques, courant porteur en ligne) pour réduire la consommation d’énergie par un facteur 4.

Mais ce projet propose aussi une réflexion sur les espaces collectifs au sein des espaces de travail. Ceux-ci sont largement dimensionnés et mis en scène de façon à renouveler complètement l’idée de l’immeuble de bureau. De ce point de vue Concept Office peut être considéré comme un objet hybride, métissant le bureau, l’hôtel, le mall commercial. C’est une réponse logique au fait que les espaces de travail (bureaux, universités, usines, etc.) ont été en grande partie substitués aux espaces publics comme lieu de relations sociales.

Nous avons également offert la possibilité de mutualiser une partie du bâtiment pour accueillir des activités hors bureau : exposition, réunion, restauration, hébergement… une façon d’allonger le temps d’utilisation du bâtiment habituellement limité à environ un tiers de la semaine. Concept Office a été présenté avec succès au Mipim 2004, et a fait l’objet de nombreuses conférences organisées par EDF : du point de vue de notre sponsor industriel, c’est une réussite, marquée par la publication d’un livre préfacé par Nicolas Hulot. Pour l’agence, l’aventure Concept Office a été l’opportunité d’accumuler des connaissances sur les thèmes énergétiques et de confirmer notre conviction de la nécessité d’inventer de nouveaux espaces de travail. Cette expérience de recherche s’est prolongée à l’échelle du gratte-ciel avec le projet Hypergreen en collaboration avec Lafarge. Ce gratte-ciel ultra-environnemental est une réponse à l’étalement urbain des grandes métropoles afin de créer des points de densité : il propose une vision de la tour comme composante essentielle de la ville durable. Ce projet a été montré pour la première fois en novembre 2005 lors d’une conférence à l’université de Tongji à Shanghai.

Jacques Ferrier, Tour Hypergreen

Aujourd’hui, les enjeux pour la société se concentrent nécessairement sur une bonne gestion des ressources de la planète, en termes notamment d’espace, de matériaux, d’énergie, d’eau… des sujets qui concernent bien sûr l’architecture. Il faut donc que les architectes prennent position — et des positions frontales, pas de suiveurs comme trop souvent — pour réorienter le rapport entre architecture et les techniques mobilisées par le projet. Il y a effectivement un choix éthique : l’architecture se cantonne-t-elle dans l’image et le décor, ou bien devient-elle une force de proposition dans un monde qui change ? Plus que l’architecture, c’est sur le plan de l’urbanisme que les changements les plus importants devraient être proposés : aujourd’hui, deux modèles urbains se partagent le monde : le projet urbain européen avec son indéfectible nostalgie de la ville du XIXe siècle, et le projet urbain américain avec l’efficacité de sa grille ; mille variations ont été faîtes sur l’un ou l’autre thème. Mais d’autres directions adaptées à des métropoles de plus de 10 millions d’habitants vont voir le jour. On constate partout l’obsolescence de la distinction centre/périphérie ; il faut admettre, et non pas seulement contempler, cet état de fait pour pouvoir inventer une nouvelle vision de la ville. Il y aura donc forcément de nouvelles formes de ville, et de nouvelles écritures architecturales.

La société durable demande une nouvelle esthétique, et il ne s’agit pas de mettre ici ou là un mur végétal ou un jardin suspendu, sorte d’esthétique qui soit du « kitch vert ». Cela réclame un travail beaucoup plus profond, plus radical et surtout plus excitant.

Comment perçois-tu l’évolution du rôle et de la figure de l’architecte dans le monde d’aujourd’hui ?

L’architecte est celui qui, par nature, croit en la permanence de la vie collective dans la société : qu’est-ce finalement que le dessin d’une maison si ce n’est la production d’espaces de rencontre en plus de la simple addition des espaces privés ? Le même enjeu caractérise le projet d’architecture d’un grand bâtiment de bureaux, d’une université, d’une usine… C’est là que réside la légitimité de l’architecte. C’est aussi bien sur la capacité à donner une forme appropriée à ces espaces, à recruter les bonnes technologies parmi les milliers disponibles, à composer avec un contexte… Mais finalement ce sont ici les moyens et non pas les fins de l’architecture. L’architecture, c’est formaliser une vision critique du programme, et chaque programme est un fragment signifiant de la société. Aujourd’hui où la société semble éclater dans une sorte de Big Bang le rôle de l’architecte comme producteur d’espace collectif me paraît plus que jamais fondamental. Un beau bâtiment, c’est comme une pause, une occasion de lenteur dans une société droguée à l’instantané ; on va se rendre compte que la liberté c’est ralentir, c’est sortir du flux infernal imposé (médiatique, financier, consommation) pour retrouver une singularité. Une ville, un bâtiment c’est fait pour ça.

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