Un nouveau rapport à la commande

  • Publié le 11 janvier 2017
  • Jacques Ferrier

Ingénieur et architecte, Jacques Ferrier a réalisé de nombreux équipements publics, bâtiments culturels, bureaux, des bâtiments universitaires, bien souvent par la voie des concours publics et privés. Il s’attache depuis quelques années à mener en parallèle des ses activités de pratique, des projets de recherche, comme en témoignent les projets «Concept Office» et «Hypergreen». Dans un monde où aujourd’hui le développement durable est devenu un des enjeux majeurs pour nos sociétés, L’architecture doit s’adapter à ces changements.

PCA:

Pourquoi as-tu choisi de faire de l’architecture après Centrale ?

JF:

Je crois que l’apprentissage de l’architecture demande une certaine maturité. J’admire ceux qui se décident
très jeune. Pour ma part j’aimais tout
autant le dessin, la littérature et les mathématiques. Ces dernières m’ont assez naturellement conduit à « math sup », puis à l’école Centrale de Paris — une solution de facilité en quelque sorte — puisque je ne me sentais pas engagé dans quoi que soit et que je prenais beaucoup de plaisir aux manipulations abstraites des concepts mathématiques. Une fois à l’école Centrale, dès la première année, je m’investissais plus dans le journal de l’école, dont j’étais rédacteur en chef, que sur les bancs des amphis. C’est surtout le temps de la découverte débridée de Paris, les nuits bien arrosées où on refait le monde, et donc le moment où la question de ce qu’on va bien pouvoir faire finit par se poser !

En ce tout début des années 80, un livre d’Alexander et Chermayeff, Intimité et vie communautaire, typique de la pensée américaine des années 60, acheté un peu au hasard à — feu — la librairie Dunod à Saint-Germain provoque un déclic : je serai architecte ! Cette pensée analytique qui organise espace collectif et espace privé de façon rationnelle pour répondre aux usages et aux modes de vie contemporains me séduit énormément ; je me rendrais compte après, au cours de mes études d’architecture, que ce livre était alors considéré comme has been, voire tabou ; l’enseignement que je recevrai à Belleville donne alors dans le contextualisme ou bien dans une sorte de formalisme mi-corbu, mi-kahnien… Par chance, avant l’école d’architecture, pendant les trois années de Centrale je me suis forgé mon univers de référence personnel, prenant les livres un peu comme ils venaient, mais en privilégiant je m’en rends compte maintenant les américains comme Christopher Alexander et Kevin Lynch, ou bien les techno-hippies, tel Reyner Banham dont les livres — (The architecture of the well tempered environment,Theory and design of the first machine age, Los Angeles, four ecologies, etc.) ont eu une grande influence sur moi. C’était une façon de situer l’architecture dans une société où la technique et la grande métropole sont les questions essentielles : comment organiser un univers « artificiel » pour que l’homme et la vie collective y trouvent leur place ? Cette génération de penseurs avait une vision à la fois prospective mais aussi optimiste, parfois même délirante, une pensée ouverte sur le monde à venir, à cent lieues de tout ce fatras formaliste et nombriliste qui occupait tant l’enseignement de l’architecture en France dans les années 80. Les images qui allaient avec cette façon de voir le monde étaient alors celles d’Archigram, Future Systems, Superstudio, Buckminster Fuller, etc., et bien sûr les premiers bâtiments de Foster, Piano, Rogers. C’est armé de cette culture pop et techno que j’ai franchi le seuil de l’école de Belleville, où j’ai appris ce que c’était que faire du projet sans pour autant me défaire de ma culture d’autodidacte qui pourtant faisait tâche dans l’ambiance générale. J’ai adoré les études d’architecture, notamment en raison de l’autonomie et de la liberté qui y régnaient. Obnubilé par l’architecture brutaliste et high-tech anglaise, j’ai choisi comme sujet de diplôme une usine, un projet moitié dans l’esprit d’Alison et Peter Smithson, moitié dans celui de Foster/Rogers. À cette époque, tout le monde passait son diplôme en traitant le thème du logement social ou bien du petit équipement public. Un auteur découvert à l’école d’archi m’a aussi marqué durablement : Manfredo Tafuri. J’ai du lire Projet et Utopie quatre ou cinq fois ! Sa vision — marxiste — qui met directement et violemment en rapport l’architecture et le monde capitaliste, est pessimiste mais lucide. Cela m’a convaincu que la création architecturale doit se situer dans la société telle qu’elle est, et qu’il n’est d’innovation ou de création valable que si elle a une influence sur le réel.Tafuri met en évidence le fait que l’architecte doit avoir une place et un rôle au service de la société de production sous peine de disparaître, ou pire de devenir un ornement inoffensif. Je suis d’accord avec ça : cela demande un certain courage parce qu’il faut aller au choc, sortir de la tour d’ivoire dans lequel les architectes talentueux se complaisent, hélas ! — surtout en France ! — ; tour d’ivoire qui est aussi une prison dorée… Ces années de formation, partagées entre un univers scientifique, et un univers plus spéculatif, ont bien sûr été décisives.

PCA:

Parmi les événements ou les changements qui ont marqué le monde au cours
des vingt dernières années, quels sont ceux qui te concernent le plus ?

JF:

Contrairement à ceux qui imaginaient, il y a vingt ans, la « fin de l’histoire », je constate que nous sommes dans un monde plein de surprises et de turbulences. Les pires scénarios imaginés par les auteurs de science-fiction semblent aujourd’hui possibles, s’ils ne sont pas déjà devenus réalité. Parmi les changements marquants, il y a bien sûr au premier plan les évolutions le plus souvent dramatiques des contextes politiques et religieux de la plupart des régions du monde, c’est la toile de fond désormais permanente qui sert de cadre à nos vies. La littérature et le cinéma sont des arts en prise directe avec cette réalité, les arts plastiques aussi d’une certaine façon ; ils peuvent être des caisses de résonance, des commentaires, des prises de position critique, des messages d’alerte : on voit bien le nombre de films, de livres, d’œuvres aujourd’hui qui sont emplies de noirceur et de pessimisme quant il s’agit d’évoquer le destin du monde. Si l’actualité peut être la matière même du travail d’un cinéaste ou d’un plasticien, on conçoit bien qu’il n’en est rien pour l’architecte, sauf à vouloir faire un contresens racoleur. Même sous les bombes, un architecte qui imagine un bâtiment ne peut être qu’en dehors du temps du conflit, il propose toujours un futur optimiste — et je vois bien tout ce qu’il peut y avoir de détestable parfois dans cette obsession de l’architecture à fabriquer un monde en dehors du conflit ; mais envisager un bâtiment neuf comme déjà détruit, comme l’image d’une ruine, ou bien, à l’inverse, comme un blockhaus militaire, — position possible pour un artiste — est indécente pour un architecte. Je ne crois pas qu’il y ait une architecture d’après le 11 septembre, pas plus qu’il y a une architecture du temps du terrorisme. En revanche, le monde dans lequel nous vivons, inquiétant et morcelé, me convainc que l’architecture est un acte grave et important parce qu’elle ne parle finalement que de construire.

Un changement majeur est, bien sûr, la prédominance qui semble désormais sans concurrence des métropoles dans un monde où plus de la moitié de la population vit dans des villes. Ce sont les agglomérations urbaines, telles que Shanghai, Sao Paulo, Mexico City… et toutes leurs semblables qui sont le champ de bataille de l’architecture. Des territoires qu’il faut penser « à neuf » et non pas comme des « villes » au sens traditionnel du terme. Ce qui me frappe dans ce contexte, c’est l’obsolescence achevée du vocabulaire de l’architecture : ville, centre, périphérie, espace public, ou bien même place, rue, alignement, monument… combien de temps encore avant d’imaginer tout simplement pouvoir décrire ce qui se passe aujourd’hui ? J’ai l’impression que nous sommes dans une sorte de no man’s land de la pensée urbaine : on ne sait même plus rendre compte de ce qu’est l’espace urbain actuel, alors qu’on sent bien que de nouvelles méthodes de projet et d’intervention s’amorcent. Il s’agit, en la matière, de courir après un train fou.

Déjà certains objets architecturaux préfigurent des pistes possibles mais plus encore, certaines constructions techniques et infrastructures. Ce qui est extraordinaire, c’est que d’un point de vue technique on sait faire fonctionner des villes de quinze, voire vingt millions d’habitants : transports, réseau routier, adduction d’eau, assainissement, énergies, communications. Les architectes monopolisent l’attention parce qu’ils manipulent des images, mais que pèse aujourd’hui dans une mégalopole tel ou tel bâtiment, aussi grand et aussi haut soit-il par rapport au réseau de métro, de bus, aux infrastructures en général ? On devrait pouvoir mieux rendre compte de l’incroyable prouesse que des villes comme New-York, Séoul, Londres, Tokyo, ou Shenzhen fonctionnent jour après jour à peu près bien. Si les architectes savaient rendre compte de ça (et qui peut le faire sinon eux ?), rendre cela visible, en faire le point de départ d’un projet sur la ville et non pas cultiver la nostalgie de la cité classique, cela ferait des villes incroyablement belles et excitantes et surtout beaucoup plus rassurantes. Chacun sent qu’il y a une énergie immense dans les villes d’aujourd’hui, mais que celle-ci reste en partie ignorée ou qu’elle semble se retourner contre la ville elle-même.

Un autre événement marquant de ces dernières années est la prise de conscience des enjeux énergétiques à l’échelle de la planète, et des conséquences pour le climat. Dans une société hyper-technologique et hyper-mercantile, l’architecte est en première ligne pour contribuer à changer le cours des choses et inscrire son travail dans une vision de société durable. Je ne crois pas qu’il s’agisse d’un nouveau style ou d’une énième posture médiatique comme certains veulent le laisser croire, mais de la nécessité absolue et urgente de reconsidérer l’architecture en dehors de la frénésie de consommation : consommation de terrains, d’espaces, de matériaux, d’énergie, mais aussi de kitsch visuel, d’objets, de gadgets, de meubles idiots. Le fonctionnalisme, par exemple, qui affecte un usage et un seul à chaque pièce de la maison me paraît complètement néfaste et dépassé : voilà une des questions qui m’intéresse pour imaginer des logements inédits destinés à une société durable. Les histoires d’épaisseur d’isolant ou de pourcentage de vitrage ne sont d’aucun intérêt dans une perspective de recherche ou de débat : ce sont les habituels règlements, idiots par nature… ce n’est pas de ce côté-là qu’il faut chercher une nouvelle architecture.

PCA:

Dans ta pratique architecturale tu as fait au cours des 15 dernières années beaucoup de concours publics.
Tu t’ouvres depuis quelques années à des commandes privées. Pourquoi ? En quoi diffère le rapport avec le commanditaire entre ces deux univers ? Peut-on faire de la bonne architecture avec le privé ?

JF:

La commande publique en France a monopolisé pendant longtemps la commande de qualité tout en per-mettant à de jeunes agences de se
créer. Mon agence, créée en 1990,
est, comme tant d’autres, le produit
du système des concours publics.
Mais pour autant le système des
concours publics n’est pas exempt de
critiques car il enferme les agences
dans une routine à la fois confortable
(rémunération et respect du projet)
et stressante (épuisement des rendus
et déception des projets perdus, très
largement majoritaires). Le concours
est à l’évidence une incitation à la recherche, à la remise en question, mais
ces dernières années, depuis qu’il n’y
a plus de présentation devant le jury, ce sont les belles images qui s’imposent par rapport à une réflexion réelle. Le monopole de la commande publique dans la charge de travail des agences a longtemps été la règle, ce qui a empêché toute stabilité d’organisation des agences soumises à l’aléatoire résultat de la compétition architecturale permanente. Je crois que c’est à terme aussi un handicap pour travailler en Europe ou à l’international où les règles du jeu de la commande sont sensiblement différentes. La commande privée apporte d’autres modes de consultations, d’autres rythmes de projets, généralement plus rapides, la possibilité aussi d’une commande récurrente et mieux maîtrisable. Travailler pour ces deux types de maîtrise d’ouvrage est un privilège qui me permet d’ouvrir l’agence sur toutes sortes de projets, comme la nouvelle maison pour Phénix, des bâtiments industriels pour Air France, des tours de bureaux, mais aussi un palais de justice ou une salle de musique… Dans tous les cas, la limite qui a pu exister pendant longtemps entre une architecture « affairiste » pour la commande privée, et une architecture « créative » pour la commande publique est heureusement dépassée aujourd’hui.

Au contraire, le passage d’une commande à l’autre permet de questionner ce qu’est un projet aujourd’hui : une œuvre ou un produit ? Prisonniers d’une vision héritée de la Renaissance où le bâtiment est forcément un chef-d’œuvre, les architectes doivent composer avec une commande qui s’inscrit dans une société — trop — financière et consumériste. La création architecturale, pour le meilleur et pour le pire, est maintenant utilisée comme élément de marketing ; il ne s’agit plus de faire des monuments. Les objets architecturaux deviennent des affiches pour le City Branding.

PCA:

Comment as-tu initié le développement de projets concepts comme Concept Office avec EDF ou Hypergreen avec Lafarge ?

JF:

Je voulais une vraie réflexion de recherche en marge des projets et des concours. L’idée est donc venue de mettre en œuvre un « concept building », à l’instar des « concepts cars » de l’industrie automobile. Tout projet d’architecture peut être vu comme un travail de recherche, mais quand nous avons commencé à travailler sur Concept Office, nous nous sommes vraiment mis dans la situation d’un laboratoire. En nous donnant une grande liberté : pas de délais, pas de pression de gagner un concours, pas d’obligation de composer avec une réalité immédiate. Il s’agissait d’imaginer un bâtiment prototype, un objet virtuel destiné, non pas à être construit, mais à faire bouger les choses. Le sujet de recherche a donc été un bâtiment de bureaux de 20.000 m2, hyper environnemental. C’était l’occasion d’explorer toutes les technologies disponibles en matière d’économie d’énergie et de production d’énergies gratuites, mais aussi de concevoir un nouvel espace de travail et de proposer un immeuble de bureau qui participe à la vie de la ville.

Le travail sur les aspects énergétiques a été mené à bien en collaboration avec la direction de la recherche d’EDF, Electricité de France étant le sponsor du projet. J’avais à cœur de démontrer qu’on pouvait atteindre une haute efficacité énergétique sans pour autant régresser au temps des cavernes : l’immeuble de bureaux du futur ne serait pas un bunker percé de petits trous en guise de fenêtres pour satisfaire à je ne sais quelle norme ou réglementation thermique. Concept Office est au contraire, de façon radicale, un immeuble transparent et lumineux. Il met en œuvre des dispositifs simples (jardins d’hiver, puits canadiens…) ou sophistiqués (panneaux photovoltaïques, courant porteur en ligne) pour réduire la consommation d’énergie par un facteur 4.

Mais ce projet propose aussi une réflexion sur les espaces collectifs au sein des espaces de travail. Ceux-ci sont largement dimensionnés et mis en scène de façon à renouveler complètement l’idée de l’immeuble de bureau. De ce point de vue Concept Office peut être considéré comme un objet hybride, métissant le bureau, l’hôtel, le mall commercial. C’est une réponse logique au fait que les espaces de travail (bureaux, universités, usines, etc.) ont été en grande partie substitués aux espaces publics comme lieu de relations sociales.

Nous avons également offert la possibilité de mutualiser une partie du bâtiment pour accueillir des activités hors bureau : exposition, réunion, restauration, hébergement… une façon d’allonger le temps d’utilisation du bâtiment habituellement limité à environ un tiers de la semaine. Concept Office a été présenté avec succès au Mipim 2004, et a fait l’objet de nombreuses conférences organisées par EDF : du point de vue de notre sponsor industriel, c’est une réussite, marquée par la publication d’un livre préfacé par Nicolas Hulot. Pour l’agence, l’aventure Concept Office a été l’opportunité d’accumuler des connaissances sur les thèmes énergétiques et de confirmer notre conviction de la nécessité d’inventer de nouveaux espaces de travail. Cette expérience de recherche s’est prolongée à l’échelle du gratte-ciel avec le projet Hypergreen en collaboration avec Lafarge. Ce gratte-ciel ultra-environnemental est une réponse à l’étalement urbain des grandes métropoles afin de créer des points de densité : il propose une vision de la tour comme composante essentielle de la ville durable. Ce projet a été montré pour la première fois en novembre 2005 lors d’une conférence à l’université de Tongji à Shanghai.

PCA:

Tu as depuis longtemps placé la qualité environnementale au cœur de ta démarche. Au-delà de l’aspect tyrannique que peut prendre le HQE, es-tu guidé par une vision éthique et/ou esthétique du problème ?

JF:

Pour moi il n’y a pas d’architecture environnementale, il y a une nouvelle
façon d’envisager le rapport entre architecture et technique. Cette relation entre architecture et technique
est aussi vieille que l’architecture elle-même. Les techniciens sont toujours
dans l’innovation. Les architectes,
eux, donnent une forme à cette innovation. Cette formalisation est en
phase avec la société de son temps :
expression de la religion, du pouvoir, de la plus grande hauteur, de la
construction en série ; tous ces épisodes se donnent à lire clairement dans l’histoire de l’architecture des pyramides au mouvement moderne en passant par le dôme de Brunelleschi à Florence.

Aujourd’hui, les enjeux pour la société se concentrent nécessairement sur une bonne gestion des ressources de la planète, en termes notamment d’espace, de matériaux, d’énergie, d’eau… des sujets qui concernent bien sûr l’architecture. Il faut donc que les architectes prennent position — et des positions frontales, pas de suiveurs comme trop souvent — pour réorienter le rapport entre architecture et les techniques mobilisées par le projet. Il y a effectivement un choix éthique : l’architecture se cantonne-t-elle dans l’image et le décor, ou bien devient-elle une force de proposition dans un monde qui change ? Plus que l’architecture, c’est sur le plan de l’urbanisme que les changements les plus importants devraient être proposés : aujourd’hui, deux modèles urbains se partagent le monde : le projet urbain européen avec son indéfectible nostalgie de la ville du XIXe siècle, et le projet urbain américain avec l’efficacité de sa grille ; mille variations ont été faîtes sur l’un ou l’autre thème. Mais d’autres directions adaptées à des métropoles de plus de 10 millions d’habitants vont voir le jour. On constate partout l’obsolescence de la distinction centre/périphérie ; il faut admettre, et non pas seulement contempler, cet état de fait pour pouvoir inventer une nouvelle vision de la ville. Il y aura donc forcément de nouvelles formes de ville, et de nouvelles écritures architecturales.

La société durable demande une nouvelle esthétique, et il ne s’agit pas de mettre ici ou là un mur végétal ou un jardin suspendu, sorte d’esthétique qui soit du « kitch vert ». Cela réclame un travail beaucoup plus profond, plus radical et surtout plus excitant.

PCA:

Comment perçois-tu l’évolution du rôle et de la figure de l’architecte dans le monde d’aujourd’hui ?

Jf:

L’architecte est celui qui, par nature, croit en la permanence de la vie collective dans la société : qu’est-ce finalement que le dessin d’une maison si ce n’est la production d’espaces de rencontre en plus de la simple addition des espaces privés ? Le même enjeu caractérise le projet d’architecture d’un grand bâtiment de bureaux, d’une université, d’une usine… C’est là que réside la légitimité de l’architecte. C’est aussi bien sur la capacité à donner une forme appropriée à ces espaces, à recruter les bonnes technologies parmi les milliers disponibles, à composer avec un contexte… Mais finalement ce sont ici les moyens et non pas les fins de l’architecture. L’architecture, c’est formaliser une vision critique du programme, et chaque programme est un fragment signifiant de la société. Aujourd’hui où la société semble éclater dans une sorte de Big Bang le rôle de l’architecte comme producteur d’espace collectif me paraît plus que jamais fondamental. Un beau bâtiment, c’est comme une pause, une occasion de lenteur dans une société droguée à l’instantané ; on va se rendre compte que la liberté c’est ralentir, c’est sortir du flux infernal imposé (médiatique, financier, consommation) pour retrouver une singularité. Une ville, un bâtiment c’est fait pour ça.

PCA:

De quels champs de la création te sens-tu le plus proche : art plastiques,
cinéma, musique, littérature… ?

JF:

Littérature, mais surtout cinéma. Il m’arrive de regretter que l’architecture soit un art trop ancien quand le cinéma est le plus récent. Le cinéma a la faculté d’inventer des histoires qui parlent du monde et de nos vies, la capacité à provoquer chez tout un chacun des émotions visuelles fortes et inoubliables, il peut conjuguer la création la plus exigeante tout en touchant un public immense. Et puis un auteur de cinéma réalise un film après l’autre, quel luxe ! Si c’était à refaire, je n’hésiterais pas : je serai réalisateur !

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