Contrairement à ceux qui imaginaient, il y a vingt ans, la « fin de l’histoire », je constate que nous sommes dans un monde plein de surprises et de turbulences. Les pires scénarios imaginés par les auteurs de science-fiction semblent aujourd’hui possibles, s’ils ne sont pas déjà devenus réalité. Parmi les changements marquants, il y a bien sûr au premier plan les évolutions le plus souvent dramatiques des contextes politiques et religieux de la plupart des régions du monde, c’est la toile de fond désormais permanente qui sert de cadre à nos vies. La littérature et le cinéma sont des arts en prise directe avec cette réalité, les arts plastiques aussi d’une certaine façon ; ils peuvent être des caisses de résonance, des commentaires, des prises de position critique, des messages d’alerte : on voit bien le nombre de films, de livres, d’œuvres aujourd’hui qui sont emplies de noirceur et de pessimisme quant il s’agit d’évoquer le destin du monde. Si l’actualité peut être la matière même du travail d’un cinéaste ou d’un plasticien, on conçoit bien qu’il n’en est rien pour l’architecte, sauf à vouloir faire un contresens racoleur. Même sous les bombes, un architecte qui imagine un bâtiment ne peut être qu’en dehors du temps du conflit, il propose toujours un futur optimiste — et je vois bien tout ce qu’il peut y avoir de détestable parfois dans cette obsession de l’architecture à fabriquer un monde en dehors du conflit ; mais envisager un bâtiment neuf comme déjà détruit, comme l’image d’une ruine, ou bien, à l’inverse, comme un blockhaus militaire, — position possible pour un artiste — est indécente pour un architecte. Je ne crois pas qu’il y ait une architecture d’après le 11 septembre, pas plus qu’il y a une architecture du temps du terrorisme. En revanche, le monde dans lequel nous vivons, inquiétant et morcelé, me convainc que l’architecture est un acte grave et important parce qu’elle ne parle finalement que de construire.
Un changement majeur est, bien sûr, la prédominance qui semble désormais sans concurrence des métropoles dans un monde où plus de la moitié de la population vit dans des villes. Ce sont les agglomérations urbaines, telles que Shanghai, Sao Paulo, Mexico City… et toutes leurs semblables qui sont le champ de bataille de l’architecture. Des territoires qu’il faut penser « à neuf » et non pas comme des « villes » au sens traditionnel du terme. Ce qui me frappe dans ce contexte, c’est l’obsolescence achevée du vocabulaire de l’architecture : ville, centre, périphérie, espace public, ou bien même place, rue, alignement, monument… combien de temps encore avant d’imaginer tout simplement pouvoir décrire ce qui se passe aujourd’hui ? J’ai l’impression que nous sommes dans une sorte de no man’s land de la pensée urbaine : on ne sait même plus rendre compte de ce qu’est l’espace urbain actuel, alors qu’on sent bien que de nouvelles méthodes de projet et d’intervention s’amorcent. Il s’agit, en la matière, de courir après un train fou.
Déjà certains objets architecturaux préfigurent des pistes possibles mais plus encore, certaines constructions techniques et infrastructures. Ce qui est extraordinaire, c’est que d’un point de vue technique on sait faire fonctionner des villes de quinze, voire vingt millions d’habitants : transports, réseau routier, adduction d’eau, assainissement, énergies, communications. Les architectes monopolisent l’attention parce qu’ils manipulent des images, mais que pèse aujourd’hui dans une mégalopole tel ou tel bâtiment, aussi grand et aussi haut soit-il par rapport au réseau de métro, de bus, aux infrastructures en général ? On devrait pouvoir mieux rendre compte de l’incroyable prouesse que des villes comme New-York, Séoul, Londres, Tokyo, ou Shenzhen fonctionnent jour après jour à peu près bien. Si les architectes savaient rendre compte de ça (et qui peut le faire sinon eux ?), rendre cela visible, en faire le point de départ d’un projet sur la ville et non pas cultiver la nostalgie de la cité classique, cela ferait des villes incroyablement belles et excitantes et surtout beaucoup plus rassurantes. Chacun sent qu’il y a une énergie immense dans les villes d’aujourd’hui, mais que celle-ci reste en partie ignorée ou qu’elle semble se retourner contre la ville elle-même.
Un autre événement marquant de ces dernières années est la prise de conscience des enjeux énergétiques à l’échelle de la planète, et des conséquences pour le climat. Dans une société hyper-technologique et hyper-mercantile, l’architecte est en première ligne pour contribuer à changer le cours des choses et inscrire son travail dans une vision de société durable. Je ne crois pas qu’il s’agisse d’un nouveau style ou d’une énième posture médiatique comme certains veulent le laisser croire, mais de la nécessité absolue et urgente de reconsidérer l’architecture en dehors de la frénésie de consommation : consommation de terrains, d’espaces, de matériaux, d’énergie, mais aussi de kitsch visuel, d’objets, de gadgets, de meubles idiots. Le fonctionnalisme, par exemple, qui affecte un usage et un seul à chaque pièce de la maison me paraît complètement néfaste et dépassé : voilà une des questions qui m’intéresse pour imaginer des logements inédits destinés à une société durable. Les histoires d’épaisseur d’isolant ou de pourcentage de vitrage ne sont d’aucun intérêt dans une perspective de recherche ou de débat : ce sont les habituels règlements, idiots par nature… ce n’est pas de ce côté-là qu’il faut chercher une nouvelle architecture.