Ce type de micro-sculptures évoque nombre de précurseurs historiques, et notamment les écrits de Jack Burnham sur « les effets de la science et de la technologie sur la sculpture de ce siècle »Burnham, Jack: Beyond Modern Sculpture. The Effects of Science and Technology on the Sculpture of this Century. New York, 1968.. Tenu en grande estime dans les milieux du media art, l’ouvrage Beyond Modern Sculpture est un incontournable malheureusement négligé dans les cercles classiques de l’histoire de l’art. Au moment même où Lucy Lippard diagnostique l’ère de la « dématérialisation de l’objet artistique »Lippard, Lucy R.: Six Years. The Dematerialization of the Art Object from 1966 to 1972. New York, 1973. en mettant l’accent sur les idées et les actions, Burnham offre une rétrospective biologiste et nourrie de l’histoire des technologies de plus de 2 500 ans de sculpture, faisant valoir que sa « survie » dépend de la transition qu’elle opère des objets matériels aux systèmes complexes : depuis les formes de vie imaginaires idéalistes jusqu’aux processus organicistes dans lesquels des macro-phénomènes du vivant sont expliqués par des micro-phénomènes sous-jacents, une transition « de la sculpture comme objet totémique chargé psychiquement à une adaptation plus littérale de la réalité scientifique via le modèle ou l’artefact inspiré de la technologie », et donc vers « des systèmes simulant la vie en utilisant la technologie »Burnham, ibid., p. 7.. Influencé par la cybernétique et la génétique moderne qu’elle a inspirée, mais aussi par des préoccupations environnementales, ainsi que par la biologie de Ludwig von Bertalanffy, Burnham appelle à un abandon de la forme et à une réorientation vers la fonctionnalité de la sculpture du futur, soit « un abandon des apparences biotiques, en faveur d’un fonctionnement biotique via la machine »Burnham, ibid., p. 76.. Il espère que les spectateurs de ce genre d’art seront ainsi incités à adopter une conscience environnementale planétaire holistique – non pas contra, mais qua la technologie :
« Si l’homme approche d’un moment de changement radical, non contrôlé par la sélection naturelle et la mutation, quel meilleur moyen non scientifique pour anticiper l’auto-re-création (et non la procréation) que l’activité spirituellement induite pour former artificiellement des images d’origine organique ? La sculpture moderne est-elle ce processus en très accéléré ? »Burnham, ibid., p. 374.
Dans ce contexte, il est facile de comprendre pourquoi Burnham est devenu l’initiateur de l’emblématique exposition Software, en 1970 à New York. Malgré les immenses progrès technologiques réalisés depuis cette époque, la plupart de ses parti-pris ont encore aujourd’hui une pertinence inattendue. Passant outre la distinction entre l’art et les autres pratiques culturelles profondément influencées par les nouvelles technologies de l’information, Burnham a également anticipé l’évolution générale de l’art vers des « préoccupations relatives aux systèmes naturels et artificiels, processus et relations écologiquesBurnham, Jack: Notes on art and information processing. Dans : Burnham, Software, ibid., p. 10.», en supposant que si « nous construisons des machines à notre image […], une séparation entre le corps et l’esprit ne peut être qu’une illusion nourrie de notre manque de connaissances scientifiques sur la biologie humaine et les systèmes de communication en général »Ibid., p. 11.. L’influence de la technologie du traitement de l’information – qui se développait alors rapidement – « sur des notions telles que la créativité, la perception et l’artIbid. » atteint un nouveau niveau avec les « machines humides » fabriquées par l’homme, et Burnham a d’ailleurs lui-même affirmé qu’en réalité « la séparation entre software and hardware se rapporte de manière tangible à notre propre anthropomorphismeIbid.», et qu’il convenait donc de la surmonter. Il a également souligné deux autres caractéristiques qui regagnent en pertinence avec le Wetware : « la tendance constante à la démocratisationIbid., p. 13. », puisque des technologies qui n’étaient accessibles qu’à une élite hautement qualifiée il y a vingt ans sont rapidement devenues des outils à la disposition de tous, mais aussi les défis mis au jour par de telles pratiques qui réactivent d’anciennes définitions de l’art, puisque « l’ars, au Moyen-Âge, était moins théorique que la scientia : il portait sur les compétences manuelles liées aux techniques ou à l’artisanat. Mais les distinctions actuelles entre beaux-arts, arts appliqués et arts scientifiques ont pris trop de proportions par rapport au schisme originel créé par la révolution industrielle ». Software n’opérait ainsi « aucune des distinctions qualitatives habituelles entre les sous-cultures artistiques et techniquesIbid., p. 14. ».
À la lumière de la récente tendance de la biologie Do It Yourself et de la vogue de la biologie de synthèse, il est surprenant de constater à quel point ces énoncés semblent visionnaires 45 ans plus tard – un temps presque incommensurable, voire une éternité, considéré à l’aune de la loi de Moore ! Selon les observations et prédictions de Gordon Moore, cofondateur d’Intel, dans les années 1960 et 1970, le nombre de transistors par puce, qui permet de faire baisser le prix du transistor et entraîne un véritable changement technologique, socioéconomique et, par conséquent, culturel, doublerait tous les deux ans environ. Il semblerait cependant que l’industrie du semi-conducteur ne soit plus aujourd’hui en mesure de tenir ces prédictionsMitchell, Waldrop M.: More Than Moore. In: Nature, Vol. 530, (11 février) 2016, p. 144-147. et que la « loi de Moore soit vraiment morte, cette foisBright, Peter: Moore’s law really is dead this time. Dans : Ars Technica, (11 février) 2016; http://arstechnica.com/information-technology/2016/02/moores-law-really-is-dead-this-time», notamment pour des questions de chaleur dans des puces toujours plus petites, mais aussi de phénomènes de physique quantique, la miniaturisation n’étant plus possible avec des matériaux conventionnels. Le wetware serait-il la solution ? Nombreux sont ceux qui anticipent les promesses inexplorées des fluides, de la chimie et du wetware – à base de cellules, d’ADN et de neurones – dans les nanotechnologies informatiques : « Ne vous occupez pas des tablettes. Attendez de voir des bulles et des moisissuresPopkin, Gabriel: Moore’s Law Is About to Get Weird. Never mind tablet computers. Wait till you see bubbles and slime mold. Dans : Nautilus, Issue 21, “Information. The Anatomy of Everything”, (12 février) 2015; http://nautil.us/issue/21/information/moores-law-is-about-to-get-weird! » En art, et dans toutes ses sous-cultures esthétiques et techniques, il est vraiment temps de se « mettre à jour » concernant le wetware.