Design with care

  • Publié le 7 octobre 2021
  • Antoine Fenoglio & Cynthia Fleury

Alors que les pratiques pluridisciplinaires reposant sur l’attention à des intelligences variées se développent en réponse à la complexité contemporaine, la rencontre entre la philosophe Cynthia Fleury et le designer Antoine Fenoglio offre un exemple de croisement des pratiques enrichissant une vision commune autour de l’idée de design with care, qui permet un « dessin avec dessein » reposant sur l’idée que la fragilité favorise de façon systémique la pratique vers des questions environnementales et sociales. Avec le concept de proof of care, l’expérimentation devient elle-même une forme de soin qui entraîne une réflexion sur les modes de gouvernance. Le designer se fait intégrateur, diplomate entre les expertises, s’appuyant sur son savoir-faire en représentation et prototypage.

Cynthia Fleury, Antoine Fenoglio, pourriez-vous nous expliquer comment est né votre désir de collaboration autour du programme « Design with care » ? Le point de départ réside dans la conviction d’une fertilité des allers-retours entre théorie et pratique ?

 

Antoine Fenoglio
C’est d’abord un vécu personnel similaire qui nous a rapprochés, avec chacun une expérience fondatrice autour du soin ; de mon côté, cela correspondait à un moment de prise de conscience que la problématique éthique devenait de plus en plus criante dans les sujets confiés aux Sismo, et il me semblait important que l’on puisse avoir une approche philosophique plus robuste. C’est un sujet qui m’intéressait, mais j’avais du mal à trouver des appuis ; la rencontre avec Cynthia m’a offert un support remarquable pour y répondre. Nous avons alors décidé de créer cette approche du Design with care, un programme extrêmement ouvert dans lequel nous pourrions intégrer nos envies de réalisations et de partage, du point de vue académique, autour du séminaire Design with care du CNAM (Conservatoire National des Arts et Métiers) et de la Chaire Humanités et Santé, mais également au niveau de projets très concrets. Cela s’est traduit par de nombreux outils méthodologiques spécifiques, des projets, l’incubation d’une thèse, la publication d’articles, des expositions ou un festival à la Commanderie, le second lieu des Sismo, en Creuse.

Ce programme est une façon de poursuivre la démarche que mènent les Sismo depuis vingt-cinq ans autour du rôle du designer, en poursuivant nos convictions sur les rapports fertiles entre penser et faire, et sur les voies ouvertes au fil de l’histoire par des designers comme William Morris, Charlotte Perriand, Victor Papanek ou Enzo Mari. Ces voies sur lesquelles notre réflexion trouve son élan : le design a un dessein (Morris), l’objet du design c’est l’homme (Perriand), le design est politique (Papanek), le processus d’apprentissage est au centre de la démarche (Mari).

 

Cynthia Fleury
La philosophie n’a pas l’obligation d’une visée applicative, ce qui ne l’empêche pas d’avoir des applications possibles, mais elle se libère du caractère systémique de cette contrainte. L’univers du soin est, en revanche, un lieu à vocation clinicienne, où la charge de la preuve est souvent exigée et où la légitimité d’une solution affronte la question de ses concrétisation, acceptabilité, efficacité, réelles, à l’attention des soignants et des patients. La Chaire de Philosophie à l’Hôpital du GHU Paris Psychiatrie et Neurosciences, est indissociable de la Chaire Humanités et Santé du Conservatoire National des Arts et Métiers, à ceci près, qu’elle est spécifiquement hospitalière, sur le site de l’Hôpital Sainte-Anne. L’enjeu était d’être un lieu de réflexion, d’enseignement et de recherche, et un terrain d’expérimentation, avec l’aide de compétences structurellement tournées vers la création de prototypes et de dispositifs socio-techniques. Le design était l’un des outils les plus probants pour relever ce défi. Dès lors, nous avons, avec Antoine, lancé plusieurs fils : l’approche expérimentale, en interaction constante avec les humanités médicales, et l’obligation de produire des résultats utilisables dans le champ académique ; le processus de diplomation, avec la création de nouveaux diplômes universitaires ; le travail de recherche, Antoine l’a évoqué, avec l’incubation d’une thèse, et une autre est en train de voir le jour ; le co-commissariat d’expositions, à vocation plus « publique », visant à insérer le design dans les politiques publiques ; et de façon plus idéal-typique la rédaction d’une charte « architecturale », de design, de philosophie clinique-esthétique, celle du Verstohlen, qui dialogue sans souci avec celle du New Bauhaus Européen, et que nous avons inaugurée lors du lancement du séminaire Design with care (2018). Charte incarnant ce continuum des soins : soin de soi, des autres, de la Cité, du vivant.

 

Ce programme vous a-t-il apporté des choses que vous n’attendiez pas dans votre champ d’application ? Comment a-t-il enrichi votre démarche ?

 

Antoine Fenoglio
Cette collaboration nous a bien sûr beaucoup apporté, ne serait-ce qu’en nous permettant de nous confronter à l’environnement de Cynthia. Au-delà des concepts, cela nous a permis d’appréhender un environnement académique où la valeur de la preuve est essentielle. Même s’il a une dimension pragmatique, le design est plutôt dans une approche créative, avec beaucoup d’intuition et un mode de mise en œuvre qui a une robustesse bien différente de la réflexion académique ou philosophique. De ce point de vue, c’est une collaboration qui a eu une forte influence sur nos pratiques, mais aussi sur les cahiers des charges qu’on nous soumet, nos méthodes et notre manière d’accompagner nos commanditaires. Sans remettre en cause les qualités du métier du designer, cela a apporté une forme de robustesse de pensée dans les projets qui est aujourd’hui absolument clé.
En second lieu la pensée philosophique telle qu’exprimée par Cynthia ne donne pas seulement des gages éthiques mais ouvre – par-delà les mots – des imaginaires subtils et favorise leurs représentations créatives. Par exemple, on ne dessine pas de la même manière les nouveaux usages d’un quartier si on laisse résonner en soi une phrase de Cynthia telle que « le premier architecte de la Cité est le soin ».

 

Cynthia Fleury
Il n’y a pas eu d’inédit, de surprise. Précisément l’inverse : il y a du sens, ce qui devrait exister partout, dans tous les lieux d’enseignement et de recherche, d’exploration intellectuelle. Nous avons pu créer une abbaye de Thélème, un lieu où penser est possible, souhaitable, reconnu, valorisable en termes académiques, hospitalier pour les doctorants et les chargés d’études ou de missions. Un lieu qui est substantiellement toujours en processus, mais qui va bientôt achever, fin 2021, sa mue, et dépasser son premier moment plus nomade et fragmenté. Il n’empêche. La première chose que cela a consolidé, c’est la qualité et l’opérationnalité d’un écosystème, autrement dit un réseau de compétences et de talents, absolument exemplaire : des jeunes diplômés en philosophie ou en sciences humaines et sociales, qui côtoient des ingénieurs, des architectes, des médecins, des internes jusqu’aux médecins plus expérimentés, bien sûr quantité de soignants, de patients, experts ou non, des citoyens lambda intéressés par notre démarche, et puis quantité d’institutions soucieuses de se métamorphoser. Déjà, constituer cet écosystème, ce vivier, ce pneuma en acte, c’était un pas dans un « monde » où la réification est combattue, c’était de la santé pour tous. En tout cas, c’était l’exigence. Non pas un lieu idyllique, car rien n’est simple, mais un lieu où l’apprentissage « capacitaire » des vulnérabilités est possible, que celles-ci soient celles des acteurs avec lesquels nous échangeons ou les nôtres.

 

Antoine Fenoglio, pourriez-vous nous expliquer ce que recouvre concrètement le design with care dans votre pratique créative de designer ?

 

Antoine Fenoglio
Tout au long de son histoire, le design s’est majoritairement mis dans la roue du développement du capitalisme et, par là même, a simplifié le rapport de chacun aux objets et favoriser la réification de nos vies. Le design a favorisé depuis un siècle un rapport basé sur l’usage, avec des solutions quasi exclusivement anthropocentrées. Il fallait que les choses soient confortables à l’usage pour les corps, et qu’elles aient un usage économique : une plus-value pour écouler les surcroîts de production, comme le dit le philosophe Pierre-Damien Huyghe, ce qui a mis de côté tous les champs vitaux de la bonne santé physique et psychique, de notre rapport à la société et à la biodiversité.

Bien sûr sensible à la philosophie du care, mais pas que, le Design with care est pour nous une manière d’influencer par un complément de pensée une pratique du design trop tournée vers la performance créative, de passer à un mode d’attention. Ce programme nous a permis de nous appuyer sur nos vingt-cinq ans d’expérience du design pour enrichir cette pratique en y apportant un regard nouveau via l’approche par les vulnérabilités, sur des bases de conceptualisation mais aussi de représentation graphique ou de tangibilisation par des objets, des services, des espaces – ce qui reste classique et parfois nécessaire, mais cela se complète aujourd’hui par le design de milieux et de capacités.

Ce filtre du prendre soin, de l’attention, élargi bien sûr à la question des individus, mais aussi aux questions sociétales et environnementales, crée la possibilité d’une approche beaucoup plus systémique du design. Le grand apport du Design with care à mon sens, est qu’il renforce l’idée que le design ne peut se passer de dessein et propose une manière de définir et de faire vivre ce dessein. L’objectif est de redéfinir la diversité de nos interactions avec le monde, de voir comment un mode de création permet d’aider à repenser nos usages du monde, comment il va dessiner de nouveaux possibles et en premier lieu, nous donner le sentiment d’être en capacité d’agir. La porte du esign with care ouvre vers ce sentiment capacitaire qui va au-delà de la pure question du soin. Elle accompagne plus largement une volonté de redéfinir des mondes cohérents dans lesquels on se sente habiter.

 

Cynthia Fleury, vous plaidez pour une « société du care ». L’éthique du care représente-t-elle une nouvelle intelligence de notre rapport au monde dans ce contexte anthropocénique ? Comment le « prendre soin » met-il en avant nos interdépendances entre hommes mais aussi avec le vivant ?

 

Cynthia Fleury
En fait, je ne « plaide » nullement pour une « société du care », ou une « éthique du care » appliquée à tous les champs de la société, comme si cela relevait d’une nouvelle novlangue. Je ne suis d’ailleurs pas une « philosophe du soin ». Mon travail est basiquement celui d’un enseignant-chercheur en philosophie politique et morale, qui interroge la qualité des processus d’individuation et comment ils se relient (aux), et soutiennent, les outils – institutionnels ou non – de la régulation démocratique. Prenons la Charte du Verstohlen qui défend le type de modélisations et d’expériences que nous « designons » pour penser et vivre en contexte anthropocénique : l’enjeu est à la fois de ne pas nier les failles systémiques que nous allons endurer collectivement et individuellement, comme de ne pas simplement les subir, sans possibilité d’invention ou de résilience. Notre travail n’est pas étranger à la réflexion latourienne autour du « détail », sans parler des différents philosophes de l’« éthique du vivant » qui savent à quel point la dimension planétaire, terrestre, biosphérique, n’a strictement rien à voir avec la globalisation telle que nous l’entendons économiquement, voire idéologiquement. La mondialisation dans sa version globalisée et non terrienne renvoie à du réductionnisme, de l’uniformisation dangereuse. La dimension planétaire est constellaire, micrologique, elle est indissociable de la “révolution du detail”, défendue par Latour. Le détail est une manière de saisir la sophistication de cette dimension planétaire qui renvoie à des équilibres écosystémiques très fins, à des lois de coopération créatrice extrêmement sophistiquées et qui demandent, au contraire, d’être très attentif à la singularité des choses, des systèmes endogènes, des milieux, etc., et pas du tout dans cette espèce de surplomb morne, qui passe totalement à côté du pacte d’intelligence fort qui existe entre les éléments de la vie. Quand nous élaborons nos dispositifs de “design capacitaire”, nous cherchons précisément à investir ces dynamiques de coopération, d’alliance créatrice, de “fonction soignante en partage” qui existent entre différents acteurs d’un écosystème. Et il ne s’agit nullement de s’en remettre au “collectif”, comme s’il était lui-même une vision unifiée, une entité pure. Ces “vécus collectifs” sont très pluriels, et refondent les relations entre singularités. Le “verstohlen”, c’est le “furtif”, ce qui ne peut nous être volé, ou comment nous, sujets, individus, patients, citoyens, tel ou tel, nous pouvons expérimentons et faire évoluer tout système de gouvernance, local, national, international, par la prise en considération des vulnérabilités endogènes, qu’elles relèvent des blessures, des manques, des inégalités ou plus banalement des formes de conflictualité, de résistance, d’évitement. Ce paysage mental, imaginaire, d’“effondrement”, nous y résistons, par la production d’une praxis de résistance qui est celle du “faire” indissociable du “penser”.

 

Pourriez-vous nous présenter la notion de « Proof of care », que vous avez développé conjointement ? S’agit-il d’une façon de plaider de façon plus générale pour une culture de l’expérimentation, du prototypage, qui pourrait se décliner à d’autres échelles ?

 

Antoine Fenoglio
L’idée de « proof of care » est venue assez vite dans notre collaboration, à partir de l’expérimentation autour de la notion de « proof of concept ». Nous avons alors décidé d’incuber une thèse chez les Sismo sur le sujet, en assurant la direction scientifique de la thèse de Caroline Jobin, en collaboration avec le laboratoire de conception innovante de l’École des Mines dirigé par Pascal Le Masson et Sophie Hooge. Ce qui nous a frappé, c’est qu’à partir des notions d’expérimentation et de preuve, on revient rapidement à notre idée d’usage du monde. Concevoir un usage qui fonctionne est une chose, mais en quoi son expérimentation est-elle susceptible de créer une forme de soin pour ceux qui la pratiquent, la mettent en œuvre, la font vivre ? Et c’est bien évidemment cette dimension humaine de la preuve qui nous a intéressée.

Dans le cadre de ces expérimentations, nous avons rapidement fait l’hypothèse que finalement c’était la mise en œuvre du concept lui-même qui créait du soin. Nous avons par exemple trouvé une solution pour faciliter le lien entre les patients, les aidants et les médecins dans un contexte médical, mais ce pourrait être dans un autre. Le simple fait d’expérimenter crée une forme d’attention et de soin à tous ses acteurs. Nous avons pu le tester à plus grande échelle avec l’exposition Climat de soin à l’occasion de Lille Métropole 2020, Capitale mondiale du design. Ce qui est intéressant c’est que finalement l’enjeu n’est plus tant de chercher des preuves que de voir comment chacune de ces initiatives reliées entre elles crée des modes de gouvernance, des flux et des liens qui montrent que nous sommes en train de faire société, de construire quelque chose à dessein. Aujourd’hui, nous n’avons pratiquement plus de projet qui se fasse sans expérimentation. Même si cela n’est pas formellement exprimé, cela devient attendu, c’est l’appel de chacun à vouloir faire autant que de devoir programmer.

Les acteurs qui ont un rôle central dans la mise en place et le suivi de ces protocoles peuvent être de différents types, acteur individuel ou acteur social, une communauté, les gestionnaires d’un commun ou une municipalité, mais aussi des acteurs non humains, un environnement végétal ou animal, une qualité de l’air… Qu’est-ce qu’un projet peut créer en termes de soin sur toutes ces intrications, et comment arrivons-nous à les embrasser ensemble ? Nous travaillons pour et dans un tout, un mélange comme le dirait Emanuele Coccia, et c’est une des grosses difficultés du renversement des méthodes et des imaginaires liés au design. Nous devons nous détacher du design de choses pour aller vers l’influence créative pour un tout ; c’est en tout cas l’évolution que nous souhaitons apporter.

Ce qui est central, et qui rejoint autant la philosophie du care, que la pensée pragmatique du psychologue et philosophe John Dewey, c’est de trouver comment faire vivre les « voix différentes », pour reprendre le titre d’un livre de Carol Gilligan. Et aujourd’hui, les voix différentes n’ont pas voix au chapitre ; il nous faut donc aller les identifier, les chercher et leur donner la place qu’elles méritent dans ces processus de réflexion et de création à travers l’expérimentation et la recherche vivante de ces « preuves de soin ».

 

Cynthia Fleury
Au loin il y a un objectif, et pour l’instant, trop onirique, qui est celui d’établir une cartographie des points de vulnérabilité sur la planète, édifiants, exemplaires, sorte d’idéaux-types de la vulnérabilité, avec toutes les intersections possibles, ou encore ce que j’appelle des « lieux-de-butée » en faisant référence aux points de butée de Lacan, précisément parce qu’ils nous permettraient de penser le monde actuel et ses défis, ses failles systémiques, et de « designer » en fonction ses leviers capacitaires et transformateurs pour l’avènement de contrats sociaux, en phase avec les défis du XXIe siècle. Dans ces lieux de butée, il y a la possibilité de faire des Proofs of care, de tester la robustesse des idées et des dispositifs, de mesurer quantitativement et qualitativement les preuves de soin. La chaire défend une approche « evidence-based humanities », nullement pour s’y soumettre sans réflexion critique, mais pour assumer une part de la contrainte, justifiée, régulatrice aussi, même si elle est insuffisante, de l’obligation de preuve. C’est une contrainte nécessaire à la confiance collective. C’est le seul langage commun possible avec la science et l’État de droit, au sens où ce dernier s’appuie sur un tel pacte de véridiction. Donc, nous cherchons à être plus « robustes » dans nos résultats, pour mieux les partager, et les disséminer, pour qu’ils puissent être appropriables de façon critique, avec toute la latitude correctionnelle possible. Pour autant, nous restons aussi un lieu plus exploratoire, car notre « adn » est aussi celui du concept et de l’univers « méta ».

 

Antoine Fenoglio, Les Sismo se définissent comme une grande famille pluridisciplinaire. Pourriez-vous nous expliquer les protocoles de collaboration que vous avez mis en place avec votre équipe et vos clients pour mettre en œuvre cette approche pluridisciplinaire ?

 

Antoine Fenoglio
La pluridisciplinarité est depuis longtemps au cœur de notre travail et de nos recherches, mais il faut également ajouter que par-delà la diversité des expertises, il y a une dimension humaine de convivialité qui est centrale. Nous ne mettons pas en place ces dispositifs pluridisciplinaires pour une raison organisationnelle, c’est un mode de vie qui nous plaît : le design c’est un état d’esprit, pour reprendre les mots d’Enzo Mari. Notre quotidien est d’offrir une structure pour que tout type de personnalité engagée, externe et interne, puisse venir expérimenter le monde au travers de projets. Par exemple, nous essayons de faire en sorte qu’un designer et un chercheur puissent aller au bout de leurs propres pratiques, avec des échanges réguliers pour les enrichir respectivement. Le designer pourra ainsi s’assurer que ses intuitions s’inscrivent dans un contexte académique juste ; les chercheurs vont de leur côté entrer dans les sujets selon une approche qui s’enrichira des ouvertures et du mode créatif du designer qui sait faire des ponts entre des choses contre-intuitives ou étonnantes.

Il me semble que le designer a un rôle essentiel d’intégrateur ou de médiateur à jouer dans ces processus d’expérimentation à plusieurs voix. Il agit à la manière d’un diplomate entre ces différentes expertises, avec pour atout central sa capacité de représentation et de projection. Cela rejoint pour une part la dimension esthétique du design, mais cette capacité à représenter, pour des acteurs extrêmement différents, une synthèse analytique formant un outil de dialogue est absolument centrale. C’est à ce moment-là que nous commençons à résoudre les problèmes qui nous importent, quand la représentation prend forme et que tous les acteurs de terrain ou de recherche se sentent légitimes et capables de donner leur avis, de le partager et de l’argumenter pour créer un dialogue constructif. Nous entrons alors dans une forme de valeur esthétique du projet, une élégance relationnelle que nous cultivons, préalable à l’élégance des projets.

Cynthia Fleury, dans votre ouverture du séminaire Palladio vous écriviez que « La question de la ville durable est la nouvelle clé du politique ». Pourriez-vous nous expliquer comment l’implication d’acteurs sociaux et privés autour du commun et de modes coopératifs déplace le politique et son monopole de la gouvernance de la ville ?

 

Cynthia Fleury
Je suis intervenue dans le cadre des “conférences POPSU” de la Plateforme d’observation des projets et stratégies urbaines, pour préciser un peu plus cette idée de Cité-Providence ou de ville-providence, dans laquelle nous pourrions pénétrer, après avoir expérimenté celle de l’État-Providence, dont la fin a été sans cesse annoncée par les penseurs des sciences humaines et sociales. Je ne suis pas sûre que le monde soit “habitable” au sens où il nous permet d’être libéré de la survie, si nous sommes définitivement convaincus que toute notion de “providence” est destituée. En revanche, reformuler cette “providence”, oui, cela paraît nécessaire. La réduire à sa simple chosification consumériste est insuffisant, chacun en ayant conscience, notamment chez les Nouvelles générations, même si le vieux débat développement/environnement (fin du mois/fin du monde) est loin d’être dépassé, à l’intérieur d’un territoire, ou à l’international. Pour autant, la ville contracte quasiment toutes les situations problématiques et tous les publics, des plus vulnérables aux plus protégés, des plus marginaux aux plus prescripteurs et elle permet d’articuler des publics orthogonaux, “idéologiquement” parlant, avec le risque classique d’instrumentalisation, mais ce risque n’est ni spécifique à ces situations, ni sans absence de réciprocité. De manière archétypale, nous avons la confrontation-alliance-entrisme entre les associations, le monde de la société civile-vigie et celui de l’entreprise, plutôt des grands acteurs privés, qui connaissent par ailleurs parfaitement les règles des marchés publics. Les démarches de Bouchain, de la “preuve par 7” sont éminemment pertinentes dans ce contexte-là puisqu’il s’agit d’expérimenter, avec les acteurs locaux, quels qu’ils soient, au travers de différentes échelles, des modes de gouvernance, des commons, la création d’habitats spécifiques, d’usages, etc. Ce sont-là des architectures du “vécu”, des “vécus”, que ces vécus nécessitent ou non un bâti. Ce sont très souvent des tiers-lieux, mais pas exclusivement. Et ils ne sont nullement exclusivement éphémères.

 

Antoine Fenoglio, pourriez-vous nous présenter le projet de la Commanderie ? Que représentent pour vous ce lieu et cette expérience ?

 

Antoine Fenoglio
Là encore, la Commanderie est une question de désir et une idée de relation. C’est important de le rappeler car nous vivons dans un monde complexe, souvent effrayant, face auquel nous nous sentons parfois impuissant. Il faut donc arriver à garder le désir, l’envie de faire les choses et d’être au monde. Nous connaissions et rêvions de la Commanderie depuis longtemps avec mon associé, Frédéric Lecourt, et lorsque nous avons finalement pu y installer notre travail, nous avons commencé à comprendre, petit à petit, en vivant les lieux, qu’il y avait là de quoi écrire une partie du monde que nous avions envie de dessiner, et vice versa.

Aujourd’hui, la Commanderie s’inscrit dans le programme de recherche plus large que nous menons. Nous y explorons les liens entre patrimoine et soin – car c’est une commanderie hospitalière du XIIème et XVème siècle -, mais également avec le milieu naturel, puisque nous y sommes dans un environnement particulièrement préservé et que nous y développons un jardin-forêt comestible. En un sens, la Commanderie est notre propre proof of care, via notre manière d’expérimenter et de partager les ressources de ce lieu. Ce qui me stupéfait le plus, c’est de voir à quel point il peut créer des bouleversements individuels et collectifs. C’est une inclusion corporelle, psychique, humaniste et naturelle dans un environnement qui crée souvent une expérience transformatrice. Quand je dis bouleversante, je pense à plusieurs personnes de notre éco-système pour qui le lieu et l’expérience vécue ici leur ont permis de se sentir soudain beaucoup plus fortement en capacité d’agir. J’ai la conviction profonde que c’est là l’objectif d’un bon design contemporain. Nous sommes tous capables, mais il faut donner à chacun les moyens de réaliser ce dessein à la fois individuel et commun. Nous nous efforçons de le faire avec les moyens de la pensée mais aussi de l’action, puisque les gens qui partagent ce lieu avec nous sont invités à forger, à planter des arbres, à reconnaître et cuisiner les plantes comestibles dans l’environnement de la Commanderie, à penser, à dessiner, à partager l’aventure de la restauration d’une chapelle, à monter dans une charpente du XIVème… C’est la beauté de ce projet, offrir des expériences humaines créant une capacité d’agir démultipliée.

 

Cynthia Fleury
La Commanderie est aujourd’hui de façon très factuelle, notamment, un futur espace résidentiel doctoral et post-doctoral. Mais l’ambition de ce lieu est plus exploratoire, conceptuellement, politiquement, existentiellement. Le président de IPBES, qui est la plateforme inter-gouvernementale dédiée à la préservation de la biodiversité, comme celle du GIEC s’occupe de la lutte contre le réchauffement climatique, a récemment déclaré que la santé des écosystèmes dont nous dépendons se dégrade plus vite que jamais. « Nous sommes en train d’éroder les fondements mêmes de nos économies, nos moyens de subsistance, la sécurité alimentaire, la santé et la qualité de vie dans le monde entier ». Face à ce danger, la notion de “changement transformateur” est évoquée, et elle vient peut-être “incarner” avec plus de concrétude celle de changement de paradigme, plus théorique. Là, il s’agit de créer des dispositifs, protocoles, outils, expériences, qui respectent d’autres principes économiques, certes mais qui font écho à d’autres représentations mentales, ou valeurs morales. Nos collègues Anne-Caroline Prévot et Susan Clayton ont défendu pertinemment la mise en place d’“expériences de nature transformatrices”. La Commanderie relève aussi de cette aventure-là. Lorsque nos chemins se sont croisés, avec Antoine, je crois que chacun a pu reconnaître une partie de sa pensée ou de son faire, chez l’autre, non pas comme une appropriation, mais comme un dialogue, avec ses différences, ses spécificités. Le compagnonnage est un dispositif ancien qui a prouvé par le passé son opérationnalité. Il trouve ici des allures plus contemporaines, mais il raconte ses liens ancestraux avec le patrimoine culturel et naturel, non pour le figer, mais pour protéger et se nourrir de ce vivant-là. Nous défendons un continuum des “soins”, au sens d’implications intersubjectives fortes, ou encore de principes d’individuations qualitative, indispensables, irremplaçables, dans notre rapport au monde pour que celui-ci fasse advenir un réel plus désirable, soutenable, durable.

 

Cet article a été publié initialement dans la revue Stream 05, en 2021.

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