L’architecture à l’heure de l’Anthropocène
Ainsi se posent avec l’Anthropocène les bases de nouvelles pratiques architecturales. Nous avons rappelé le défi urbain considérable à venir, dont les conséquences ne pourront être abordées à terme que dans le cadre d’une forme de gouvernance mondiale. Le concept d’Anthropocène aura-t-il la puissance de sensibiliser les opinions publiques et mettre un terme au débat entre climatosceptiques et écologistes radicaux ? Il a le mérite de balayer le débat moderne/postmoderne et appelle à imaginer les fondements théoriques d’une vision de l’urbain issue d’une nouvelle alliance entre société et nature, de la dissolution des catégories modernes de sujet/objet. Cette vision invite à repenser en profondeur le rôle opératoire du concepteur, historiquement engagé dans une logique descendante d’inspiration moderniste, volontariste, uniformément prescriptive car le plus souvent (mono)-fonctionnaliste. Elle suggère au contraire une approche générative ouverte visant à établir les conditions de genèse et de croissance d’un hybride par un processus collaboratif et participatif de type ascendant. Il s’agit d’opérer en incubateur, avec les outils d’une nouvelle conception du savoir, en s’attachant à l’éthique du chercheur ou du médecin plutôt qu’à celle périmée du créateur génial et solitaire, une attitude qui apparaît dans le travail de Pierre Huyghe ou de l’architecte Alisa Andrasek par exemple. On voit à quel point les rapprochements entre sciences sociales et sciences du vivant seront nécessaires pour parvenir à élaborer une telle pensée, fondatrice d’une vision neuve de l’architecture. La révolution numérique facilite ce rapprochement en articulant les champs du savoir : des nanotechnologies à la biologie, de l’analyse des matériaux à l’architecture, il y a désormais continuité transcalaire et transdisciplinaire.
Cette conception d’un urbain métabolique nous confronte par ailleurs à la question de l’échelle d’analyse entre le bâtiment, le quartier, la métropole et le territoire. Elle implique une vision continue du bâtiment à l’urbain comme différentes échelles biologiques, de la cellule à l’organisme, sans distinction entre vivant et non vivant, comme un agencement d’êtres hybrides qui participent à l’équilibre de ce méta-organisme que serait la Terre. Il s’établit donc une relation d’ordre organique entre le bâti et la biosphère, un continuum dans un monde fait d’artefacts et d’hybrides qui ne peut plus se satisfaire d’une logique mécanique universelle. La conception métabolique appelle au contraire à l’identification de pathologies bien différentes selon leur géographie et leur histoire entre les centres-villes européens, l’étalement du sprawl des villes américaines, les villes neuves asiatiques ou les formes urbaines informelles du Sud.
Ces différences essentielles de typologie font déjà l’objet d’études, notamment par l’analyse de big data suggérant une variété de scénarios durables et posant les bases d’un urbanisme métabolique Voir le travail de John E. Fernandez, du MIT, p. 253.. La recherche devra approfondir la modélisation multidimensionnelle des territoires urbains pour affiner cette classification des pathologies et l’élaboration de remèdes spécifiques qui seront tout aussi multiples. Les urbanistes s’appuieront demain sur les informations produites en temps réel par la ville numérique et la puissance computationnelle pour réguler dans le temps les effets de leurs actions. L’architecture computationnelle, aujourd’hui encore essentiellement expérimentale, pourrait dans un futur proche entrer dans le champ de la réalité constructive de cet urbain numérique, car elle répond à une problématique scientifique réelle et que les conditions techniques se mettent en place pour la rendre possible.
Simultanément, la pression croissante sur les politiques écologiques favorisera l’émergence rapide de méthodes de conception, d’évaluation et de gestion offrant des garanties réelles ou illusoires d’objectivité. Les enjeux économiques sont tels que les grands cabinets de conseil, les grands bureaux d’études, comme les groupes de technologies développent activement ces modèles de smart cities.
Pour autant l’essor de ces visions d’inspiration néocybernétique, du smart object à la smart city, constitue une piste ambivalente, sinon préoccupante. La volonté d’un contrôle rationnel et déterministe, renforcée par les assurances, le principe de précaution, à la recherche d’une ville solvable parce que moins risquée, constitue une tentative de lutter contre l’évolution vers une société de l’incertain et de l’imprévu qu’il va pourtant falloir assumer. Les smart cities ne sont qu’un avatar de l’idéologie de maîtrise rationaliste moderne, contradictoire avec le caractère complexe, varié et mixte qu’exigent à la fois la créativité et la résilience de l’urbain. Le besoin de mixité n’est pas seulement une vue sociale mais aussi celle d’une écologie de la ville, comme le mettent en évidence les travaux de sociologues comme Saskia Sassen ou Richard Sennett Voir notre entretien p. 19..
À l’inverse, la notion de complexe, intrinsèque à notre époque, nous oriente vers une modélisation utilisant les données de façon indirecte par une forme d’autorégulation inspirée du modèle de l’open source, du développement par crowd design, plus proche de la philosophie originelle d’Internet et ouverte à une approche sociologique et artistique de l’informel, de l’incertain, du désir et de l’imaginaire. Que ce soit à l’échelle du bâtiment, du quartier ou de la ville, il reste cette dimension de l’imparfait, du hasard, de la différence propre à la création, qui doit clairement se retrouver dans la méthode de conception.
Il est toutefois important de revendiquer que les architectes, avec les autres acteurs d’élaboration des projets, doivent s’interroger davantage sur les fonctions, les programmes et les imaginaires avant d’aborder la forme. Cette approche plus sensible et intuitive de nos modes de vie fait déjà l’objet de recherches poussées chez les sociologues, les créateurs et différents acteurs en avance sur leur époque. Les modifications qu’apportent chaque jour les nouvelles technologies à nos rapports à l’espace et au temps sont nombreuses et difficiles à anticiper. Elles permettent d’augmenter nos expériences et usages de l’espace, d’entrer dans une hyperspatialité. L’architecture se trouvera à l’intersection de ces deux dimensions, espaces et spatialités, dans la construction d’une ville malléable Voir Luc Gwiazdzinski p. 51., s’adaptant en permanence, marquée par l’événementiel et les structures temporaires. Dans cet espace urbain en évolution constante, l’usager retrouve une place centrale, par son retour sur les événements, les informations qu’il produit et dont il profite, dans un urbanisme temporaire où se croisent les systèmes urbains et les microsystèmes individuels, au point de rencontre des réseaux physiques et numériques qui permet une intensification neuve de la ville.
L’angoisse première de l’architecte face à ces mutations fondamentales est naturellement celle de la forme : comment appliquer concrètement ce changement de paradigme, quelle forme physique pour cette ville malléable, en évolution, une ville de l’incertain, au croisement des technologies à venir et d’un nouveau rapport à la biosphère ? Nous l’avons vu, la conclusion de la nécessaire étude des conditions et mutations de notre temps nous mène à l’idée qu’il s’agit moins de changer les formes que de faire évoluer l’approche et les méthodes de l’architecture. L’heure n’est plus à l’obsession formelle, à l’architecte-star, à l’icône gratuite et à la signature égoïste ou marchande : l’architecture porte une responsabilité non pas neuve mais différente. Si la forme demeure, car le bâti conserve nécessairement sa part physique, elle résulte d’un travail collaboratif et aboutit à une plateforme, à des protocoles permettant d’adapter la construction au varié, à l’incertain ; il ne s’agit plus d’une forme planifiée ou contrôlable, mais accompagnée, jugulée dans son évolution par les capacités d’adaptabilités génératives du numérique, compris au sens ouvert et non dans sa dimension cybernétique sécuritaire. Il existe des contraintes techniques, matériaux et systèmes, liées notamment à la recherche nécessaire de performance énergétique, mais il ne faut pas se laisser aveugler par cette seule quête de performance, comme nous l’avons été par les premières formes de végétalisation, la vogue finissante du green cosmétique et du biomorphisme décoratif.
À l’instar du politique, l’architecture est indissociablement acte et symbole, et son rôle dans la mutation ontologique du passage à l’ère de l’Anthropocène est – au-delà des solutions pratiques ou techniques qu’elle apporte – de faire le récit de ce changement de paradigme, de symboliser et de mettre en scène notre place nouvelle dans la biosphère pour mieux la faire advenir collectivement. Cela prendra des formes immédiates chaque fois différentes, mais il n’est de toute façon plus question de faire style, il s’agit d’exprimer un continuum urbain/biosphère qu’une approche technique et philosophique conjointe et radicalement inédite permet enfin.