Histoire et imaginaires du changement climatique

  • Publié le 3 mai 2022
  • Jean-Baptiste Fressoz
  • 7 minutes

Historien des sciences, des techniques et de l’environnement, Jean-Baptiste Fressoz est l’auteur avec Christophe Bonneuil du célèbre ouvrage L’Événement anthropocène. Il revient ici sur son dernier livre, co-écrit avec Fabien Locher, qui retrace une histoire du changement climatique depuis le XVe siècle et révèle que les Révoltes du ciel engendrent depuis longtemps déjà de nombreuses croyances et récits scientifiques.

Votre dernier ouvrage, Les Révoltes du ciel, propose une « histoire du changement climatique ». Cette perspective historique remet-elle en cause nos imaginaires actuels de l’Anthropocène ?

Cela va effectivement à rebours du discours de la révélation soudaine, qui est la principale manière de présenter la question environnementale depuis les années 1970. Nous sommes face à une stratégie classique du discours, tant philosophique que politique, qui consiste à décrire les défis comme absolument inouïs, ce qui est une manière gratifiante de présenter les efforts pour les résoudre. Chaque époque pense vivre un âge fondamentalement nouveau. Et si l’environnement change effectivement à une vitesse inouïe, en faire le point de départ d’une tabula rasa politico-philosophique est un réflexe qui lui n’est pas nouveau. On retrouve d’ailleurs actuellement nombre de tropes de l’époque du New DealNom donné par le président des États-Unis Franklin Roosevelt à sa politique mise en place pour lutter contre les effets de la Grande Dépression aux États-Unis, dans les années 1930., l’idée par exemple que les bases matérielles de nos sociétés ayant entièrement changé avec le monde industriel, il faut donc entièrement repenser le politique. C’était un discours très mainstream chez les intellectuels des années 1930, notamment au sein du mouvement technocratique américain.

Le problème que pose cette rhétorique de la nouveauté dans le cas de la crise environnementale, c’est que cela efface les trajectoires sur le temps long, mais aussi ce dont nous héritons en termes d’idéologie, de vocabulaire ou de manière de formuler les problèmes. Or il me semble dangereux de ne pas avoir en tête la profondeur de cette histoire des questions environnementales.

De façon générale, il me semble le discours environnemental recycle beaucoup de vieux récits, comme l’idée d’effondrement, très classique, ou encore celle d’empreinte environnementale, qui reprend de vieilles théories malthusiennes du début du XXe siècle, l’idée que nous manquons de surface, qu’il y a trop de monde sur la planète… Dire qu’il nous faudrait trois planètes pour vivre revient à plaquer des concepts liés à l’angoisse démographique anglo-saxonne de la fin XIXe siècle sur la crise climatique actuelle, globalement liée au fait que nous n’arrivons pas à nous débarrasser d’une seconde nature presque entièrement fondée sur les fossiles.

De la même façon, l’idée que la Terre soit un être vivant est une métaphore particulièrement banale. Quand James Lovelock et Lynn Margulis présentent l’hypothèse GaïaHypothèse scientifique formulée en 1970, considérant que les systèmes vivants de la Terre appartiennent à une même entité autorégulée, telle un organisme, dont il resterait à comprendre la « géophysiologie ».  comme une immense révolution ontologique, ils recyclent en réalité des littératures remontant à la Renaissance, voire à l’Antiquité. Des visions de la Terre comme système étaient par exemple au cœur de la doxa scientifico-religieuse des XVIIe et XVIIIe siècles : la « théologie naturelleLa théologie naturelle est un courant théologique invitant à connaitre et étudier Dieu via l’expérience et l’observation de la nature. ». Les naturalistes de cette époque pensaient couramment la Terre à l’échelle globale et comme un système organisé, notamment via le phénomène du cycle de l’eau. À partir du début du XVIIe siècle, on sait également que les plantes jouent un rôle important dans ce cycle de l’eau, via l’évapotranspiration, et on s’inquiète déjà de l’impact de l’homme sur ce cycle global.

Au regard de cette histoire de nos relations au climat, il s’agit moins d’une prise de conscience que du récit inverse, celui d’une insensibilisation. La disparition progressive des questions climatiques dans nos sociétés occidentales serait-elle liée à la modernité ?

Mon premier livre, L’Apocalypse joyeuse, analysait l’entrée dans la modernité industrielle, fin XVIIIe-XIXe siècle, en se centrant sur la notion de désinhibition − notamment via des dispositifs comme les normes de sécurité ou le calcul de risque − et la façon dont elle passait outre ses conséquences environnementales ou sanitaires. Et en effet, nous voyons un phénomène assez semblable vis-à-vis du climat à partir de cette époque. Alors que depuis la fin du XVIIIe siècle, et surtout au début du XIXe siècle, l’agir humain climatique est un sujet brûlant politiquement et scientifiquement, cette inquiétude reflue au milieu du XIXe siècle.

Avec les progrès des sciences de la Terre, la période d’entrée dans la modernité est un moment d’épuisement des controverses scientifiques sur le changement climatique. Les savants sont alors globalement d’accord pour dire qu’à l’échelle des temps géologiques le climat a énormément changé, mais à l’échelle des temps historiques et sur le rôle des humains dans ces phénomènes, tout est beaucoup plus confus, personne n’arrivant à apporter des éléments définitifs dans un sens ou dans l’autre, ce qui génère une certaine lassitude autour de ces questions…

Les sociétés riches deviennent par ailleurs beaucoup moins vulnérables aux soubresauts météorologiques. L’administration pilotait jusque-là de superbes enquêtes météorologiques pour prévoir les récoltes, et donc les potentielles émeutes alimentaires, mais dans la deuxième moitié du XIXe siècle cela n’a plus d’intérêt, puisqu’il devient possible d’alimenter une région déficitaire en grains via le chemin de fer. De ce point de vue, le progrès technique joue un rôle fondamental en enlevant au climat en tant que tel de sa puissance d’agir.

Enfin, nous voyons de nombreuses disciplines, notamment en sciences humaines, se définir contre le climat. C’est très net pour la sociologie par exemple. Quelqu’un comme Émile Durkheim insiste sur l’idée qu’il décrit des faits sociaux, explicables par d’autres faits sociaux, selon un régime de causalité assez fermé. En médecine, nous assistons à la naissance de la médecine bactériologique, ce qui permet d’expliquer les maladies et les épidémies sans avoir recours au climat, même si le milieu reste important. Nous retrouvons des phénomènes similaires en économie, notamment avec le marginalisme et toute l’économie néoclassique, qui donnent moins d’importance aux cycles météorologiques. De façon générale, nous assistons à une sorte de détachement des réflexions intellectuelles vis-à-vis du climat, symptomatique d’une évolution globale de la psyché européenne vers la fin du XIXe siècle.

Comment l’approche historique peut-elle éclairer les débats contemporains sur les questions environnementales ?

Cela permet a minima d’avoir plus de recul sur nos manières de poser les problèmes. Je travaille en ce moment sur l’histoire de la notion de transition, et je suis frappé de voir à quel point elle s’est imposée dans l’imaginaire collectif comme LA solution face au changement climatique en se fondant sur l’histoire, une certaine histoire de l’énergie fondée sur l’idée de transition. Par exemple, la révolution industrielle est classiquement présentée comme une transition du bois au charbon. Il faudrait maintenant continuer cette histoire et passer des fossiles aux renouvelables. Le problème est que cette histoire de substitution est fausse : par exemple, tous les pays industriels accroissent considérablement leur consommation de bois pendant le XIXe siècle (fois 6 pour l’Angleterre…). De même, le pétrole ne remplace pas du tout le charbon : rien que pour construire une voiture, il faut énormément de charbon, sans parler de la transformation de toutes les routes qu’oblige l’automobile. Dans l’entre-deux-guerres, on peut calculer que chaque tonne de pétrole entraîne la consommation induite de deux tonnes et demie de charbon.

Le discours dominant de la transition c’est l’imaginaire Tesla, l’idée que l’on va se passer de pétrole en roulant avec des voitures électriques, c’est-à-dire l’utopie de conserver la même société avec une infrastructure matérielle entièrement différente. Avec la transition énergétique, nous pourrions tout avoir à un pour un, mais sans carbone, ce qui dénote quand même une confiance démentielle dans le fait technologique. Ce que l’histoire montre, c’est la relation symbiotique qu’entretiennent les énergies entre elles. Sans parler de la simple inertie gigantesque du monde technique, qui fait que généralement les technologies ne se remplacent pas les unes les autres, mais s’additionnent. De manière triviale, l’aspirateur n’a pas supprimé les balais…

Si nous observons la question en termes matériels, c’est encore pire, car les strates matérielles s’accumulent clairement les unes sur les autres. Si vous analysez les flux de matières sur lesquels repose notre monde technologique, l’idée même d’une transition s’évanouit complètement. Nous n’avons par exemple jamais consommé autant de bois, et même le pic du charbon ne semble pas encore atteint… À l’échelle globale, il n’y a jamais eu de transition énergétique, et pour le climat c’est l’échelle globale qui compte. Nous avons une vision de la transition centrée sur la technologie, pourtant l’environnement se fiche des technologies, ce qui importe ce sont les flux de matière, en particulier de la lithosphère vers l’atmosphère.

Vous remarquerez que ce n’est pas un argument technophobe, car certaines nouvelles technologies sont probablement plus vertueuses que les anciennes, mais il faut tenir compte des effets d’addition et de symbioses qui à court, moyen et même souvent long terme sont plus importants que les effets de substitution. Un dernier point qui me semble libérateur dans l’histoire des techniques, c’est qu’elle permet de saisir que le monde technologique que nous connaissons aurait pu être très différent parce que la technologie devenue majoritaire n’était jamais la seule voie envisageable.

Un exemple qui m’est cher : le gaz d’éclairage, une horreur énergétique et environnementale qui apparaît dans les années 1815. À cette époque, des chimistes sont horrifiés par le gâchis de charbon que cela représentait, parce que le rendement était pitoyable, sans même compter le danger d’accident. Nicolas Clément-Desormes propose notamment une expérience de pensée que nous devrions toujours faire en renversant l’ordre des innovations : si quelqu’un inventait la bougie dans une société éclairée au gaz, tout le monde trouverait ça absolument génial ! C’est portatif, cela ne nécessite pas autant de matériaux et de capitaux, sans compter que c’est renouvelable, puisque fabriqué avec des matières de graisses organiques…

L’automobile elle-même était perçue avec une haine profonde à ses débuts. Qui pouvait se payer une voiture ? C’était extrêmement cher, et pour l’essentiel de la population cela représentait surtout une nuisance, y compris aux États-Unis, avec d’énormes manifestations contre l’automobile dans les années 1920Cf. Peter Norton, Fighting Traffic: The Dawn of the Motor Age in the American City.. Les commerçants étaient vent debout contre les voitures, craignant que plus personne ne s’arrête devant leurs boutiques. Maintenant c’est l’inverse… Comme le faisait remarquer l’historien des techniques David Edgerton dans son merveilleux livre The Shock of the Old, l’avantage de vivre dans des sociétés inventives, c’est justement de pouvoir refuser le diktat des gourous de l’innovation car d’autres inventions, d’autres choix technologiques sont possibles.

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