Faire se rencontrer toutes les classes sociales
Roberto Cabot : Quelles sont les relations entre les types d’actions que vous faites et ces choses spontanées qui se passent dans la population : vous croyez que c’est dans l’esprit du temps, que les choses arrivent toutes seules ? Est-ce que c’est un phénomène que vous observez et que vous intégrez dans votre travail, ou est-ce que c’est une relation bien plus hasardeuse ?
Opavivará : On réfléchit beaucoup à cette dimension. Par exemple pour l’installation de la cuisine de la place Tiradentes, l’œuvre s’appelait Opavivará Ao Vivo, mais la cuisine elle-même Praça de Alimentação Pública, en référence directe au moyen d’alimentation du centre commercial, une appellation ironique pour un espace où les personnes vont se rencontrer et échanger. Mais il y a beaucoup de choses dans nos actions qui relèvent de la coïncidence, par exemple le travail sur le camelô. La base fondamentale de notre travail, c’est de communiquer avec la population, parce qu’on intervient dans l’espace public et qu’on veut toucher une audience aussi large et variée que possible. On cherche un langage du camouflage pour se mêler au langage de la ville. Cela n’aurait aucun sens d’arriver avec un projet construit et achevé dans ce lieu qui est une folie, un mélange de langages. Opavivará ressemble à un théâtre de revue : on s’approprie les grands sujets du moment, ou des choses qu’on attrape en l’air, et qui d’un coup passent à la Une.
Roberto Cabot : La majeure partie des conflits actuels, ces mouvements spontanés de la société, sont presque toujours liés aux questions d’espace public et de mobilité. Mais bizarrement, il n’y a pas beaucoup de revendications spécifiques là-dessus. Le problème central pour moi, c’est le droit de faire usage de la ville, on a tout un peuple qui maintenant veut profiter de sa ville.
Opavivará : En sachant que profiter c’est pouvoir consommer. Aller, venir, ça sert à quoi ? À consommer. La mobilité même est un article de consommation… D’ailleurs nous vivons un grand boom automobile au Brésil, avec la classe C qui se met à acheter des voitures.
Roberto Cabot : Il y a eu une ségrégation dans la mobilité au Brésil, des bus avec l’air conditionné, confortables, coûteux, et d’un autre côté des vieux trucs pas chers pour la populace.
Opavivará : Cette différence de prix était vraie jusqu’à l’année dernière, mais depuis les manifestations les prix ont été encadrés. On parle beaucoup de la consommation, mais il faut faire attention, parce que l’on tombe facilement dans un discours marxiste anti-consumérisme, alors qu’Opavivará a toujours vu le commerce comme un moment d’échanges, de relations. Si on entend la ville comme un espace de relations, on doit travailler avec le commerce, avec le marché.
Roberto Cabot : Pour conclure, je voudrais parler d’un espace emblématique de Rio sur lequel vous réfléchissez beaucoup : la plage. C’est un espace très bizarre, parce qu’il est public, et qu’il a posé des problèmes avec l’arrivée du métro, de la mobilité ; soudain l’élite s’est trouvée envahie sur « ses » plages. Sachant que constitutionnellement la plage est un domaine public administré par la Marine, c’est-à-dire qu’elle appartient à tout le monde. Mais tout à coup, il y a ce problème, « l’invasion »…
Opavivará : Notre plage n’a jamais été tranquille, elle a toujours été très bruyante. Et il y a toujours eu un peu de mixité, à cause des favelas incrustées au milieu des quartiers huppés, mais c’était différent, les gens de ces favelas travaillaient pour les riches…
Roberto Cabot : Oui, à force cette « classe moyenne » servante avait pris les habitudes des riches, une façon de se comporter, ne pas être trop bruyant, ne pas toucher les gens etc. Ils avaient assimilé les restrictions de cette éducation. Tout a changé avec l’arrivée de la banlieue, de gens avec des corps, une éducation et des mœurs différents, ça dérangeait… Les élites ont conservé des mentalités anciennes. C’est pour ça qu’il est intéressant de travailler sur les corps et leur appropriation de l’espace comme vous le faites.
Opavivará : Oui, une dimension de notre travail est consacrée à créer ces relations, construire un contexte impossible, inespéré, où toutes les classes de la ville se rencontrent dans l’espace public et lutter aussi contre les mentalités, les appréhensions. Je crois que la plage est un modèle urbain parfait. À Rio toute la ville est sur la plage : il y a le centre commercial, plusieurs clubs, c’est comme une extension de la maison des gens, parce qu’ils sont là dans l’espace public, mais ils restent totalement dans leur propre intimité, le corps nu, allongé. C’est un espace ouvert, avec cette condition géographique : ici la ville s’arrête, elle n’avance plus.