Le vivant et le relationnel
Ce qui est assez clair en effet, c’est que l’évolution de notre condition nous force à repenser notre approche de l’architecture, de l’urbanisme, probablement en direction du complexe, au sens où l’on va vers une architecture davantage capable de s’adapter, d’évoluer. Et l’une des pistes, l’une des voies que l’on observe dans l’architecture expérimentale et dont je voudrais parler avec toi, c’est la métaphore du vivant, l’idée que l’on pourrait s’inspirer de la complexité des systèmes naturels. J’imagine que ce sont des questions qui t’intéressent ?
Oui, j’ai travaillé là-dessus avec Aldo Rivkin et j’en ai beaucoup parlé avec d’autres architectes. Je pourrais commencer par souligner l’équivoque du biomimétisme en architecture, parce que si la métaphore de l’écosystème est intéressante, par exemple dans la recherche scientifique, sur le plan de l’urbanisme, de l’architecture et plus globalement des formes, cela ne donne rien. Je pense que c’est parce qu’on est dans un raisonnement symbolique, purement iconique, et pas dans un paradigme de l’énaction, où la perception est un construit. Je veux dire que ce qui est important dans un écosystème, comme dans tout système, c’est la néguentropie, les réseaux dormants, les signes faibles, ce qu’au fond Nicolas Bourriaud appelle l’esthétique relationnelle. Cette esthétique est abstraite, au sens où la relation entre deux êtres, surtout s’ils sont vivants, produit des choses, mais que la relation elle-même n’est pas visible. Il y a des signes, mais tu ne peux pas les figurer, les photographier, comme dans une icône. Donc la rationalité iconique, ou symbolique, calculatrice, ne suffit pas.
Ce qu’on découvre c’est l’énaction ou le primat de la relation, qui va déterminer les acteurs mais aussi ses moyens. Par exemple, si on prend un smartphone, ce n’est évidemment pas l’objet technique, ni même à proprement parler sa puissance qui compte, mais le fait qu’il permette la connexion aux réseaux sociaux. D’ailleurs, les Iphones étaient de bien moins bons téléphones que les Nokia par exemple, mais leur communication s’est appuyée sur la relation d’un consommateur à l’autre. On prend un smartphone parce qu’il est connecté aux réseaux sociaux, et le réseau social ne sert pas à un usage classique, mais à un usage de partage. Les gens n’y sont pas que consommateurs, mais utilisateurs, usagers, pollinisateurs sur la plateforme du réseau social. Les gens partagent leurs photos, exposent leurs voyages, leurs choix de musique, de livres, c’est une espèce de mise en commun généralisée, c’est du relationnel. Alors quelles formes prend ce relationnel ? Bien sûr, il y a un support tout à fait matériel, des tuyaux, de la fibre optique, un objet qui est fabriqué, et qui pose le problème des terres rares d’ailleurs, mais quand on dit le réseau, que l’on dit ville-réseau, qu’il faut faire les villes à l’image de ces réseaux, on est à un niveau purement décoratif, clairement pas conceptuel ou signifiant. C’est une architecture qui va par exemple produire des fenêtres en forme de feuille, utiliser des nervures, faire de la copie, et au fond c’est la version écolo de la décoration, je peinturlure de vert une carcasse industrielle, etc. Mais on ne peut pas dire que c’est du biomimétisme, car comme le disait déjà Aristote, quand l’art imite la nature il la porte à un niveau où elle n’est pas.
Le vrai biomimétisme est un biomimétisme non iconique, un bio mimétisme de la compréhension des phénomènes qui se trouvent derrière les systèmes vivants. Pour prendre l’exemple de la forme et de l’engendrement de l’espace, Christian de Portzamparc me disait que ce qu’il trouvait réussi dans le conservatoire de la Cité de la musique, c’était moins les salles de musique ou de répétition que les espaces communs, car les étudiants se les approprient, s’y installent et les habitent. Comme on dit qu’une place est réussie si la population tout de suite s’y concentre, comme Beaubourg par exemple. Il s’agit au fond de créer une plateforme de pollinisation, il faut rendre l’espace habitable, c’est-à-dire appropriable, non pas par une personne, un commanditaire ou mécène autour de qui on construirait un espace idéal et personnel à partir de ses goûts singuliers, mais créer un espace commun et partagé par une multitude de gens qui ressentent le lieu et spontanément vont l’habiter. Par exemple, on ne sent pas bien dans la grande Bibliothèque nationale, ces espaces parfaitement symétriques qui sont de super couloirs de hall de gare, bien décorés de moquette, mais émotion zéro. Alors que la salle de la bibliothèque de Berlin où a été tourné Les Ailes du désir de Wim Wenders, qui comme par hasard correspond à des structures qui ne sont jamais symétriques…
C’est une autre question, mais je pense que la symétrie ne marche pas parce que contrairement à ce que l’on croit, les choses humaines ne sont jamais gouvernées par la symétrie, sauf en apparence purement superficielle : il n’y a rien de plus asymétrique qu’un corps ou qu’un visage. Un espace est forcément dissymétrique, sinon il n’est pas orientable. On se perd dans la symétrie, on ne peut pas avoir de repères parce que l’orientation est un phénomène différentiel.
Pour le design et l’architecture, ayant compris comment fonctionnent les systèmes vivants, il s’agit de les imiter dans le principe mais pas dans les résultats. Il ne s’agit pas de faire de la copie, ce biomimétisme classique. Et il y a quelques éléments qui sont flagrants dans le vivant, par exemple la redondance, en apparence inutile. C’est la grande différence avec le fonctionnalisme, qui va vous dire que si un homme n’a pas besoin d’appendice ou d’amygdales on les peut retirer, y compris préventivement. À une époque, on faisait des ablations à tire-larigot, par exemple pour les gens qui allaient en Amazonie, ou les sous-mariniers, pour éviter les péritonites. Mais on sait maintenant que ces organes jouent un rôle très important, que les amygdales servent de leurre et de fixation pour les virus, ou que l’appendice peut sauver le système digestif.
Il n’y a pas d’espèces inutiles dans un milieu vivant, rien de fondamentalement redondant au sens d’inutile, et au final le minimalisme fonctionnaliste affaiblit, fragilise les systèmes, les expose davantage à la mort. Je crois que c’est un principe qui peut bouleverser l’architecture… En se situant dans la grande tradition, c’est-à-dire comment l’architecture baroque est disciplinée après la Fronde par l’architecture classique, qui débouche sur le fonctionnalisme moderne avec la phase décorative au xixe siècle, où l’on planque les vraies fonctions derrière la décoration… Il reste que ces fonctions jouent un rôle et que du coup le décoratif devient substantiel. Ça, ça a des conséquences esthétiques sur la projection, sur le temps…
Pour ce qui est de la forme, toute la question, c’est de voir comment la virtuosité architecturale, avec la virtuosité numérique, devient réelle, expose le système, au sens où la bonne littérature expose le langage, le système de la langue. La virtuosité architecturale, c’est celle qui va révéler les externalités et rendre visible le fonctionnement du complexe. L’ambition ce serait, par rapport à nos derniers quarante siècles de géométrie euclidienne, d’invention de la perspective, d’arriver à traduire matériellement une notion dans un espace à plus de trois dimensions.
On a forgé la perception des humains par une culture qui traite le complexe en le réduisant à du compliqué. Et alors même que l’on retrouve actuellement ce goût du complexe, par exemple par l’attrait pour les formes archaïques ou l’art brut, mon idée serait d’essayer, par des formes, d’introduire, consolider, étendre, répandre, transmettre une culture qui traite de la complexité par du complexe et non pas en la réduisant à du compliqué.
C’est précisément l’objet de nos recherches, comment au-delà du biomorphisme décoratif dépasser la question du motif naturel et essayer d’atteindre la complexité des systèmes du vivant par la puissance de calcul computationnel actuelle, qui nous permet vraiment de modéliser les systèmes et ne pas être prisonnier de la forme a priori.
Et on peut redescendre ensuite. À mon avis, quand on passe par l’abstraction du relationnel et du complexe, on redescend à des aperceptions, à des chaînes de l’imagination, à des dessins, à des formes… Mais si on part dans une esthétique du produit, du marché, on est foutu, on n’y arrive pas…
(Cet article a été publié dans Stream 03 en 2014.)