Des vies complètes
Un autre aspect de votre réflexion, qui nous a paru essentiel au regard de ces grandes mutations est votre travail sur le rapport au temps, l’allongement de la durée de la vie.
C’est la conséquence de ce que je viens de dire. L’espace ayant été conquis, puisque nous faisons en quelque sorte Terre commune, l’énergie créative et le désir de conquête se sont reportés sur le temps. Le temps avait été laissé aux prêtres et aux philosophes dans les sociétés traditionnelles. Il devient pour nous une question politique, une valeur, une perspective d’action publique et privée. Or il n’y a pas encore de vraie politique du temps, de sa durée, la vitesse, les multi-usages, les gains de temps… Et je ne parle pas seulement du temps libre, qui augmente considérablement dans nos sociétés (88% du temps collectif n’est plus travaillé), mais aussi de la vitesse, et de l’augmentation du nombre de choses que l’on peut faire en même temps, ce que François Ascher appelait « la société multi-texte ». Nous avons rajouté une génération à nos familles en un siècle sans vraiment nous en rendre compte. Nous sommes entrés, avec d’énormes inégalités, dans ce que Jean Fourastié a appelé « une civilisation des vies complètes », une société où nous trouvons tous légitime de mener une vie complète, avec tous les âges, alors que cela représentait jusque-là une rareté, parfois un choix. Qu’un nombre important de femmes meurent en couche, ou d’hommes à la guerre, paraissait naturel ; vieillir était un privilège rare, nécessitant des sacrifices, renoncer à fonder une famille ou entrer dans les ordres par exemple.
Mais la vie complète est devenue un projet de société, et un projet infiniment individuel pour chacun. Il s’agit d’un basculement fondamental car quel est le sens de ce temps « en plus » ? Et qui le finance ? Tout le monde (ou presque) va maintenant traverser tous les âges de la vie. On s’y prépare. Dès vingt ans on pense à sa retraite, ce qui était absurde auparavant – et l’est toujours dans une partie du monde ! C’est parce que l’on vit de plus en plus des « vies complètes » que nous allons être 9 milliards d’hommes sur Terre. Nous serions sans doute 12 milliards si tout le monde vivait aussi longtemps qu’un Français… Le temps devient donc une bataille politique essentielle. Il y a une forme de basculement du « savoir conquérir l’espace » qui a construit l’Humanité au « savoir conquérir le temps ». Nous sommes quasiment arrivés au temps planétaire instantané, les distances ont été abolies pour communiquer, plus de quatre milliards d’homme sont déjà connectés à Internet ou à un téléphone portable… On ne peut pas aller plus loin avec le temps, sauf à découvrir le lien avec le temps passé ou le temps futur. Nous vivons dans un temps T planétaire, les mêmes émotions nous secouent au même moment, les mêmes savoirs peuvent se partager, les mêmes peurs… Peu à peu nos sociétés se réorganisent pour favoriser les vies longues, et la bataille pour la démocratisation des vies longues devient essentielle. Avec, en contre-coup, la charge pour chacun de porter son angoisse existentielle.
Ce couple humanité réunifiée/ individu, dans un temps sans cesse allongé et accéléré, me semble vraiment central. Cela m’amène à penser que les trois mots les plus caractéristiques de notre époque sont « individu », « mobilité » et « liberté ». Or, tous nos systèmes politiques ont été construits dans une optique de conquête spatiale, de territoires et de frontières, alors que l’on passe, pour reprendre les termes d’Edgar Morin, de la conquête à l’habiter, et de l’espace au temps. La culture politique est alors à repenser.
En contrepoint, l’individu s’est affirmé, parce que d’une certaine façon, il a moins besoin de son groupe pour être, et pour survivre, et que sa vie va se dérouler par séquences de plus en plus courtes au fur et à mesure… que sa vie s’allonge ! Car s’il faut être un groupe pour conquérir, une fois que le territoire est construit, on peut donner beaucoup plus d’autonomie à l’acteur, et c’est ce que l’on fait dans nos sociétés. D’autre part, il me semble que plus la vie est longue, plus nous la vivons de façon discontinue, et ce paradoxe est lui aussi central : la discontinuité devient un modèle, la vie nous paraît assez longue pour que nous retentions notre chance, sur le plan personnel comme sur le plan professionnel. En somme, plus la vie est longue, plus elle pose de problèmes d’ordre écologique et plus elle est vécue de façon discontinue et accélérée.
La vie privée structure désormais beaucoup plus la vie sociale. En Europe, le temps consacré en moyenne au travail est de 12 %. Cela veut dire que les 88% du temps où je construis des liens amicaux, sentimentaux, militants, sportifs ou religieux ne sont pas liés au monde de la production. Les classes sociales structurent moins que la religion d’origine, les mœurs ou activités qui font que j’appartiens à des groupes. Si bien que la vie privée domine la vie sociale, ce qui pose la question majeure d’une crise du politique, car on ne peut pas faire de la politique par les vies privées. Notre modèle politique opposant les tenants du découpage en classes sociales et ceux pour qui prévaut plutôt la notion de frontière, ce qui définit globalement la gauche et la droite, devient caduque. Les activités de la vie privée remontent dans la sphère publique mais ne la structurent pas.
Et en même temps, plus la vie est longue, plus on peut retenter sans cesse sa chance et reprendre ce que l’on pense avoir raté. Voir vivre une autre « expérience », ailleurs, avec d’autres… L’individu prend ainsi le pas sur le collectif dans un moment où, la durée du travail se mettant à être seconde par rapport à nos divers temps libres, les cultures de classes s’affaiblissent. Les identités personnelles, les habitus, les origines… reprennent ainsi une place centrale dans le fait sociétal et l’organisation de ses appartenances. À nouveau, donc, notre culture politique largement issue de la période de la révolution industrielle en sort affaiblie, et nous pouvons arriver dans nombre de sociétés développées à un découplage entre le bonheur individuel de plus en plus fort et un sentiment de malheur collectif croissant.
Mais le numérique nous a permis de créer le lien technique de cette société de la discontinuité. Le téléphone portable, qui a succédé à la cabine téléphonique du coin de la rue, est évidemment un excellent exemple de cela. Le numérique permet également le développement du collaboratif, qui incite à déplacer la question du vivre mieux en posant la question de comment faire plus de choses sans augmenter son revenu, je pense à des choses comme Bla Bla Car et d’autres applications nécessitant un très faible investissement économique. Internet permet cela, le réseau est le tuyau et le collaboratif est un désir de partage qui va se mettre dedans. Il y a un désir de partage et un désir de vivre mieux sans gagner plus alors que nos sociétés ont longtemps été obsédées par les augmentations de revenus, particulièrement en France, l’Allemagne étant plus sensible à la qualité de vie.