Révolution(s)
Avez-vous le sentiment que nous vivons véritablement une rupture en ce début de XXIe siècle ? Et quels en seraient les principaux facteurs ?
Sans doute vivons-nous une ou plusieurs ruptures, mais cela ne veut pas dire que nous soyons capables de bien les identifier. D’une façon générale, nous ne sommes pas vraiment conscients des révolutions que nous faisons, ni même de celles que nous subissons. C’est un peu comme avec la physique : dans un premier temps, les révolutions conceptuelles sont pensées comme de simples évolutions. Prenez l’exemple de la relativité restreinte, qui a révolutionné en 1905 les concepts d’espace et de temps, et notamment la façon de penser leur connexion. Elle a d’abord été présentée comme un simple aménagement de la physique newtonienne, qu’elle venait pourtant invalider. Cet exemple peut servir de parabole : le fait qu’il soit difficile, voire impossible, de comprendre les implications d’une révolution dans le moment même où elle se fait a des effets sur le langage par lequel on tente de la dire : des préjugés, des approximations, des habitudes langagières viennent émousser la radicalité apparente des changements qu’elle implique. Une fois que cette première manière de dire la révolution s’est enkystée dans la pensée commune, il devient difficile de pouvoir la repenser d’une façon qui exprime ce qu’elle a vraiment représenté.
Mais il y a un autre facteur qui vient brouiller notre perception des ruptures en cours : nous n’avons plus les moyens de savoir quelle histoire nous sommes en train de faire, d’une part parce que les conséquences de nos actions sont en partie imprévisibles, d’autre part parce que nous avons des choix à faire. Cela tient au fait que la connaissance scientifique a ceci de paradoxal qu’elle produit aussi une incertitude d’un type très spécial : nous ne pouvons pas savoir grâce à nos seules connaissances scientifiques ce que nous devons faire d’elles. Par exemple, nos connaissances en biologie nous permettent de savoir comment produire des OGM, mais elles ne nous disent pas si nous devons le faire ou non. Cela devient affaire de valeurs. C’est pourquoi les décisions en matière de technosciences sont si difficiles à prendre. Elles le sont d’autant plus que nous avons compris que nous ne pouvons pas connaître à l’avance toutes les conséquences de nos actes : « L’homme sait assez souvent ce qu’il fait, avertissait Paul Valéry, mais il ne sait jamais ce que fait ce qu’il fait. » D’où une sorte de réflexe collectif qui nous conduit désormais à valoriser l’incertitude comme défiance à l’égard de ce que l’on sait, et aussi de ce que l’on fait. L’idée d’une absence de maîtrise de l’innovation en vient parfois même à remplacer l’idée d’un progrès qui serait toujours positif. Et c’est ainsi que l’incertitude a pu devenir l’élément fondamental de la relation entre la société et le monde scientifique et technique.
Cela étant dit, il y a un domaine dans lequel nous sommes sûrs d’être au voisinage d’une forme de rupture : c’est celui de l’énergie. Nous savons en effet que notre modèle de développement se heurte à deux contraintes majeures : la raréfaction des ressources conventionnelles de pétrole et de gaz naturel, qui sont les plus faciles à exploiter au meilleur coût, et le changement climatique induit par l’émission de gaz à effet de serre. C’est pourquoi est apparu le sentiment qu’une crise était en cours ou à venir : nous avons pris acte du problème en même temps que de la terrible difficulté à le résoudre. La conscience collective, bien que largement convaincue de la nécessité d’inventer de nouveaux comportements en matière de consommation d’énergie, semble à la fois paralysée et irrésolue. Tétanisée par l’obstacle, hésitante quant à la nature et à l’ampleur de la transition à opérer, elle en vient à douter de ses propres capacités à agir. Ainsi se retrouve-t-elle exactement dans la situation décrite par Hegel sous le terme de « conscience malheureuse ».
Au fil du temps, nous avons pris conscience de notre servitude énergétique : les sociétés savent que pour entretenir leur système de production et de consommation elles doivent continuer à « croître », c’est-à-dire à consommer de plus en plus d’énergie de plus en plus rapidement. Or, à la différence des précédentes crises, où la découverte d’une nouvelle source d’énergie primaire semblait suffire à résoudre le problème, nos sociétés se savent désormais menacées par les effets nocifs et irréversibles que provoque leur consommation excessive. D’où une perte de confiance en l’idée de progrès, désormais réduite à la recherche d’innovations ayant pour finalités contradictoires de prolonger le cycle pourtant arrivé à saturation et de transformer le régime énergétique des sociétés.
La question que nous devons collectivement résoudre est donc la suivante : nous est-il possible d’inventer un nouveau mode de production et de consommation qui nous sorte de la servitude énergétique ? Face à ce problème, qui est en un d’ordre planétaire, mais aussi un problème qui se décline à l’échelle de chacun des particuliers que nous sommes, il serait irresponsable de faire comme si de rien n’était en feignant de croire que la recherche résoudra tout : les ruptures technologiques, si nous devons impérativement les préparer et les rechercher, ne peuvent constituer notre seule espérance, car certaines de ces ruptures demeurent très hypothétiques. La vocation de la science n’étant pas de tout résorber, nous ne devons pas céder aux dérives utopiques qui nous entraîneraient si loin du problème qu’elles finiraient par nous faire croire qu’il sera résolu à coups de business as usual. Simple affaire de cohérence : on ne peut pas demander aux principes intellectuels et matériels qui ont servi à façonner notre monde et qui servent maintenant à établir le diagnostic, d’en préconiser aussi les remèdes. Il ne s’agit pas là de dé-croire dans la science, mais de reconnaître qu’elle ne fournira pas seule la solution.
Derrière l’idée générale de progrès, on trouve la conviction, qu’on peut relativiser que le « négatif », voire que le « pur négatif » n’existe pas, car il n’est jamais que le ferment du meilleur, c’est-à-dire ce sur quoi on va pouvoir agir pour le sortir de lui-même. Se déclarer progressiste ou moderne, c’est donc croire que la négativité contient une énergie motrice qui peut être utilisée pour la transformer en son contraire. Or cette espérance s’est ternie au cours du xxe siècle, si dégrisant à certains égards. Il nous a même fait entrer dans « l’après » de cette idée, dans une phase de critiques et de doutes. La « postmodernité », ce serait en quelque sorte la modernité moins l’illusion. L’illusion dont il est ici question était celle de la possibilité d’un état final et définitif de la société, où il n’y aurait plus rien à faire d’autre que de continuer, de répéter, sans avoir à déployer autant d’efforts que ceux consentis pour parvenir à cet état. Nous constatons, nous, que le nombre de problèmes ne diminue pas à mesure que nous avançons. Dans ce nouveau cadre, le progrès n’est plus appréhendé comme un pur soulagement, mais plutôt comme un souci, une inquiétude diffuse.
Une anagramme de « l’idée de progrès » se trouve être « le degré d’espoir ». Il ne s’agit bien sûr que d’un hasard, auquel on peut toutefois tenter de trouver un sens : pour que la foi dans l’idée de progrès se réactive et redevienne sincère, il faudrait construire une sorte de filiation intellectuelle et affective entre l’avenir et nous. Cela suppose que nous fassions l’effort préalable de configurer le futur, de le représenter. Car lorsqu’il est laissé en jachère intellectuelle, ce sont les peurs plutôt que les désirs qui l’investissent : avenir et espoir ne sont plus associés. Il ne s’agit pas de se laisser séduire par des attentes purement utopiques, mais d’empêcher l’horizon d’attente de fuir. Les utopies, elles, ne peuvent que désespérer l’action, car faute d’ancrage dans l’expérience en cours, elles sont incapables de formuler un chemin praticable dirigé vers les idéaux qu’elles situent toujours ailleurs et très loin de nous.
Les gens de ma génération (je suis né en 1958 ) se souviennent que pendant leur adolescence, ils étaient nourris par des hebdomadaires, tels Pilote ou Tintin, qui leur expliquaient comment ce serait en l’an 2000, comment on y travaillerait, s’y déplacerait, s’y nourrirait, etc. Évidemment, ces anticipations se sont révélées fausses pour la plupart, mais il n’empêche, le futur était là, sous nos yeux ! Il n’était pas pensé comme un pur néant, mais présenté comme un moment qui aurait effectivement lieu. Cela suffisait à tracer des trajectoires, à dynamiser le temps que nous vivions en force historique. Aujourd’hui, quand on se risque à faire de la prospective, on se borne à 2025, c’est-à-dire à demain. Quid de 2050 ? Il faudrait davantage travailler à configurer notre futur.
Or l’idée de progrès était une idée doublement « consolante ». D’abord, parce qu’en étayant l’espoir d’une amélioration future de nos conditions de vie, elle rendait l’histoire humainement supportable. Plus exactement, elle faisait miroiter loin sur la ligne du temps une utopie certes désirable, mais qui n’adviendrait pas toute seule : elle ne serait accessible qu’à la condition qu’on « mette le paquet » pour l’atteindre. Comme cette utopie était crédible et attractive, elle faisait se lever les têtes et se retrousser les manches, et surtout donnait l’envie d’avancer. Elle était également consolante par le fait qu’elle donnait un sens aux sacrifices qu’elle imposait : au nom d’une certaine idée de l’avenir, le genre humain était sommé de travailler à un progrès dont l’individu ne ferait pas lui-même l’expérience puisqu’il n’était qu’un infime maillon de l’interminable lignée des générations. Kant avait bien vu cela, lorsqu’il écrivit que l’idée de progrès était « une perspective consolante sur l’avenir, où l’espèce humaine nous est représentée dans une ère très lointaine sous l’aspect qu’elle cherche de toutes des forces à revêtir E. Kant, « Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique, neuvième proposition », in La Philosophie de l’histoire, trad. S. Piobetta, Paris, Denoël, p. 44.». Croire au progrès, c’était en somme refuser la bohème, c’était accepter de sacrifier du présent personnel pour fabriquer du futur collectif. Mais en sommes-nous encore vraiment là ?