Philippe Rahm : Le projet de l’Epadesa, à la Défense, qui est un projet plus complexe que d’autres, pour lequel on essaie d’intégrer la relation à l’environnement immédiat. C’est un grand bâtiment de neuf étages, avec une façade sud et une façade nord donnant sur des HLM. On a donc conçu la répartition des intérieurs par rapport à la ventilation, pensé l’utilisation de tous les interstices comme réservoirs d’air neuf, de circulation de lumière… Il s’agissait en quelque sorte d’évaporer l’architecture en diminuant ou en entrouvrant les épaisseurs pour laisser passer l’air et la lumière. De même, le volume du bâtiment a été ouvert pour ne pas bloquer les vents du nord et accumuler le froid ; on a donc cherché à laisser passer le vent pour que le bâtiment ne soit pas un obstacle et ne produise pas une accumulation de froid dans le quartier situé à l’arrière.
Philippe Chiambaretta : Cette approche atmosphérique du bâtiment peut donc amener à une nouvelle formalisation, une nouvelle architecture.
Philippe Rahm : Oui, pour moi c’est l’ambition : une ambition plus architecturale que politique ou écologique. Je suis plus intéressé par la manière dont cette vision peut changer les formes architecturales que par l’enjeu politique, dont en fait je me sers pour appuyer ce renouvellement des formes. Le côté écologique est une contrainte que j’accepte, mais pas une fin : je n’utilise pas l’architecture pour répondre à des principes écologiques qui la dépasseraient. C’est une nouvelle réalité qui peut faire sortir l’architecture du plein, et peut même recentrer l’architecture sur son propre sujet ; alors qu’elle s’était un peu perdue parce qu’elle ne parlait plus que du plein, du visuel, du solide, aujourd’hui on peut revenir sur l’air, et faire émerger une nouvelle spatialité.
Philippe Chiambaretta : Tu prends donc cette contrainte comme une donnée et non comme une fin – ce qui me semble une bonne chose, si on veut éviter de transformer ces éléments en dogmes.
Philippe Rahm : C’est devenu un dogme parce que les architectes ne se sont pas emparé de ces contraintes avant les techniciens. Si les architectes n’avaient pas continué à travailler comme dans les années 80, s’ils n’avaient pas refusé de comprendre ces nouvelles réalités, elles n’auraient pas été ainsi imposées pour elles-mêmes. Le retrait des architectes a fait que ce sont les techniciens et les marchands de matériaux qui s’en sont saisis et les ont imposées. Mais il fallait intégrer ces nouvelles données, et les architectes, depuis, ont compensé leur retard initial : même les enfants de Rem Koolhas maintenant, ou les enfants du numérique de Greg Lynn basent leurs formes sur des questions de renouvellement et fondent leurs projets sur les fluides, l’air…
Philippe Chiambaretta : Oui – et si on prend cette vision au sérieux, non pas comme une coquetterie du moment mais comme un principe de réalité face auquel on essaie de se comporter de façon scientifique, il me semble que cela ouvre une nouvelle façon d’aborder les projets. Cela donne de nouvelles mesures, de nouvelles données bien plus quantifiables que les signes ou le récit, par rapport auquel il est difficile d’évaluer l’efficacité d’un bâtiment.
Cependant, dans la construction d’aujourd’hui, un élément a pris le dessus sur tous les autres : celui de l’énergie – parce qu’il est facilement mesurable, et qu’il représente une économie concrète, en particulier dans les bureaux. Il devient, ou va devenir, une norme, comme les normes de sécurité. Or, ce que montre ton propos, c’est que les dimensions les plus intéressantes à explorer aujourd’hui sont celles de l’invisible, de l’immatériel – dimensions peut-être moins faciles d’accès pour les bureaux d’étude ou les marchands de matériaux, mais qui ouvrent des pistes pour les architectes. Et particulièrement dans le champ plus spécifique du bureau, pour lequel on dit qu’il faut favoriser le bien-être des gens afin qu’ils soient plus innovants ; le bureau doit donc créer une atmosphère qui soit propre à telle ou telle société. Cela peut rejoindre ton travail, qui recrée une atmosphère par des odeurs, une température, un degré d’humidité…
Philippe Rahm : Sur la question de l’environnement du bureau, outre la prise en compte des conditions physiologiques (la quantité de lumière, la qualité des spectres émis), je pense qu’il ne s’agit pas d’aller vers l’optimal ou le plus homogène mais au contraire de créer des diversités. À la différence d’Yves Klein, chez qui on était dans la totale ouverture, ou de Le Corbusier, qui recherchait l’optimisation parfaite des climats, aujourd’hui il s’agit d’aller vers la création de différentiels, de gradients de température, de lumière….
On peut composer des bureaux avec des endroits plus ou moins éclairés, avec plus ou moins d’intensité ou de chaleur selon qu’ils soient des lieux de transit ou qu’on y reste un certain temps, et créer ainsi une cartographie spatiale climatique. Mais là encore, on peut renverser la chose ; on pourrait en effet imaginer que ces propos ouvrent sur un déterminisme fonctionnaliste des lieux, alors qu’il s’agit plutôt d’offrir des possibilités, entre 19 et 21° par exemple, dont les gens peuvent disposer librement. On peut donc envisager cette mise en place non comme une optimalisation préréglée mais comme la création de qualités spatiales qui ont des variétés et qui sont adaptables.
Philippe Chiambaretta : L’un des points intéressants en effet, dans l’environnement du bureau tel qu’il est pensé aujourd’hui, est la dichotomie entre, d’une part, une grande normalisation (due à une logique de production qui tend vers des éléments calibrés, un standard uniforme) et, d’autre part, un besoin pour l’individu de micro-climats spécifiques pour travailler, passer un coup de fil….
Philippe Rahm : Oui, et on peut justement séparer : proposer des endroits très étanches acoustiquement, ou au contraire très ouverts. La modernité selon moi est là, dans la capacité à offrir des variations de son, de température, d’humidité – des variétés spatiales dans lesquelles différentes fonctions se mettent en place suivant les moments de la journée, le travail, les désirs des gens.
(Cet article a été publié dans Stream 02 en 2012.)