Mondes artificiels
De votre point de vue de philosophe, observez-vous cette idée que nous vivons une période de rupture, de révolution, et si oui quels en seraient les principaux facteurs ?
D’une certaine façon nous vivons toujours un moment de rupture, il nous faut donc être précis et s’entendre sur les termes de « rupture » ou de « révolution ». Mais ce qui est certain, c’est qu’au-delà des phénomènes évidents du type mondialisation, vieillissement des populations au nord de la planète, urbanisation… l’événement majeur en Occident c’est l’accumulation d’innovations techniques, avec les trois révolutions industrielles successives : celle de 1800 (le moteur, les chemins de fer), celle de 1900 (l’électricité, le pétrole, l’automobile) et celle d’aujourd’hui, caractérisée par l’invention de l’informatique, et sa rencontre avec le monde des télécoms, ce que j’appelle la télé-informatisation.
Non seulement ces innovations techniques s’accumulent, mais le processus s’accélère. Tout va très vite, et il nous faut essayer de penser en même temps que nous réalisons ces artefacts, défi que nous n’avons jamais connu au cours de l’Histoire. Nous créons en permanence des innovations techniques que nous n’avons pas le temps de comprendre, d’assimiler. L’une chasse l’autre, et d’ailleurs la compétition économique internationale, notamment entre les grandes firmes, se fait sur la vitesse d’innovation technologique. Sur un plan plus philosophique cela veut dire, pour citer Georges Balandier, que nous construisons les nouveaux nouveaux mondes, les mondes artificiels.
Nous vivons une mutation culturelle, anthropologique, c’est certain, mais une rupture… Disons plutôt une technologisation généralisée et accélérée de la société, des individus, des villes et des territoires. Une mutation technologique qui fait l’homme augmenté, la ville connectée, peut-être demain l’Internet des objets, les nano-biotechnologies.
Nous avons un nouveau référent extrêmement puissant, celui de la techno-science-économie, car la distinction entre recherche et science appliquée s’est presque totalement estompée, mais ce référent s’accompagne paradoxalement d’un déficit symbolique, parce nous avons perdu en cours de route le mythe fondateur du progrès.
Les scientifiques croient encore au progrès scientifique, et les techniciens au progrès technologique, sauf que ce grand récit s’effrite et s’effondre. Dès lors la puissance technologique ne porte plus de sens. Au contraire, elle crée systématiquement non du bien-être mais du mal-être, des inégalités culturelles, sociales ou économiques. Il y a donc un décalage entre cette puissance technologique (qui a été généré en Occident essentiellement dans une vision chrétienne du monde, revisitée par Descartes, Bacon, Marx etc., et transférée dans le Dieu laïcisé de la techno-science) et un certain désarroi, car nous nous avons conquis la puissance et perdu le sens.
Notre histoire est liée profondément à cette technoscience qui est une domination de la nature, mais aussi à l’esprit de conquête, à commencer par 1492, avec l’Amérique. L’idée de conquérir l’extérieur et pas simplement la nature, mais l’autre, le plus faible, fait partie de l’histoire de la chrétienté occidentale ; ce n’est pas simplement l’affaire des sectes calvinistes dont parle Max Weber, qui est un phénomène intéressant mais relativement secondaire. Nous avons toujours porté un regard occidental et dominateur sur les autres populations, mais aujourd’hui le défi c’est que l’Occident a trouvé dans la mondialisation un miroir pour se dire « Quelle est ma vision du monde ? Est-ce qu’elle tient encore le choc ? ». Cela est dû à sa propre crise interne, ses mythes s’effondrent, et à sa confrontation avec des civilisations qui ne partagent pas la même vision. C’est un élément de la crise d’identité de l’Occident et une potentialité intéressante de la mondialisation, au sens culturel, au-delà de la simple compétition économico-industrielle qui occupe le devant de la scène.
Nous entrons dans un monde de l’incertain, où nos références symboliques se sont effritées, face à des visions du monde très puissantes qui ne sont pas passées par la domination de la nature, par la rationalité scientifique et technicienne.
Un autre élément important de cette mutation, de ce basculement, à l’intérieur même de la philosophie du progrès, c’est que lorsque celle-ci a été pensée, notamment par Condorcet et au début du xixe siècle, elle ouvrait deux voies : celle du capitalisme, qui passait notamment par la techno-science-économie, et celle des socialistes utopiques sur laquelle j’ai beaucoup travaillé, Saint-Simon, Owen, Fourier et bien d’autres. Ces deux visions, qui ont structuré les deux siècles derniers, entre la Révolution française et la chute du mur de Berlin en 1989, se sont inclinées devant le dogme de l’efficacité. Ce qui était utopie sociale ou politique a été absorbé par l’utopie technologique.
À la limite, on vit le triomphe de la science fiction, de Jules Verne, des blockbusters d’Hollywood, c’est-à-dire d’une vision du monde dans laquelle l’altérité – le symbolique c’est l’altérité, le grand Autre, Dieu etc. – n’est plus une division du monde comme on a pu la vivre pendant au moins un siècle et qui avait atteint son paroxysme avec la Guerre Froide. Aujourd’hui, l’altérité c’est la technologie, c’est le robot, le vivant technologisé, l’homme-machine. La nouvelle altérité, l’alter ego est en nous, c’est la production scientifique et technique. D’où la faiblesse symbolique. Nous avons transféré le peu de symbolique qui nous restait du céleste, du spirituel, de l’idéologique vers les objets techniques.
Il y a trois strates dans cette chute, sachant que je n’appréhende pas l’Histoire en termes linéaires, mais selon des couches géologiques : à la surface, 1989 puis une strate un peu plus profonde, de période plus longue, qui est cette vision du progrès techno-scientifique laïcisé, et enfin une strate encore plus profonde, de l’ordre du millénaire en Occident, correspondant au passage de l’altérité religieuse à l’altérité techno-scientifique. L’intérêt de raisonner en strates historiques est de voir que ce qui travaille au fond peut revenir à la surface, comme la lave des volcans.
C’est ce que nous avons en partie oublié, parce que c’est le propre de la technologie, une technologie chasse l’autre… Il y a uneinnovation intensive, par exemple Ipad, le smartphone, l’automobile connectée… Mais les vieilles technologies reviennent à l’intérieur même du développement technologique… Nous raisonnons trop dans le présentisme et en termes de table rase, de ruptures.
Le sens travaille en profondeur. Par exemple, le schisme saint-simonien pense la révolution industrielle par référence au schisme grégorien de 1075, au moment où le pape Grégoire distinguait le pouvoir temporel du pouvoir spirituel. Il y a d’un côté le spirituel, le symbolique, et de l’autre, le pouvoir temporel que l’on l’a réunifié dans la techno-science, notamment à partir du xviie siècle, avec Galilée, Bacon, Descartes etc. Ces affaires qui ont mille ans travaillent sourdement et on l’oublie. Tout ne commence pas avec Internet, ou dans les années 1980, même s’il y a eu une très forte accélération de l’innovation technique durant cette décennie. Sans l’Histoire nous ne comprenons rien. Il faut combiner la mémoire et l’oubli…