Des adaptations individuellles et collectives
Face à ces mutations et à leurs conséquences en termes de tensions, de conflits ou d’inégalités, des individus, des groupes et des territoires tentent de s’organiser en s’adaptant à différentes échelles.
Ralentissement
D’un point de vue individuel, certains ont décidé de lâcher prise, de marquer une pause ou de reprendre en main leur vie face à cette agitation et au « culte de l’urgence »AUBERT, N. Le Culte de l’urgence. Paris: Flammarion, 2010, en optant pour les loisirs lents comme la marche, le yoga, le jardinage ou la brocante. Ailleurs, chercheurs et essayistes font depuis quelques années l’éloge de la lenteur alors que des réseaux comme Slow Food et Cittaslow voient le jour. En lien avec le développement de l’informatique et du web participatif, on assiste aussi au retour d’une forme d’artisanat et de pratique amateur (Flichy, 2013). D’un point de vue individuel, c’est le renouveau du « bricolage » au sens de Michel de Certeau,DE CERTEAU, M. L’invention du quotidien, Vol. 1 (arts de faire). Paris: Gallimard, 1990. qui privilégie l’idée de créativité dans les logiques d’action et peut parfois être considéré comme un art du détour, de la ruse, pour échapper à l’ordre établi et aux contraintes.
Optimisation
Technologies, partage et collaboration. Certaines technologies favorisent l’adaptation face à la désynchronisation. En l’absence de temps communs de repas ou de travail, des objets comme le congélateur, le magnétoscope, le micro-onde ou le téléphone portable permettent à chacun d’organiser sa vie à la carte. La tendance est à l’hybridation des pratiques, des temps et des espaces et aux nouveaux assemblages, alliances et collaborations : co-construction, co-développement, co-habitation, co-voiturage ou co-conception. Le travail collaboratif, qui n’est plus fondé sur l’organisation hiérarchisée traditionnelle, se développe grâce notamment aux technologies de l’information et de la communication, même si les personnes sont dispersées dans l’espace et dans le temps.
Polyvalence et hybridation. Les frontières entre les temps et espaces de travail et de loisirs s’effacent. Des « tiers lieux » émergent, qui mélangent plusieurs activités : cafés-bibliothèques, laveries-cafés, pépinières entrepreneurs-artistes, crèches installées dans les gares transformées en supermarchés, mais aussi toitures-jardins ou écomusées-lotissement.
Modularité. La tendance est également à l’optimisation de l’espace disponible, une grande enseigne suédoise propose par exemple des « solutions convertibles pour un espace limité. Aujourd’hui, en ville, l’espace moyen par personne est de 15-20 m2. Il est logique que l’exploitation optimale de l’espace soit l’une de nos grandes ambitions. Bien sûr, les espaces et ressources illimités nous inspirent. Mais l’aménagement d’un espace compact est un défi plus passionnant, qui exige des solutions plus créatives », explique Mia Lundström, responsable de la stratégie d’assortissement du groupe. Les meubles modulaires, « transformables » ou convertibles sont à la mode, mobiles ou mutifonctions pour optimiser l’espace de vie : clic-clac, canapé-lit, lit-placard escamotable, chaise pliante, table basse convertible en table à manger, cubes amovibles, meubles sur roulettes. À une autre échelle, on développe des projets d’habitat modulaire qui s’adaptent au cycle de vie des résidents. Partout les constructeurs proposent une maison plus évolutive, capable de s’adapter à l’imprévu : on bouge une cloison ou on ajoute une pièce… et voilà une chambre.
Organisation de l’alternance. Traditionnellement, la ville a toujours fourni des exemples de rotation d’activités : le carnaval qui s’empare de l’espace public pour quelques heures ou quelques jours, le cirque qui s’installe sur les places, les marché sous les ponts, l’école qui accueille d’autres activités en soirée, les manèges des forains sur les places ou la rue qui devient un terrain de foot. Face à la rareté de l’espace et au besoin de rencontres, la ville s’adapte et de nouveaux usages de l’espace public se développent à différentes échelles temporelles. La fermeture des voies sur berge le dimanche, l’interdiction de la ville à la voiture en soirée (Rome), la transformation de voies en plages de sable aménagées comme pour Paris Plages, de parcs en cinémas, de places publiques en jardins d’été ou patinoires en fonction des saisons (Bruxelles), de couloirs de bus en parkings de nuit, participent de cet usage différencié de la ville et des espaces publicsGWIAZDZINSKI, L. “La ville malléable.” In Ville 2.0, pp. 55–57. Paris: FYP Editions, 2006.
Optimisation des espaces et des équipements temporaires. Dans un contexte de crise économique, d’autres formes d’habitats précaires se développent au coeur même des métropoles (bidonvilles, camps…), fragiles campements de toile des sans domicile fixe ou habitats de carton qui envahissent les friches, les interstices, les entre-deux, les « espèces d’espaces » (Perec, 1974), urbains délaissés aux abords peu hospitaliers des infrastructures de transport. En 2006, 85 000 personnes (INSEE, RGP) vivaient dans des habitations de fortune. Une majorité d’entre elles étaient installées au camping à l’année, en réponse à l’augmentation des loyers, à l’absence de logements sociaux ou suite à des difficultés professionnelles et personnelles. Dans ce cas, la situation temporaire a tendance à se prolonger et l’équipement saisonnier se transforme en village.
Événements et dispositifs éphémères
Événement artistique. D’autres formes d’adaptations collectives sont repérables à différentes échelles dans le temps et dans l’espace, répondant notamment aux besoins de rencontre, de socialisation ou de consommation culturelle. Les calendriers de nos « saisons urbaines » se noircissent « d’événements », manifestations, fêtes ou festivals (fête des voisins, vide-grenier, brocante, fête de la musique, Nuits blanches…). Ces nouveaux rites qui célèbrent à la fois la mémoire, l’identité et l’appartenance renouvelée à la ville permettent de « faire famille » ou « territoire », d’exister dans un contexte de concurrence territoriale et de maintenir une illusion de lien social face à un quotidien diluéGWIAZDZINSKI, L. “Le temps a rendez-vous avec l’espace.” In Espaces, temps, modes de vie, nouvelles cohérences urbaines, report of the 22nd Rencontres de l’urbanisme (FNAU), 2001.GWIAZDZINSKI, L. La ville malléable : une structure urbaine adaptée aux nouvelles temporalités des usages, « Europan Forum of Cities and Juries« , Europan, Noveber 4, 2011, Oslo http://forum.europan.no/?lang=fr.. Le régime de « la métropole intermittente », pendant temporel de la figure spatiale de l’archipel, s’impose. La ville événementielle, éphémère et festive triomphe et se déploie. Le phénomène de patrimonialisation de l’espace touche désormais les temps et périodes de l’année, de la semaine ou de la journée. Hiver, été, nuit, soirées et bientôt matins, midi-deux et cinq-à-sept sont identifiés, séparés et « designés » pour construire un rythme « spectaculaire » qui s’oppose à l’arythmie. Ces événements permettent des transformations artistiques éphémères des espaces et des temps, une métamorphose de la ville à laquelle les arts, et notamment les arts de la rue sont convoqués. Les artistes s’invitent dans la ville, s’emparent de la rue pour la transfigurer. Pour quelques heures ou quelques jours, ils sculptent de nouveaux rythmes, inventent de nouveaux lieux, remplissent les blancs, transforment les espaces et les temps. L’événement tisse des liens là où il n’y en avait pas, il enchante le quotidien, transfigure le réel et humanise l’espace public pour un temps limité sans le blesser grâce à des dispositifs légers. L’événement, espace-temps éphémère et parfois cyclique, s’inscrit dans un environnement concurrentiel, s’autodétruit et rend la ville en état. Il révèle l’importance des dimensions temporelles et sensibles de la ville et l’importance d’un urbanisme et d’un aménagement qui les intègrent. Par son caractère éphémère et cyclique, par sa capacité à métamorphoser tout ou partie de la ville, à redessiner les parcours, les localisations, les centralités, il constitue un avant-poste de la prise en compte du temps et des rythmes dans l’observation et l’aménagement des villes. Ce sont également quelques exemples d’identités et de politiques « présencielles » et « situatives » où la culture notamment passe du régime de l’objet à celui de l’événement, de la matérialité à la rencontre et à l’échange.
Détournements artistiques et dispositifs éphémères. De nombreux artistes ou activistes interviennent dans l’espace public en détournant le mobilier urbain par exemple. L’acte s’inscrit dans processus de ludification incitant à la pratique de l’espace public et posant la question de sa polyvalence et de sa modularité. C’est le cas de l’artiste The WA qui a détourné une poubelle en panier de basket ou de l’association Démocratie créative à Strasbourg qui intervient pour transformer l’espace public en terrain de jeu. Le collectif Etc, qui expérimente des méthodes et des outils pour tenter de redonner sa place aux citoyens dans la fabrique de la ville, développe des aménagements temporaires dans une logique d’urbanisme participatif. Chaque année lors de l’événement Park(inG) DAY, des citoyens, artistes et activistes collaborent pour transformer temporairement des places de parking en espaces conviviaux. On peut également signaler les chaises en libre service du jardin du Luxembourg à Paris ou celle qui s’inspirent du modèle des vélos en libre service conçue par le collectif Snark pour la ville italienne de Modène. Les campements du canal Saint-Martin à Paris ou de Wall Street à New-York, ceux déployées sur les places publiques pendant les “révolutions arabes”, en Ukraine ou à Hong-kong pendant la “révolution des parapluies” sont d’autres exemples de “territorialités éphémères”, de “zones autonomes temporaires” BEY H., TAZ, L’éclat, Paris, 1991.. à visée politique. Ces différents dispositifs ajoutent la dimension de “faire ensemble” aux deux sens politique et urbanistique du mot : “sphère publique”HABERMAS J. L’Espace Public, Payot, Paris, 1978. et « espaces communs de pratiques »LEVY J. LUSSAULT M.(dir.), Dictionnaire de géographie, Paris, Belin, 2002 LIPOVETSKY G., Les Temps hypermodernes, Grasset, Paris 2004.
Premières politiques temporelles
Parallèlement à ces adaptations individuelles ou collectives, on a vu émerger les premières politiques publiques temporelles territorialisées. En France, le mouvement avait commencé au milieu des années 1970, avec une mission spéciale au sein du Ministère de la qualité de la vie, qui a oeuvré sur l’étalement des vacances, l’assouplissement du temps de travail et l’animation en milieu urbain. « Bison futé », les horaires variables, l’heure d’été, les calendriers de vacances scolaires par zone ont survécu jusqu’à aujourd’hui. Au niveau local, quatorze municipalités s’étaient engagées dans des expériences d’aménagement du temps pour lutter contre les encombrements aux heures de pointe, assurer de meilleurs services, réduire le gaspillage notamment au niveau de l’utilisation des équipements collectifs et développer la convivialité dans la ville. Dans les années 1990, en Italie d’abord puis en Allemagne et en France avec l’appui de la DATAR, les pouvoirs publics ont mis en place des structures, plateformes d’observation, de sensibilisation, de dialogue, d’échange et d’expérimentation qui ont tenté de porter ces approches temporelles de la ville et des territoires. Sans beaucoup de moyens, elles ont proposé un regard temporel sur la société, de nouvelles cartographies, expérimentant de nouveaux horaires d’ouverture des services publics, des transports, participant à la mise en débats de questions comme celles de la nuit, du dimanche, dans un souci d’amélioration de la qualité de la vie. Ces initiatives locales qui concernent une trentaine de collectivitésMALLET, S. “Que deviennent les politiques temporelles?” Urbanisme, no. 376 (2011): pp. 86–89.n’ont pas permis de mettre en place une véritable politique publique du temps, mais ne doivent pas nous exonérer d’un débat plus large sur notre société où les pressions s’accentuent.