L’idéal des Situationnistes, ce sont précisément des situations urbaines, « constructions d’une sorte différente qui doivent conduire à des formes de vie radicalement nouvelles. »Thomas
Y. Levin, « Der Urbanismus der Situationisten », in: arch+ 139/140, Berlin, 1998. La ville se caractérise alors par l’émergence d’événements fortuits, de mouvements, de changements continus. « Un jour, on construira des villes pour la dérive »Guy Debord, « Théorie de la dérive », cité in Levin 1998.. La ville du futur imaginée par les Situationnistes est un lieu d’expériences, de découvertes, de rébellions contre les contraintes de la vie enrégimentée.
« Chaque rue, chaque place animée pourrait correspondre à l’entrée d’une métropole, prélude à une découverte qui permet à la vie d’advenir, à des visages nouveaux d’apparaître, cependant que les habitudes se défont, que les devoirs familiaux ou les vies professionnelles réglées apparaissent désormais comme des épiphénomènes marginaux, par lesquels enfin, aucun mouvement libre ne craint plus d’être perturbé »Ivan Chtcheglov (Gilles Ivain), « Formular für einen neuen Urbanismus »,
in I.S. NR 1,
cité in Roberto Ohrt, Phantom Avantgarde, Hambourg, 1990.. L’architecte d’une telle ville ne se définit plus, dès lors, comme le concepteur d’édifices individuels, mais comme le créateur de processus et d’atmosphères qui laissent place au déploiement de la liberté individuelle.
La ville fantastique à la place de la ville fonctionnaliste
L’analyse de la ville réelle comme espace fonctionnaliste, inhumain, et le rêve d’une ville libre comme contre-projet : tel est le point de rencontre entre le situationnisme historique et l’expérience urbaine de type marchand proposée par Nike. La « Nike Town » comme scénarisation ou simulation d’une réalité meilleur, répond exactement aux inconvénients de la ville contemporaine analysés par les Situationnistes : absence de la magie, de l’inconnu, de l’imprévisible.
Les espaces urbains commerciaux
émergent alors au sein de néants de
signification mis à nu par l’urbanisme contemporain, qui subdivise la ville
en termes fonctionnels, tout en cherchant à en évacuer les éléments pernicieux, catastrophiques, sombres.
La ville fantastique, la ville imaginaire, la ville différente – celle du désir et des secrets – a disparu : expurgée
au cours du processus de modernisation, elle a été divisée en zones de résidence, de vie, de travail. Nous sommes aujourd’hui confrontés à une vil
le sans émotion, aseptisée, à laquelle
la seule alternative, semble-t-il, est
un espace artificiel. Le tout jeune
univers des marques apparaît alors
comme le lieu du réenchantementMatthias Sellmann, Wolfgang Isenberg,
« Die Wiederver- zauberung der Welt », Matthias Sellmann, Wolfgang Isenberg (ed.), Konsum als Religion Mönchengladbach, 2000 auquel un surcroît spirituel peut être
accordéNorbert Bolz, «Der spirituelle Mehrwert
der Maske», Vortrag auf dem Werbekongress 2003, Berlin, 2003 en ceci qu’il intègre des instants de spirituel, de raisonnement
non-logique, à l’intérieur du monde
désenchanté de la Modernité. Ou,
pour le formuler dans les termes de
Gilles Ivain à propos de la tâche du
futur urbanisme : « Un élargissement
rationnel des anciens systèmes religieux, des vieux contes et surtout de
la psychanalyse au bénéfice de l’architecture, se fait plus urgent chaque
jour, à mesure que disparaissent les
raisons de se passionner. En quelque
sorte, chacun habitera sa “cathédrale” personnelle. Il y aura des pièces qui feront rêver mieux que des drogues, et des maisons où l’on ne pourra qu’aimer. […]. Les quartiers de cette ville pourraient correspondre aux divers sentiments catalogués que l’on rencontre par hasard dans la vie courante »Op. Cit.
note [6]. Semblable ville n’est-elle pas le rêve de tout marketing urbain ?
Le détournement et le faux comme illusions marketing
Pour faire advenir la ville situationniste, Debord et Wolman ont notamment développé la stratégie du détournement et du renversement. Le détournement est simultanément lié aux objets et aux espaces, aux actions et aux méthodes de perception. Il vise essentiellement à extraire un objet de son contexte original pour le situer dans un environnement nouveau, mais de manière telle que celui-ci continue à renvoyer au contexte premier–cette référentialité multiple rendant possible de nouveaux modes de lecture. Pour prendre un exemple célèbre, le détournement se produit lorsqu’une personne se promène dans le massif montagneux du Harz (dans le nord de l’Allemagne), une carte de Londres à la main. «Tous les éléments, pris n’importe où, peuvent faire l’objet de rapprochements nouveaux»Guy Debord et Gil Wolman,
« Gebrauch- sanweisung für Zweckent- fremdung », 1956, cité in Levin 1998.. La stratégie du détournement apparaît, alors, comme un moyen de communication permettant, par le biais du renversement et de l’irritation, de véhiculer des contenus critiques nouveaux et d’ouvrir la voie à des expériences singulières. Le subterfuge et l’irritation sont des mécanismes fonctionnels fondamentaux. De cette stratégie du détournement élaborée dans les années soixante-dix, émergeront les mouvements de protestation contre la publicité et les divertissements Luther Blisset et Sonja Brünzels, Handbuch der Kommunikations- guerilla, Hamburg, Berlin, Göttingen, 1998 qui recourent au faux dans leurs actions sociales et médiatiques. « Un faux réussi joue avec les notions typologiques d’auteur et de texte. Son efficacité se déploie dès lors, précisément, qu’il interdit l’émergence de toute référence sans équivoque: à cet instant, la signification du propos concerné commence à osciller, et de nouvelles interprétations surgissent, évidentes et disponibles. Dans le cas de la falsification, la variabilité interprétative qui intervient dans les processus conventionnels de communication en tant que facteur inévitable de perturbation, est le principe même qui rend possible, dès l’abord, le mode de communication du faux. Le faux ne veut pas être pris littéralement ; bien plutôt, il suscite une réflexion sur l’initiateur et le contenu du message»Op. Cit. note [11].
La stratégie situationniste du faux et du détournement est utilisée comme outil de communication dans quasiment toutes les interventions urbaines de Nike. Elle présente ici une fonction identique à celle du combat situationniste ou des guérillas médiatiques, à savoir accéder à de nouveaux espaces d’interprétation ou champs de réflexion.
Dans le cas de Nike cependant, ce qui est mis en avant, ce n’est pas le propos politique, mais la marque. Les panneaux accrochés sur les Bolzplätze, avec leurs messages restrictifs ou prohibitifs («vous entrez ici à vos risques et périls », « pas de bouteilles »), sont censés susciter dans le groupe-cible des mécanismes similaires à ceux du faux décrits par Blisset/Brünzels. Cette stratégie apparaît sous de multiples formes dans les campagnes de Nike, que ce soit par le biais des affiches («Il y a plus de terrains de basket que vous ne le pensez. Regardez au-dessous de l’affiche », inauguration de Nike Town, 1999) ou des actions de happening : par exemple, l’irruption dans les musées berlinois
d’un groupe de jeunes artistes (accompagnés des médias requis), venus installer des affiches proclamant
« À bas les champions espagnols ».
Cette façon de solliciter l’attention
du public s’inspire du modèle instauré par les guérillas médiatiques,
et les observateurs ont pu croire qu’il
s’agissait de jeunes artistes cherchant
à enrayer la muséification de l’art. Il
s’agissait en réalité d’acteurs engagés
par une agence afin de diffuser des
publicités pour le match de football
qui devait se jouer entre le club Hertha BSC Berlin sponsorisé par Nike et la FC Barcelona–les «champions espagnols».