Avec l’évolution de la communication et du commerce par l’Internet, qui fait que l’endroit où l’on réside, ou bien où l’on travaille, paraît avoir de moins en moins d’importance, il est possible désormais d’avoir une activité très spécialisée dans une ville moyenne, et d’être en relation continue avec d’autres spécialistes du même domaine, indépendamment des distances. On est de moins en moins obligés de migrer vers les capitales, et cela pourrait produire des effets de centralité en périphérie, voire en des lieux isolés.
On peut imaginer en Europe une déconcentration des villes, comme le suggère une carte des systèmes urbains en France. En représentant par des tracés de différentes épaisseurs les relations entre les villes de province, elle fait apparaître des conurbations assez vastes qui fonctionneraient chacune comme une ville. Ainsi, en habitant entre Aix et Marseille, on ne vit pas à la campagne, mais en ville, bien que celle-ci ne soit pas matérialisée par la continuité du bâti. C’est aussi valable et peut-être plus curieux avec la région lyonnaise, dont les pôles éloignés seraient Grenoble, Saint-Étienne et Annecy. Une ville matérialisée par des mouvements et des relations qui ne se laissent pas observer dans le paysage. Je crois que le même phénomène est mieux connu en Hollande, où la quasi-totalité du pays peut être divisée en deux grandes villes seulement, autour d’Amsterdam au Nord et de Rotterdam au Sud.
Bastien Gallet : Dans la mesure où nous sommes dans un temps qui produit sans cesse des ruptures, un temps où la crise est perpétuelle, il serait plus judicieux de parler d’effets de seuil. Il y aurait un processus constant, à peu près uniforme mais relativement imperceptible, ou trop différencié et multiple pour être perçu. Et cela passerait par des seuils, des moments où les petites différences accumulées deviennent soudain visibles. On a l’impression d’une rupture alors qu’il s’agit simplement d’une différence devenue perceptible. Ce processus, ce pourrait être ce que le philosophe américain Fredric Jameson a appelé la « totalisation ». Il est lié pour lui à la modernisation du monde occidental qui serait arrivée à une sorte de terme dans les années 1970-1980. Il y aurait eu alors un effet de « totalité ». Le monde se serait non pas mondialisé mais totalisé. C’est un concept très radical et plus complexe qu’il n’en a l’air. Car le processus de totalisation est inséparable d’un processus parallèle de différenciation et de pluralisation. Plus ça totalise, plus ça différencie. On est aux antipodes de l’homogénéisation décrite par Koolhaas. Il est en effet rigoureusement impossible de produire une image globale de cette totalité ou même d’en faire une carte. Elle est non cartographiable en tant que telle mais l’on peut, et même l’on doit, en multiplier les cartes locales. Jameson appelle ça la « semi-autonomisation » du réel : il y a dans la totalité, dans chaque totalité, entreprise multinationale, mégalopole, administration étatique, etc., des espaces, des niveaux, des réalités non commensurables entre elles. Pour se les représenter, il faut donc multiplier les cartes, c’est-à-dire cartographier de proche en proche, un peu comme s’il s’agissait d’un espace riemannien.
J’aimerais revenir sur l’opposition entre flux et lieux qui me semble être une fausse opposition. Je pense que, loin de dissoudre les lieux, les flux tendent à leur donner consistance, voire à les substantialiser. Ce qu’on appelle un flux n’est pas autre chose que ce qui passe d’un lieu à l’autre, relie, connecte les lieux. Ceux-ci apparaissent d’autant plus nettement qu’ils sont plus reliés comme on le voit dans ces cartes du trafic aérien où les points les plus visibles sont ceux d’où partent le plus grand nombre de lignes. Flux et lieux ne s’opposent pas, mais quelque chose s’oppose aux flux comme aux lieux : l’usage qu’on en fait, leur pratique quotidienne. Je pense à la distinction que fait Michel de Certeau, dans L’invention du quotidien, entre lieu et espace. Le lieu est l’ordre stable et pérenne de ce qui coexiste, la « loi du propre », chacun et chaque chose à la place qui lui revient et dans un rapport ordonné avec les autres. L’espace au contraire ce sont les vecteurs, les vitesses et les quantités de vitesse, les rapports de mouvement, les accélérations et les ralentissements : l’effet de notre pratique des lieux et des flux, pratique qui serait « différentielle » au sens mathématique. Et cela comprend bien sûr une grande partie de ce que les artistes font et ont pu faire dans l’espace urbain. Nous spatialisons les villes. Nous produisons de l’espace. Pas tous ni tout le temps. Mais il suffit de flâner pour dissoudre un peu l’ordre des lieux. Ce que les situationnistes appelaient la « dérive » et qui était pour eux une pratique politique. Guy Debord n’a cessé toute sa vie de s’opposer à ceux qui pensaient la dérive comme une performance artistique. Dériver, c’était changer la société.