Par ailleurs, le MIT a toujours été réputé pour la recherche, et j’ai voulu y faire entrer le design pour démontrer que toutes les recherches ne sont pas « performatives » dans le sens traditionnel du terme, c’est-à-dire basées sur l’optimisation ou l’efficacité. Dans certains cas, pour la recherche en design notamment, elle peut être de nature spéculative. Elle opère à l’intersection des critères de l’urbanisme, de la tectonique, de la structure et de la performance dans le domaine optique. Nous avons donc besoin d’un champ qui réunisse les critères essentiels en mesure d’évaluer certaines des différences entre ces domaines. Rappelez-vous que c’est le mouvement moderniste et son déchaînement de spécialisations qui ont abouti à un MIT fractionné. En d’autres termes, j’apprécie que nous ayons au MIT des domaines de recherche de pointe très spécialisés, mais c’est aussi l’une des principales failles de cette institution. Vous avez tous ces spécialistes, chacun dans sa petite case, ne se parlant presque pas. Une partie de la mission était d’identifier ce risque et de créer des plateformes amenant les gens à collaborer, à partager autour de projets ou de cours, afin d’élaborer de nouvelles modalités pédagogiques.
Stream : C’est en effet une des façons de dépasser la science classique, qui a tendance à simplifier et à se spécialiser, pour une science du complexe. Au fond, c’est l’ère de la complexité dans laquelle nous sommes entrés qui bouleverse votre approche de l’architecture et de l’urbanisme ?
Nader Tehrani : Nous avons créé le Center for Advanced Urbanism, qui est en réalité un rassemblement des divers groupes d’architecture du MIT, du Media Lab et de l’ingénierie, entre autres, pour réunir les différentes expertises de toutes ces disciplines et tenter de répondre aux questions les plus difficiles concernant les espaces urbains complexes. Certaines de ces questions sont sans précédent, de sorte que les techniques de design urbain héritées de notre génération sont presque obsolètes. Ce que nous avons appris, de la Renaissance à l’ère moderne, fonctionne à une vitesse et une ampleur qui n’ont plus rien à voir avec l’échelle actuelle. La vitesse et le rythme de l’urbanisme, la construction des villes et des métropoles peuvent désormais être visualisés depuis des satellites tant leur croissance est importante. Nous n’avons pas nécessairement au sein des écoles les disciplines pour aborder cela, de la même façon que les cadres traditionnels et stables du design urbain ne suffisent plus à penser ce phénomène et adopter des stratégies pertinentes.
Le Center for Advanced Urbanism ne concerne pas seulement l’histoire et la théorie de l’urbanisme, mais il aboutit à un dialogue avec différents acteurs venant de domaines complètement différents, ce qui permet de travailler avec une quantité de données inédite. Des liens s’établissent ainsi entre nano et macro-échelles de plusieurs manières. Des gens comme Skylar Tibbits, qui ne vient pas de l’urbanisme, mais de l’architecture, sont à la recherche de l’échelle moléculaire à laquelle les matériaux fonctionnent et de la manière dont ceux-ci peuvent être instrumentalisés à plus grande échelle. Ou bien la façon dont Alexander D’Hooghe se penche sur les questions d’infrastructure : il ne s’agit plus de l’échelle d’un pont ou d’un parc, mais de celle de la côte Est des États-Unis.
Je pense que nous vivons un moment où l’échelle de l’architecture n’est plus celle du monumental, mais bien du géographique, du régional ou transnational. J’écoutais récemment un conférencier qui faisait des distinctions très importantes entre l’échelle du « global » et celle du « mondial ». Le global conserve les caractéristiques de la colonisation, alors que le mondial accepte que le monde soit composé de différences beaucoup plus interactives entre cultures, populaires ou savantes, entre systèmes de croyances différents.
En fait, je pense que nous sommes à un moment très spéculatif. Nous ne pouvons plus parler d’urbanisme ou de design urbain d’une manière stable comme nous aurions pu le faire il y a vingt-cinq ans. En même temps, c’est un moment beaucoup plus intéressant, parce que les échelles de l’architecture, de l’urbanisme et de la géographie ont fusionné, précisément en raison de la nature des questions que nous posons. Rappelez-vous, quand nous parlons de l’économie actuelle, nous ne parlons pas de l’économie aux États-Unis, mais de la relation entre l’Asie, l’Europe et les Amériques. Quand nous parlons de pollution, nous ne parlons pas de la pollution dans le Massachusetts mais des vents qui transportent les molécules en provenance du Japon jusqu’à la côte Ouest des États-Unis. Quand nous parlons de migration, nous parlons de la profonde déstabilisation de pays entiers comme la Syrie et de mouvements de masse vers les frontières du Liban, de l’Irak, de la Turquie, de l’Iran, et au-delà. Tout ce que nous vivons se passe à une échelle sans précédent, qui dépasse nos outils d’analyse. Et, en grande partie, la manipulation et la réinterprétation de ces informations par des logiciels, dans un environnement collaboratif de talents créatifs, fait partie des objectifs de fond du Center for Advanced Urbanism.
Stream : Puisque nous devons réinventer la pratique du design de manière générale, diriez-vous que dans nos process de design et de création il s’agit essentiellement de dépasser les frontières, voire les notions mêmes de performance et d’esthétique ?
Nader Tehrani : Je serai prudent dans ma façon de répondre, parce que je trouve qu’il y a encore des éléments au sein du MIT qui ont tendance à se polariser entre le scientifique (et le quantitatif) et l’artistique (le qualitatif). Ce que je voudrais faire, c’est dépasser ces arguments et abandonner les alibis scientifiques justifiant ce que nous faisons. Je veux développer un discours qui inclurait davantage la culture, la discipline et même le plaisir pour construire une histoire des pratiques du design démontrant la polyvalence de notre approche. Nous travaillons en relation avec des programmes et des sphères économiques ou culturelles différentes qui font la richesse de l’architecture et du design. Il faut reconnaître qu’une partie du design n’est pas linéaire, mais qu’elle est la condensation de nombreux faits contradictoires, parfois désarmants, que nous avons besoin d’interpréter. Cette interprétation fait partie du contexte critique que nous essayons de construire entre les différents groupes de disciplines.
(Cet article a été publié dans Stream 03 en 2014.)