Avec Habiter l’Anthropocène, nous réalisions que nous entrons dans une phase de reconsidération multidisciplinaire des relations entre sujet et objet, humain et nature. Le dilemme collectif de l’Anthropocène l’exige, nous ne pouvons ignorer que nous sommes un tout. Nous essayons maintenant de comprendre les différentes attitudes vis-à-vis du problème, mais aussi les stratégies émergentes pour y faire face. En substance, nous sommes à la recherche d’un endroit duquel considérer le rôle de l’architecture dans ces économies pratiques et psychosociales. Latour dit : « Nous ne devons pas avoir peur de nos monstres », nous devrions accepter que la nature et les systèmes du vivant soient à ce point transformés par la technologie qu’il faudrait aller de l’avant, ne pas avoir peur. Partant de la relation entre l’Ontologie Orientée Objet (OOO) et l’écologie, comment envisagez-vous cette relation et les interactions qui s’y inscrivent ?
Je suis très frappé par cette affirmation de Latour, l’idée qu’il n’y aurait pas de problème puisque la nature a été complètement « technologisée ». Qu’une chose ait été « technologisée » ne signifie pas que le problème a disparu. La question est justement que l’on peut utiliser ce que l’on « technologise » pour nuire à soi-même ou à d’autres êtres. Imaginez que l’on mette au point la flèche parfaite, en platine pur : cela ne fait pas disparaître le problème de tirer sur des gens avec. En ce sens, je ne suis pas du tout accélérationniste. Une telle approche pose un véritable problème, et je pense qu’il faut adopter une perspective beaucoup plus large. C’est une idée bien vague, une sorte de mèmeÉlément de culture qui se transmet par imitation, terme notamment utilisé dans la culture internet pour désigner une idée ou concept simple, souvent humoristique, qui évolue et se propage viralement sur le web., si je peux employer ce mot, que cette façon d’imaginer le monde sans nous. L’ennui, c’est qu’en s’inscrivant dans une telle narration, on prend un point de vue sur ce monde sans nous depuis une subjectivité future complètement impossible. Nous sommes donc toujours un peu là, comme un badaud qui regarderait sadiquement la catastrophe depuis le point de vue du futur.
Par ailleurs, nous sommes à un tel point chimiquement imbriqués avec les processus terrestres – les systèmes terrestres et autres formes de vie –, que si nous disparaissons en tant qu’espèce c’est que tout le reste est également sur le point de disparaître ou a déjà disparu ; le monde sans nous n’a donc rien de formidable. Il y a également cette idée que « vous savez quoi, si notre espèce ou une autre disparaissait, alors Mère Nature, Gaïa ou je ne sais qui n’aura qu’à faire émerger une nouvelle entité pour prendre la place de ce qui a disparu ». C’est un raisonnement absurde, comme si les choses n’étaient que les composantes d’une machine et qu’on pouvait les remplacer comme on change un pneu de voiture.
En ce sens, l’Ontologie Orientée Objet est une pensée qui a la particularité de soutenir que les choses ne sont pas simplement des composantes d’autres choses, mais qu’elles ont une existence et une valeur propre. L’importance des choses n’est pas liée au fait qu’elles fassent partie d’autre chose ou qu’elles aient des effets sur d’autres choses, ni même qu’elles soient composées de matériaux très cool. Une flèche en platine serait meilleure qu’une flèche en bois parce que les atomes de platine sont plus chers ? Ce n’est franchement pas la question. Nous affirmons que l’on ne peut réduire les choses à d’autres choses. Elles sont toutes singulières, au point qu’elles ont une évidence, une présence « dans ta face », pour le dire en argot. Elles sont tellement « dans ta face » qu’il n’est pas possible de les appréhender complètement par l’esprit, de la même façon que l’on ne peut les enserrer complètement de la main ou les envelopper totalement par des habits. En fait, on ne peut les appréhender complètement de quelque manière que ce soit. C’est tout simplement impossible. Qu’est-ce que cela signifie ? Que de penser à quelque chose n’est plus le mode d’accès supérieur : n’importe quel autre mode d’accès est tout aussi bon ou mauvais que la pensée.
Réfléchir à l’objet, l’effleurer d’un pinceau, le lécher, l’ignorer, laisser la poussière s’y déposer… tout cela est aussi valable. Nous vivons dans un monde où la réflexion, l’épistémologie, et le « comment est-ce que je sais que je suis dans le vrai » sont devenus la question fondamentale. Cela s’explique par une interprétation un peu simpliste de Kant. Nous soutenons ainsi que depuis l’époque de Kant, il est devenu impossible de dire que nous pouvons directement pointer vers les choses en elles-mêmes. Nous pouvons pointer soit vers des données, dans le cas du monde scientifique, soit vers des expériences ou des qualités sensuelles, pour les non-scientifiques. Mais il n’y a pas de raison que des données scientifiques soient un meilleur moyen d’accéder à une chose que de l’effleurer du pinceau comme un artiste. Il ne s’agit pas de dénigrer la science, qui fournit des interprétations de données incroyablement précises. C’est la perspective humeénne avancée par Kant, en ce sens qu’Hume a raison de dire que la science consiste en l’interprétation statistique de modèles dans les données. En fait, la science ressemble beaucoup à la critique d’art parce qu’on y observe des motifs et des modèles, pas la réalité. Aucun scientifique ne dira jamais qu’il regarde la réalité, un scientiste à la rigueur, mais il y a une différence énorme entre science et scientisme. Nous ne pouvons donc connaître les choses directement, nous n’avons accès qu’à des données.
Kant donne la raison derrière tout cela : bien qu’il y ait des choses réelles, elles ne deviennent réalité que lorsque quelque chose y accède – et il pense que cela passe par la pensée. C’est le problème du réfrigérateur : on ne peut pas savoir si la lumière est allumée à l’intérieur sans en ouvrir la porte ; et quand on ouvre, on constate que la lumière est allumée, mais on ne peut pas le savoir sans l’ouvrir. Ce que Kant appelle le « sujet transcendantal » est ce qui ouvre le réfrigérateur. Puis sont venus toute une série de successeurs de Kant, avançant différents types d’« ouvreurs de porte de frigo » ou de « décideurs ».
Il y a eu un moment de l’histoire politique américaine où George W. Bush a affirmé : « Je suis le décideur, c’est à moi de décider qui va en Irak ». Mais d’une certaine façon, Hegel dit aussi : « L’Histoire est le décideur concernant la question de savoir si la lumière du réfrigérateur est allumée. L’Histoire ouvre la porte. » Et Nietzsche : « La volonté de puissance ouvre la porte. » Pour Heidegger : « Le Dasein ouvre la porte. » Marx dit quant à lui : « Les relations économiques entre les hommes ouvrent la porte. » Ce que tous ces ouvreurs de porte ont en commun, c’est qu’ils se rapportent toujours à des êtres humains. Il n’y a pas de scarabées ouvreurs de porte. Bien qu’il soit assez probable qu’il existe une vie intelligente extraterrestre, il ne s’agit pas non plus d’une ouvreuse de porte. Les ouvreurs de portes se rapportent toujours par défaut à… roulement de tambour, je vous le donne dans le mille : à nous ! Mais, comme je viens de le dire, le fait est qu’effleurer du pinceau ou lécher sont des modes d’accès tout aussi valables que le fait de penser. L’escargot qui rampe le long de la surface d’un objet est bien en train d’accéder à cet objet, d’une façon tout aussi incomplète : l’escargot est également un ouvreur de frigo.
Il existe une distinction entre ce que Lacan appelle le réel et la réalité, qui est le sentiment de ce qui est réel. Le véritable réel ne peut être appréhendé, au contraire de la réalité, que l’on peut mettre en corrélation avec le réel. Il y a ici un énorme paradoxe dont même Kant a peur, et beaucoup de philosophes davantage encore, qui est que les choses sont exactement ce qu’elles sont mais jamais exactement comme elles apparaissent. L’exemple donné par Kant est celui des gouttes de pluie. Elles nous tombent sur la tête, sont mouillées, éclaboussent et sont en tout point des gouttes d’eau. Il ne s’agit pas de gouttes pour les yeux ou de gouttes de jus de citron mais de gouttes d’eau de pluie. D’un autre côté, aucune donnée caractéristique des gouttes de pluie – leur côté éclaboussant, mouillé, embêtant, agréable… ou encore leur taille ou leur vitesse – n’est la goutte de pluie. Il s’agit de données sur les gouttes de pluie. Il y a donc ce véritable problème qui est que les données sur la goutte de pluie concernent la goutte de pluie… mais où est la goutte de pluie elle-même ? Les choses sont bizarrement paradoxales, un peu comme les tricksters des peuples premiers, qui peuvent mentir et dire la vérité en même temps. Cela semble illogique, mais seulement parce que nous cherchons à obéir cette règle appelée « loi de non-contradiction » – de la section Gamma de la Métaphysique d’Aristote –, qui n’a jamais été formellement prouvée. Il existe une certaine logique qui permet aux choses d’être contradictoires et néanmoins véridiques.
Je me base sur cette logique pour affirmer que les choses sont exactement comme elles sont mais jamais comme elles apparaissent. Ce que cela signifie pour les notions de nature et d’écologie est qu’il n’y existe rien de différent sous ces apparences que nous pourrions appeler « nature ». Nous pensons souvent la nature comme quelque chose qui serait là-bas, quelque part – dans mon ADN par exemple, ou quelque part là-haut dans les montagnes, quelque part dans le passé quand nous étions encore « naturels », alors que nous sommes maintenant « artificiels »… C’est toujours plus ou moins « quelque part là-bas », ce qui précisément pose problème, parce que c’est très proche de cette vision de la séparation que nous avons intégrée par défaut dans la culture occidentale. Ce n’est pas juste un concept philosophique – on le voit par dans nos bâtiments : les choses y sont considérées comme des agglomérats d’extensions sans relief, qui sont ensuite décorées, comme on enrobe une confiserie. Et le problème c’est qu’il est assez évident que cette idée est parfaite pour manipuler tout ce que l’on souhaite de la façon dont on le souhaite. L’actualisation de cette idée, qui est l’idée kantienne, c’est que les choses sont des écrans vierges sur lesquels se projettent les désirs – historiques, humains, dasein, multipouvoirs, économiques… Ce qui est probablement pire encore.
Il y a une dimension assez sadique à traiter les choses comme un écran vierge sur lequel on projetterait ses désirs, où l’on pourrait faire ce que l’on veut à tout ce que l’on veut. C’est encore pire chez Hegel, parce qu’il dit que ce fossé entre les phénomènes, les données et les choses réelles n’a lieu que dans l’esprit du sujet. C’est à nous qu’il revient de décider exactement et complètement ce qu’est la réalité. Il n’y a même plus de fossé. L’OOO constitue donc la première philosophie occidentale – dans la lignée de la déconstruction – qui s’aventure dans ces eaux. L’unique dont je peux me revendiquer parce qu’elle seule accorde la même importance aux êtres non-humains qu’aux êtres humains. Elle incarne ainsi la promesse d’une profonde non-violence envers soi-même et les autres êtres. Et souvenez-vous que nous sommes aussi composés de ces êtres non-humains. Se considérer comme intrinsèquement et essentiellement humains, sans bactéries ou ADN mitochondrial, est erroné. Penser ainsi représente déjà un acte de violence.