La raison pour laquelle je trouve les bureaux intéressants réside dans ce que leur mort imminente peut nous apprendre sur les villes et les bidonvilles. J’ai mentionné l’importance de comprendre l’origine de la prospérité de certains bidonvilles tout à l’heure. Le CRIT, un collectif architectural basé à Mumbai, affirme que ce qui rend les villes et les bidonvilles prospères, c’est leur degré de « flou », c’est-à-dire la perméabilité que l’on peut y trouver entre les espaces publics et les espaces privés. Les bureaux représentent les espaces privés dans leur forme la plus fragile, la plus chère et la plus isolée. Les bidonvilles présentent un degré élevé de « flou » mais ils manquent de reconnaissance publique et de ressources. Le modèle le plus puissant est celui qui se trouve entre ces deux extrêmes, et la fondatrice du CRIT, Jane Jacobs, avait raison quand elle disait que « les nouvelles idées ont besoin de vieux bâtiments ». Le futur du travail créatif ne réside pas dans les bureaux mais dans des espaces plus perméables, plus intenses, moins formels. Si les procédures de travail fondées sur l’Internet signifient que je n’ai plus besoin d’être assis à côté de quelqu’un pour travailler avec lui, la question devient alors : à côté de qui devrais-je m’asseoir, et où ? Là aussi, nos téléphones peuvent nous assister. Imaginez qu’Airbnb s’introduise dans le secteur de l’immobilier de bureaux et fusionne avec LinkedIn – ne rigolez pas, ils ont un puissant investisseur en commun – soudain, la ville entière devient votre bureau. Au lieu d’avoir du Software as a Service, vous aurez la City as a Service.
Bien sûr, dans ce cas, le risque c’est qu’Airbnb ou un autre prenne à jamais 10 % sur chaque interaction. Si Uber se penche sérieusement sur la création du seul et unique « maillage numérique » dont les villes auront jamais besoin, alors il doit être considéré comme une entreprise de service public et régulé comme tel – sinon les villes doivent mettre en place leur propre maillage numérique. Il s’agit de biens publics, qui devraient donc être traités comme tels, bien qu’ils ne soient pas en passe de l’être.
Stream : Il s’agit avant tout de relations.
Greg Lindsay : Oui, la principale raison d’être des villes consiste à cartographier nos relations dans l’espace physique. Ce qui est différent aujourd’hui, c’est que nous nous promenons désormais équipés de baguettes de sourcier qui permettent de rendre ces relations de plus en plus visibles. Et une fois qu’elles sont visibles, il est possible de les analyser et d’agir sur elles. Des relations autrefois illisibles peuvent désormais être interrogées et discutées. Toute l’« économie du partage » est en substance une économie de bidonville transposée à grande échelle : tout est un actif ; tout le monde est un travailleur informel…
Stream : Par opposition avec l’idée d’une ville intelligente comme Songdo, nous nous intéressons à Rio, avec ses bidonvilles et son urbanisme plus métabolique et informel…
Greg Lindsay : Oui, mais Rio est aussi la ville où IBM a construit un centre de contrôle spécial pour le maire, avec ses techniciens en combinaison blanche, on dirait la base des méchants dans un James Bond. Conçu à l’origine comme un système de prévision météorologique, le système s’est lentement transformé en un centre d’opérations où le maire peut réunir tous ses chefs de département littéralement sous un seul toit, consolidant ainsi le pouvoir exécutif sans avoir à passer par le vote. La technologie a changé le modèle de gouvernance de Rio de façon quasiment imperceptible – l’équipement IBM l’a complètement réorganisée. À quelle fin sera-t-elle utilisée après ? Il semble inévitable que ses capacités de surveillance soient redirigées vers la pacification des favelas, si ce n’est pas déjà le cas.
La frontière suivante concernera la cartographie. Tout comme il existe des cartes mentales contradictoires, il y aura bientôt également des cartes technologiques incompatibles, grâce à la personnalisation de Google. Avez-vous lu The City and the City de China Miéville 2? L’idée développée est qu’il y a deux villes occupe le même espace physique, mais que les citoyens de chacune des villes sont conditionnés pour n’en voir qu’une seule. Enfreindre les limites de leur réalité séparée constitue un crime passible de la peine capitale. Il s’agit d’une métaphore des divisions qui existent au sein de toute ville, qu’elles soient organisées selon des différences de classe ou d’origine. Un autre danger très réel de ces technologies tient au fait qu’elles seront encodées dans notre façon de percevoir le monde. Qu’est-ce que cela apporte d’avoir toute la ville à son service quand on nous en refuse l’accès ? Ou, de façon plus ordinaire, mais presque pire, quand on nous donne libre accès à certaines portions de réalité mais que les meilleurs parcs sont réservés à des membres privilégiés ?