Art écoféministe : sur le concept d’héritage

  • Publié le 7 octobre 2021
  • Tara Londi
  • 28 minutes

Invitant à dépasser l’idée de progrès, l’universalisme et les logiques de séparation ou de domination du projet moderne, l’Anthropocène engendre une modification profonde du paradigme de l’art contemporain, notamment autour des pratiques écoféministes, qui pour Tara Londi, prennent source dans les avant-gardes féministes des années 1960-1970. La critique de l’exploitation capitaliste de la nature rejoint ainsi celle de l’oppression patriarcale des femmes dans les pratiques artistiques écoféministes, qui révèlent l’histoire non dite des femmes, des indigènes ou des animaux, au-delà du rationalisme du visuel et du langage, ranimant des visions animistes et holistiques archaïques.

Paradoxe de la définition : qu’est-ce que l’art écoféministe ?

« Les femmes, les indigènes et les animaux n’ont pas d’histoire. » , Rosi Braidotti

« Où donc est la voix de la mélodie inentendue ? Et la voix du langage inentendu ? » Sainte Hildegarde de Bingen

Le fait de désigner ce qui est ou n’est pas de l’« art écoféministe » nous confronte à divers paradoxes. Le premier d’entre eux est que cela risque de promouvoir l’idée que les femmes artistes contemporaines partagent, en tant que catégorie genrée, une vision et une sensibilité envers la nature qui seraient différentes de celles des hommes, perpétuant ainsi une sorte d’« essentialisme » des genres incompatible avec la logique même de l’« écoféminisme ».

Le terme d’écoféminisme, inventé par Françoise d’EaubonneFrançoise d’Eaubonne, Le Féminisme ou la mort, Paris, Éd. Pierre Horay, 1974 en 1974, désigne le vaste ensemble d’efforts déployés par les femmes pour protéger l’environnement et dégager les racines historiques des préjugés qui vont à leur encontre et à celui de la nature. Le terme appelle à une transformation culturelle de la société et une vision renouvelée des femmes et de la nature. Les femmes artistes sont considérées comme écoféministes parce que leur travail se rapporte directement à l’environnement et aux rôles des femmes dans la société, et parce qu’elles donnent à connaître certains enjeux écoféministes particuliers. Dans le même temps, si toute vie est interconnectée, alors il ne peut y avoir d’ensemble de personnes qui soient plus proches de la nature que d’autres. Il n’est toutefois pas fortuit qu’un nombre croissant d’artistes femmes trouvent une place dans l’art contemporain de l’Anthropocène. Le fait que de nombreux artistes de sexe masculin contribuent au discours plus large de l’écoféminisme n’est pas non plus un hasard, même si cela se fait par inadvertance.

Charwei Tsai, Lotus Mantra II, 2006

Réécrire les pages manquantes de l’histoire, accéder à de nouvelles représentations

La tradition orale, par opposition aux documents historiques, est ici fondamentale, car la culture, c’est-à-dire « l’intelligence des hommes du passé », se transmet non pas sous la forme de cendres, mais comme un feu vivant.

Walter Benjamin nous a déjà avertis, dans Sur le concept de l’histoire que « l’Histoire est écrite par les vainqueurs ». C’est d’ailleurs pourquoi les féministes parlent en anglais de His-tory, c’est-à-dire de l’histoire écrite par les hommes, « son histoire [à lui] ». En effet, « jusqu’à un passé tout récent, l’historiographie a considéré les femmes comme marginales dans la fabrique de la civilisation et comme superflues dans les activités considérées comme ayant une portée historiqueGerda Lerner, fondatrice du domaine de l’histoire des femmes (Women’s history), avec son cours sur les grandes femmes de l’histoire des États-Unis en 1963.». L’art écoféministe est confronté à ce problème. En se basant comme il le fait sur les pages manquantes de l’histoire des femmes, il ne prend pas ses racines dans l’« His-tory », mais dans l’« héritage », c’est-à-dire l’éthique persistante au sein de l’histoire occultée et étouffée de la moitié de l’humanité.

Non seulement l’histoire des femmes, des indigènes et des animaux n’a jamais été rapportée, mais Leonard ShlainLeonard Shlain, The Alphabet Versus The Goddess : The Conflict Between Word and Image [L’Alphabet contre la déesse : le conflit entre le mot et l’image], New York, Viking Press, 1998. suggère même que le langage écrit, tracé linéairement de gauche à droite – soit littéralement de l’avant vers l’après, au moins dans le monde occidental –, présente des contraintes antithétiques à la formulation et à l’expression même de certaines idées et notions telles que les principes de simultanéité, de multiplicité et d’immanence qui sont au coeur de l’art écoféministe. Shlain établit des liens entre les sujets les plus variés, parmi lesquels les fonctions cérébrales, l’anthropologie, l’histoire ou la religion, et soutient que l’alphabétisation a permis à l’hémisphère gauche (linéaire, abstrait, à prédominance masculine) de prendre le pas sur l’hémisphère droit (holistique, iconique, féminin). Shlain relève que le premier livre à avoir été écrit, l’Ancien Testament, a banni toute représentation visuelle de Dieu, écrasant les traditions artistiques de longue date de dévotion à la Déesse, et estime que l’utilisation croissante d’images et d’icônes comme moyens de communication joue un rôle fondamental dans la conscience humaine, avec des répercussions inévitables sur l’identité sexuelle et les relations de genre.

« Le message, c’est le médium. » Ursula K. Le Guin soutient également que la manière dont nous racontons les histoires comporte des implications féministes en termes de compréhension de l’histoire et d’imagination du futur. Avec sa théorie de la « fiction-panier », Le Guin suggère que les récits n’ont pas toujours concerné la chasse et été articulés avec un commencement, un milieu et une fin, mais peuvent tenir du méandre et du balayage, opérant au contraire comme un rassemblement.

L’art écoféministe joue en conséquence un rôle important, parce qu’il ne fait pas que raconter ce que l’histoire n’est pas capable d’exprimer, mais également parce que le fait d’identifier les totems, les symboliques et les crédos adoptés par les artistes, femmes et hommes, qui travaillent souvent au sein de régimes d’oppression, va permettre de révéler et de réveiller une conception de la nature qui va au-delà du plan physique et s’étend dans une vaste dimension surnaturelle : une énergie vivante sacrée du cosmos.

En faisant revivre d’anciens systèmes de croyances qui ont été effacés de l’histoire, et en adoptant et activant des mondes spéculatifs, les artistes contemporains questionnent les systèmes de connaissances, la biologie, l’écologie, la géologie et l’anthropologie, dépassant alors la suprématie du visuel et les contraintes du langage, plongeant le spectateur (qui ressent plutôt qu’il n’observe) dans un « espace liminal ».

Cet espace est dégagé des partis pris et préjugés qui imprègnent les énoncés humains, permettant à la sensation de déstabiliser et d’élargir le champ de la conscience humaine. La notion de progrès est comprise, dans cette logique, non pas comme un accroissement des connaissances, mais comme le fait de le libérer de ses enveloppements.

L’accent que place l’art féministe sur le corps est donc crucial. Comme l’écrivait sainte Hildegarde de Bingen il y a voici mille ans, « Tu ne sais même pas comment tu as été créé ! Et maintenant, ô homme, tu veux scruter le ciel et la terre, et juger de leur justice dans la constitution divine ! Connaître les choses les plus hautes (l’infiniment grand), lorsque tu ne peux apprécier les plus petites (l’infiniment petit) ! lorsque tu ne sais pas comment tu vis dans le corps, et comment tu en es dépouillé. » Donna Haraway en appelle également à l’introduction d’une épistémologie féministe fournissant l’assise sur la base de laquelle les artistes contemporains pourront formuler une nouvelle « esthétique inclusiveNicolas Bourriaud, Inclusions. Esthétique du Capitalocène, PUF, Paris, 2021.» visant à bouleverser le canon.

Depuis que les artistes féministes ont ressuscité la figure de la Déesse comme archétype de la conscience féminine et comme modèle de la resacralisation des corps des femmes et du mystère de la sexualité humaine, loin d’une simple idolâtrie des femmes, la figure de la Déesse est devenue un symbole de vie, de lien et de responsabilité. C’est en grande partie grâce au mouvement païen Wicca que la Déesse agit désormais comme vecteur de l’émergence d’une spiritualité centrée sur la terre et comme métaphore de la terre comme organisme vivant. La théoricienne écoféministe Carolyn Merchant démontre de manière robuste comment la vision selon laquelle femmes et nature sont interchangeables vient façonner et ouvrir la voie à leur subjugation et leur exploitation dans le cadre du grand projet de la révolution scientifique, préparant le terrain au capitalisme contemporain. Merchant souligne le langage misogyne qu’adopte Francis Bacon, l’un des pères fondateurs de la science moderne : « Je suis venu en vérité pour vous guider vers la Nature et tous ses enfants, pour l’attacher à votre service et en faire votre esclave », ainsi que le rôle joué par la conception cartésienne du corps humainCarolyn Merchant, The Death of Nature: Women, Ecology and the Scientific Revolution [La Mort de la nature : Les femmes, l’écologie et la révolution scientifique], New York, Harper & Row, 1980.. Susan Bardo décrit le processus de détachement d’un monde organique comme un « drame de la parturition, une fuite loin du féminin, loin du souvenir de l’union avec le monde maternel et un rejet de toutes les valeurs qui lui sont associéesSusan Bordo, The Flight to Objectivity: Essays on Cartesianism and Culture, Albany, State Univ. of New York Press, 1987.», remplacée par une obsession pour la distance et la démarcation. « La machine à produire l’homme nouveau était également une machine à tuer les vieilles femmes. »

Le terme d’écoféminisme semble à de nombreux égards redondant, puisque le féminisme porte toujours en soi une composante écologiste, mais on peut également dire que la plupart de ce que nous considérons être de l’art contemporain en général est étroitement associé au mouvement féministe des années 1960 et 1970, quand il n’a pas été tout simplement initié par celui-ci. L’art comme expression d’une quête identitaire que l’artisanat d’art, l’art corporel et les méthodes de travail collaboratives, mais aussi les questions sociopolitiques de la représentation, de l’idéologie et de l’iconologie de la violence (pour n’en citer que quelques-unes), ont été introduits par le féminisme et ensuite assimilés par l’art contemporain dans son ensemble.

Un point encore plus capital par rapport au débat actuel sur la révision écologique est l’identification des « dynamiques qui sous-tendent la domination de l’homme sur la femme, qui est primordiale pour comprendre la moindre expression de la culture patriarcale et capitaliste, avec ses formes hiérarchiques, militaristes, mécanistes et industriellesCharlene Spretnak, « Ecofeminism: Our Roots and Flowering », Elmwood Newsletter, vol. 4, n° 1, 1988 (cité dans Janis Birkeland, « Ecofeminism: Linking Theory and Practice » dans Greta Gaard (dir.), Ecofeminism, Women, Animals, Nature, Philadelphie, Temple University Press, 1993).. Comme l’écrit Friedrich Engels, « la première oppression de classe [est] l’oppression du sexe féminin par le sexe masculinFriedrich Engels, “Transformation of the family,” in A Modern Introduction to the Family, eds. N. W. Bell and E. F. Vogel (New York: The Free Press, 1960), 52. », tandis que Silvia Federeci souligne que « le capitalisme débute comme une guerre contre les femmesSilvia Federici, “Undeclared War: Violence Against Women,” Artforum 55, no. 10 (Summer 2017): 282. ». Une grande partie de ce que l’on considère relever des toutes dernières évolutions sur le plan culturel nous vient d’avancées dans le projet féministe d’égalité et de révision générale des valeurs associées à la féminité et la virilité. Olivia Gazalé fait apparaître que pour être un homme, il faut non seulement « ne pas être une femme », mais également, de manière beaucoup plus problématique, « ne pas être efféminé ». Le système « viriarchique » n’organise pas seulement les relations entre les sexes et les espèces, mais s’étend par ailleurs à l’ordonnancement des relations de domination entre les hommes eux-mêmes : être un homme, c’est dominer. En conséquence, pour Gazalé, l’asservissement historique des femmes n’a pas seulement opprimé les femmes et ouvert la voie à l’exploitation de la nature, mais à également aliéné les hommes d’eux-mêmes, en tant qu’hommes autres, sous-hommes, et « c’est sous l’effet de sa propre logique interne [que le cosmos viril] est entré, depuis la fin du XIXe siècle, dans une phase crépusculaireOlivia Gazalé, Le Mythe de la virilité : un piège pour les deux sexes, Paris, Robert Laffont, 2017.

Laissant de côté la question de savoir si la prophétie de Gazalé concerne l’ensemble de la planète, je ferai remarquer que, grâce à une série d’« enchevêtrements », nous assistons aujourd’hui à une révision des valeurs sur lesquelles le patriarcat et le capitalisme sont fondés, et, dans le domaine culturel, nous sommes à l’aube d’une ère féminine. L’affirmation d’une « différence » qu’explore l’art écoféministe n’est donc pas seulement biologique, mais basée sur la socialisation et l’oppression historique des femmes et des valeurs associées à la féminité.

Le second paradoxe qui surgit dans la désignation d’un art écoféministe tient au fait de considérer celui-ci comme étant une invention féministe contemporaine, alors qu’en réalité, l’écoféminisme culturel (ou spirituel) est profondément enraciné et lié à la toute première expression de ce que le fait d’être humain signifie, remontant loin, dans la profondeur des grottes du Paléolithique supérieur, voire plus loin encore, jusqu’aux récits des origines humaines.

Dans un essai publié dans MousseAlice Bucknell, « The New Mystics: High-Tech Magic for the Present », Mousse Magazine, n° 69, automne 2019., Alice Bucknell définit une génération d’artistes qui investissent la parafiction mystique d’une critique de la superstructure violente du patriarcat, du colonialisme, du capitalisme, et de la crise écologique qui en résulte. À la différence des projets utopistes antérieurs du vingtième siècle d’un Buckminster Fuller ou encore de l’« appropriation » à titre illustratif d’un « chaman symbolique » d’un Joseph Beuys, par exemple, ces artistes se réapproprient leur héritage et transcendent leur histoire d’oppression ; elles sont parées pour libérer d’infinies possibilités visant à un « monde nouveau » au travers de performances psychédéliques et d’expériences immersives. L’utilisation de lieux de culte païens, de langues anciennes, de divinités quasi religieuses et de récits des origines oubliés ne laisse pas de place à la nostalgie. Tout comme les récits qui les ont inspirées, lesquels s’inscrivent dans une tradition orale, et grâce à la mobilisation de technologies, leurs installations interactives et immersives sont continuellement réadaptées, leur permettant de croître et se transformer en permanence.

Romana Londi, I am the beat, 2019

Avec une installation multisensorielle intitulée Tremblez Tremblez [Tremble Tremble], Jesse Jones réveille la voix de Lucy, notre ancêtre fossile australopithèque d’il y a trois millions d’années, les voix des procès en sorcellerie du seizième siècle et des voix contemporaines issues des débats autour de la législation sur l’avortement en Irlande. Jones puise dans ses recherches sur la manière dont la loi perpétue la mémoire au fil des générations et souffle une histoire alternative des origines pour les femmes sous The Law of In Utera Gigantæ [La Loi d’in utera gigantæ], un corps symbolique gigantesque qui place le corps maternel complètement au-dessus de la loi et de l’État. « Avant que le livre de la loi n’ait été écrit dans des langues terrestres, il existait une autre loi, transmise de génération en génération, de fille en fille. Elle était tracée en lettres de lait et véhiculée par murmures. »

La révélation d’un « droit maternel » ne se limitant pas à un peuple en particulier, mais constituant partout une étape culturelle, était largement reconnue au dix-neuvième siècle, avant d’être systématiquement passée sous silence jusqu’à très récemment. Emanuele Coccia écrit que le fait que les femmes aient été exclues de participation dans la culture a eu des répercussions profondes sur la position que nous pensons occuper dans la trame de la vie. Nous oublions tous que nous sommes nés… « Être né.e.s signifie cela : ne pas être pur, ne pas être soi, avoir en soi quelque chose qui vient d’ailleurs, quelque chose d’étranger. […] Nous portons en nous-mêmes nos parents, nos grands-parents, leurs parents, les singes préhumains, les poissons, les batteries, jusqu’aux moindres atomes de carbone, hydrogène, oxygène, azote, etcEmanuele Coccia, Métamorphoses, Paris, Éditions Payot et Rivages, 2020.. »

L’inquisition contre les sorcières n’a pas seulement servi le capitalisme en permettant l’accaparement des droits reproductifs des femmes et des terresSilvia Federici, Caliban et la Sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive, co-édition Entremonde-Senonevero, 2017., mais également parce que la vision qu’avaient les sorcières de la nature était antihiérarchique et que leur monde était partout imprégné d’esprits : tout objet naturel, tout animal, tout arbre était habité d’un esprit que la sorcière pouvait invoquer à sa guise. La sorcière, symbole de la violence de la nature, se devait donc d’être éradiquée.

L’ancienne dénomination des « sorcières » (witches) reflète une tradition ancienne de cérémonies divinatoires en communion avec la terre. Max Dashu, fondatrice de la Suppressed History Archive [Archives pour l’histoire occultée] indique que lorsqu’elle a abordé la question de l’histoire mondiale de la direction spirituelle des femmes, des termes adéquats pour décrire l’étendue des héritages et des pratiques des prêtresses faisaient défaut, tandis que la grande variété des désignations utilisées ouvrait un vaste éventail d’acceptions et de rôles culturellement déterminés. Chamane, guérisseuse, devineresse, esprit-médium, oracle, sibylle, sage, mais aussi des titres ethniques tels que ceux de machi, sangoma, eem, babaylan et mñe de santo ne nous donnent qu’un modeste aperçu de toutes les situations où des femmes assument des rôles de direction spirituelle. Ce serait donc une erreur de réduire les sorcières à leur histoire de persécution.

À l’opposé, avec son œuvre sonore en ligne Weeds (Mauvaises herbes)Marguerite Humeau, Weeds (Mauvaises herbes), 2021, oeuvre présentée dans dans le cadre du projet « Futurs d’avant » au Jeu de Paume, Paris., Marguerite Humeau rend hommage à l’histoire de toutes ces guérisseuses dont la contribution à la science a été occultée à travers l’histoire, inventant des noms pour celles dont l’identité demeure hermétiquement close. De même, « Cosmos« Cosmos, A Visionary Dialogue with Contemporary Art », Aargauer Kunsthaus, Aarau, février–mai 2021.», une exposition sur l’artiste et guérisseuse Emma Kunz, invite les femmes contemporaines à poursuivre sa pratique et sa conception de l’art incorporant médecine et nature, ainsi que le surnaturel, le magique, l’animiste et le visionnaire. L’exposition « Rituel. le.s« Rituel.le.s », Institut d’art contemporain, Villeurbanne/Rhône-Alpes, 30 octobre 2020-21 mars 2021.» examinait quant à elle le rituel féminin et le pouvoir de transformation de soi et du monde, base de l’émancipation collective, présentant entre autres la désormais emblématique série « Siluetas » [Silhouettes] d’Ana Mendieta, dans laquelle l’artiste utilise son propre corps pour entreprendre une union avec la nature, ainsi que la vidéo Earth Cycle Trance de Suzanne Husky – œuvre qui offre au spectateur une expérience méditative envoûtante sur les cycles du vivant, interprétée par la sorcière et guide spirituelle wicca Starhawk.

Jesse Jones, Tremble, Tremble, 2017
Charwei Tsai, Hair Dance, Lanyu Seascapes, Shi Na Paradna, en collaboration avec Tsering Tashi Gyalthang, 2012

Faire revivre la mythologie du féminin

L’artiste coréano-canadienne Zadie Xa fait également revivre le chamanisme coréen en tant que culture singulièrement féministe et anticoloniale. « La chamane est une grand-mère, et “elle est moi”. Je pense à ces choses en termes de générations : comment est-ce que cette connaissance de soi est transmise à nos descendants et se perpétue dans le temps ? ». La mythologie et les contes coréens sont au coeur de ses expériences multimédias immersives, tout comme l’est la profondeur océanique comme situation de tension, un flux de motifs émergents et en constante mutation. Xa fait revivre l’esprit coréen Magohalmi au sein d’un environnement sous-marin et canalise son énergie à travers le récit de Granny (J2), une orque connue pour avoir mené et assuré la survie d’un groupe de congénères jusqu’à sa mort en 2016, à un âge estimé par les scientifiques comme étant compris entre quatre-vingts et cent vingt ans. Dans une œuvre de 2020, Moon Poetics 4 Courageous Earth Critters and Dangerous Day Dreamers [Poétiques de la Lune 4, bestioles terrestres courageuses et doux rêveurs dangereux], Xa invite l’audience à devenir le protagoniste du récit chamanique de la princesse Bari dans sa descente aux enfers à la recherche d’une eau de la vie à même de guérir ses parents mourants. Guidée par cinq êtres – une conche, une orque, une mouette, un chou et un renard –, son voyage fantastique à travers les dimensions ressort d’autant plus qu’il est mis en perspective avec les dommages causés par l’impact de l’humanité sur la mer, les airs et la terre, mais aussi avec l’interconnexion de toute forme de vie sur terre.

Comme l’écrit Nicolas Bourriaud, « les évolutions récentes des mentalités, en particulier concernant l’histoire des peuples colonisés, ainsi que les avancées du féminisme, nous permettent de réécrire l’histoire de l’artNicolas Bourriaud, op. cit.». Néanmoins, positionner les femmes aux côtés de minorités ou après elles peut parfois induire en erreur. Loin de constituer une minorité, les femmes représentent en effet près de la moitié de la population mondiale et la majorité des cultures colonisées peuvent être considérées comme des exemples de sociétés égalitaires dans lesquelles la contribution des femmes est autant valorisée que celle des hommes. Au sein des savoirs traditionnels aborigènes, qui sont habituellement présentés comme holistiques, c’est-à-dire faisant intervenir le corps, l’esprit, les sentiments et l’âme, les femmes disposent de pouvoirs égaux à ceux des hommes, occupent une place centrale dans presque toutes les légendes de création, et sont très impliquées dans la transmission des enseignements traditionnels. La colonisation espagnole des Amériques a aussi eu pour effet de dégrader le rôle des femmes. Quand des théoriciens occidentaux ont rapporté des descriptions de sociétés traditionnelles, leurs préjugés culturels et sexistes s’y sont immiscés, et, le plus souvent, ces activités artistiques traditionnelles y sont attribuées aux femmes seulement de manière implicite. Néanmoins, « la notion occidentale de primitivisme ne doit pas être confondue avec l’expression artistique de cultures pleinement développées du monde prétechnologiqueHeresies, A Feminist Publication of Art and Politics, publiée de 1977 à 1993. », et, derrière les définitions simplistes du tissage navajo par exemple, se cache ce que Donna Haraway appelle une « performance cosmologiqueDonna Haraway, Staying with the Trouble, Making Kin with the Chthulucene, Durham and London, N.C., Duke University Press, 2016 (traduit en français sous le titre Vivre avec le trouble, Vaulx-en-Velin, Les Éditions des mondes à faire, 2020).».

Dans la culture navajo, les prières à Hozho accompagnent traditionnellement les activités de tissage. Le terme est traduit en général par « beauté » ou « harmonie » : être en possession de Hozho, c’est être un avec le monde environnant tout en en faisant partie. Donna Haraway poursuit en relevant que les « motifs de tissage proposent et incarnent des relations d’élaboration et de maintien du monde ». La « sensibilité » inhérente des récits cosmiques tels que ceux de la Femme changeante, des Jumeaux saints, de la Femme araignée (dont il est dit qu’elle a créé le tissage) et du Peuple saint fournit une trame pour bien mener sa vie. « Le tissage n’est ni séculier, ni religieux ; il accomplit et rend manifeste les connexions vécues substantielles qui visent à maintenir les relations de parenté, les comportements et les actions liées, à la fois pour le Hozho et pour les humains et non-humains sans distinction. Le faire-monde (worlding) situé est en cours. »

La renaissance des pratiques traditionnelles des femmes opérée par le mouvement de l’art féministe dans les années 1970 dépasse aujourd’hui la simple reconnaissance de la participation des femmes dans la culture et la société dans son ensemble, et propose de faire revenir à la vie des systèmes de croyance pour lesquels nous n’avons que peu de mots permettant de les décrire. Robin Wall Kimmerer mentionne les quelque trois cent cinquante langues amérindiennes qui sont sur le point de disparaître, dont sa langue natale, le potéouatami. Alors que l’anglais est une langue nominale (où trente pour cent des mots sont des verbes), en potéouatami, soixante-dix pour cent des mots peuvent être conjugués de manière à être à la fois animés et inanimés : être une colline, être une plage de sable, être un samedi sont autant de tournures envisageables, dévoilant avant tout une « grammaire de l’animé ». « Si la grammaire constitue le moyen par lequel nous rendons compte des relations dans une langue, alors dans la grammaire de l’anglais, le seul moyen d’être animé, d’être digne de respect et sujet de préoccupation morale, c’est d’être humainRobin Wall Kimmerer, Braiding Sweetgrass: Indigenous Wisdom, Scientific Knowledge and the Teaching of Plants, Minneapolis, Milkweed Editions, 2013. ». Kimmerer soutient que « la narration et l’art jouent un rôle crucial pour affecter notre conscience d’une manière qui permette d’également réviser les structures légales des droits de la natureEntretien de Robin Wall Kimmerer par James Yeh : « People can’t understand the world as a gift unless someone shows them how », The Guardian, 23 mai 2020.».

Donna Huanca, Obsidian Ladder, Marciano Art Foundation, Los Angeles et Peres Projects, Berlin
Photographe : Joshua White

Une vision inclusive et holistique du monde

À l’heure actuelle, le système judiciaire repose sur des croyances anthropocentriques, comme Isabelle Stengers nous le rappelle, sur « l’invention du pouvoir de conférer aux choses le pouvoir de conférer à l’expérimentateur le pouvoir de parler en leur nom. »

Donna Huanca questionne les systèmes de connaissance, puisant dans l’imaginaire indigène et la croyance animiste en la présence dans toute forme d’existence d’une force vitale d’affect. Dans des scénarios futuristes–préhistoriques, les corps fluctuent librement dans une chorégraphie au rythme lent, faite de méditations et de rituels privés qui sont partagés au sein du groupe. Les peintures, sculptures et interprètes sont tous imprégnés de pigments cosmétiques, unifiant l’animé avec l’inanimé, l’humain avec le minéral, l’organique avec le synthétique. Lorsqu’il lui a été demandé si le bleu éclatant dans son oeuvre faisait référence au bleu Klein, Huanca s’est refusée à positionner son travail au sein des chronologies de l’histoire de l’art. Son rôle consiste plutôt à faire l’expérience de visions de ce à quoi pourrait ressembler un futur féminisé, de ce que celui-ci valoriserait. « Pour moi, il ressemblerait à la prévenance, la confiance, la communauté, le monde naturel, et le caractère interconnecté et d’interdépendance des corps au sein du monde naturel. »

Il serait facile de passer à côté du nombre de femmes artistes qui ont également proposé une vision tout aussi inclusive et non anthropocentrique du monde. Dans The Language of the Goddess [Le Langage de la déesse]Marija Gimbutas, The Language of the Goddess : Unearthing the Hidden Symbols of Western Civilization, San Francisco, Harper, 1991 (traduit en français sous le titre Le Langage de la déesse, Paris, Édition des femmes, 2005)., Marija Gimbutas affirme que la déesse nature est l’éthique persistante de ce qui peut être considéré comme la civilisation de la déesse. Pas une religion en soi mais une « voie sensible » qui est particulièrement vivace dans les croyances agricoles des lieux ruraux qui sont restés à l’écart des grands événements de l’histoire. Les aspects archaïques se rapportant à l’agriculture et le besoin périodique de renouveler les processus génératifs de la nature, perdurent dans le temps présent, « transmis par les grands-mères et les mères de la famille européenne ». Une grande partie du symbolisme des premiers agriculteurs leur vient des chasseurs, ainsi les images des poissons, serpents, oiseaux, cornes, oeufs et les signes géométriques qui sont rarement authentiquement abstraits, mais se rapportent plutôt aux éléments naturels. Plusieurs types de symboles sont intimement liés et découlent d’une perception holistique du monde où les humains ne sont pas isolés de leur milieu et où il est normal que les pierres, les oiseaux et tous les éléments naturels soient investis de pouvoirs.

Suzanne Husky s’est récemment aventurée dans une série de podcasts avec le franciscain et ingénieur agricole Hervé Coves, à chercher à expliquer le lien entre symboles, mythes, cycles terrestres et spiritualité. Sur son site internet, elle cite David Abram : « C’est seulement lorsque le texte écrit commença à parler que les voix de la forêt et de la rivière commencèrent à s’effacer. »

Mathilde Rosier crée des environnements suspendus qui permettent aux spectateurs de perdre la notion du temps et de l’espace, leur offrant une porte d’entrée dans d’autres dimensions possibles de l’être et de l’existence. Au cours d’une performance enregistrée avant l’ouverture de l’exposition « Impersonal Empire » [Empire interpersonnel] à la Galleria Raffaella Cortese, deux danseurs ramassent inlassablement au sol des lettres et des signes, et valsent le long des pièces, entourés de peintures où des créatures sous-marines (mi-femmes, mi-coquillages, poissons ou autres êtres marins) émergent de l’inconscient comme autant d’images pleinement formées. « Les spectateurs assistent à la naissance, au bourgeonnement d’une nouvelle langue et donc d’une nouvelle réalité, quoique trop jeune encore pour être codifiéeMathilde Rosier, « Impersonal Empire », 2018, Galleria Raffaella Cortese, Milan. ».

L’artiste taïwanaise Charwei Tsai inscrit des textes bouddhistes qui présentent la quintessence de la sagesse de l’impermanence sur des supports organiques tels qu’une pieuvre, des plantes et du tofu. Au coeur de sa pratique, l’on trouve la relation entre les humains et la nature, la mort et la renaissance, et la relation de symbiose entre durabilité, tradition et rituel, souvent explorées en collaboration avec des communautés indigènes de son pays natal.

Romana Londi « replie » le temps sur ses extrémités et, inspirée par d’anciens rituels solaires, tels que ceux de Newgrange en Irlande, l’artiste examine dans Jet-Lag [Syndrome du décalage horaire] l’état d’aliénation, et le contrecoup physique de la « grande accélération » et du monde nouvellement globalisé et numérique. Romana Londi repousse les limites de la peinture en créant des êtres absolument sensibles, réactionnaires, sensuels et réagissant à leur environnement en changeant de couleur à la manière de caméléons sous l’effet d’ultraviolets, condition première « invisible » permettant l’émergence d’une vie sur terre. Ses œuvres sont autant de renégociations perpétuelles qui défient toute description. Comme Pierre Huyghe le disait de certains de ses premiers ouvrages, « cela relève moins d’une question de “processus”, ce qui serait trop linéaire, que d’une “temporalité vibrante”. Là encore, “le faire-monde (worlding) situé est en cours” ».

Liquid Times, Living in an Age of Uncertainty [Temps liquides, vivre à l’âge de l’incertitude] de Zygmunt Bauman définit une génération qui, tout comme les premiers humains nomades, vit dans la permanence du transitoire. Bauman distingue l’aliénation de l’homme moderne, qui était tel un pèlerin à la recherche de son nouveau foyer, de celle de l’homme postmoderne, simple touriste qui a conscience que sa vie ne représentera jamais quoi que ce soit de concret.

Impersonal Empire, The Buds, Mathilde Rosier, 2018

Peut-être l’art dans l’Anthropocène constitue-t-il l’une des étapes glissantes vers un foyer, mais un foyer qui, comme le fond des océans, deviendrait un état de tension. Le corps devient le portail à travers lequel on peut s’immerger dans une mer des possibles. Le corps lui-même contient les symptômes et les traces de ces possibilités qui, tels de minuscules poissons, échappent au langage et au purement visuel au profit d’une conscience qui ne peut nous être révélée qu’au sein de la sombre expérience du corps.

Comme l’écrit Rosi Braidotti, Matter matters [la matière a de l’importance] : « Le corps doit être compris comme un organisme auto-organisé, en prenant toutefois en compte les limites de notre peau – poreuse, très intelligente, qui traite l’information au fil de l’aiguille ; voilà les limites de notre perception : complexe, multiple, mais pas infinieRosi Braidotti, entretien avec Frieze le 12 août 2014.. » L’accent mis par Braidotti sur la matière, et la continuité qui existe entre l’esprit et la matière, et entre les corps humains et le monde qu’ils habitent, s’oppose à la tendance qu’a le réalisme spéculatif à passer sous silence « les aspects politiques des lieux du sujet duquel on parle ».

Le dernier paradoxe dans le fait de désigner un art écoféministe concerne le fait de savoir si l’adoption des technologies et de matériaux synthétiques par cette génération d’artistes à la conscience écologique très développée est contradictoire, ou si elle ne peut être évitée sans perdre de vue là où nous sommes actuellement. Autrement dit, est-ce que renoncer aux techno-avancées peut revenir à éteindre la flamme de la culture pour ne plus la transmettre que sous la forme de cendres ?

Pour autant, la compréhension des pratiques artistiques dans l’Anthropocène au sens large ne passe pas seulement par l’histoire de l’art, mais aussi par les théories féministes et écoféministes qui, par inadvertance et inéluctablement, participent de notre époque. Il est donc peut-être vrai que nous sommes à l’aube de l’ère du féminin, mais l’art écoféministe et l’exploration de l’héritage des femmes révèlent que ce n’est pas la première fois que le soleil se lève sur un tel monde.

Romana Londi, Blushing (Pink as fuck), 2021

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Le care : une attitude de soin pluriscalaire

La remise en cause générale des logiques de domination, comme la crise pandémique, qui a révélé l’importance des professions du quotidien, donne une nouvelle actualité à l’éthique du care, qui recouvre une attitude générale de soin et un ensemble de professions et pratiques invisibilisées. La philosophe Sandra Laugier, qui a popularisé la notion en France, retrace la façon dont ses racines sont liées aux luttes féministes cherchant à faire entendre une autre voix, dans l’opposition entre une filière morale du bien et du mal (plutôt masculine et valorisée), face à une morale de la responsabilité (féminine et déconsidérée). Le care offre ainsi un cadre philosophique systémique permettant de prendre en compte la vulnérabilité et la responsabilité à toute échelle, du foyer jusqu’à la planète.

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Repenser les espaces urbains à travers l’intégration de la dimension de genre

8 mars 2022

Si la ville de demain sera plus durable, en s’appuyant sur la technologie et la nature, elle se doit également d’être plus inclusive, ce qui suppose une réflexivité sur sa production. Pour la géographe féministe Leslie Kern, l’environnement urbain n’est pas neutre. Construit pour supporter des normes et des rapports de pouvoir, il a longtemps été opéré par des hommes blancs des classes supérieures. Elle invite à examiner une plus grande variété de besoins d’usagers de la ville et à réintroduire la corporalité dans la conception urbaine. Cela se traduit par des interventions spatiales tangibles (éclairage, trottoirs…) mais également sociales, autour des questions de mixité d’usage et de prise en compte des voix marginalisées dans les processus de décision.

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La ville au prisme du genre

Pour la géographe féministe Leslie Kern, l’environnement urbain n’est pas neutre et procède de normes et de rapports de pouvoir. Elle invite à examiner une plus grande variété de besoins d’usagers de la ville et à réintroduire la corporalité dans la conception urbaine. Cela se traduit par des interventions spatiales et sociales autour des questions de mixité d’usage et de prise en compte des voix marginalisées dans les processus de décision.

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