Réécrire les pages manquantes de l’histoire, accéder à de nouvelles représentations
La tradition orale, par opposition aux documents historiques, est ici fondamentale, car la culture, c’est-à-dire « l’intelligence des hommes du passé », se transmet non pas sous la forme de cendres, mais comme un feu vivant.
Walter Benjamin nous a déjà avertis, dans Sur le concept de l’histoire que « l’Histoire est écrite par les vainqueurs ». C’est d’ailleurs pourquoi les féministes parlent en anglais de His-tory, c’est-à-dire de l’histoire écrite par les hommes, « son histoire [à lui] ». En effet, « jusqu’à un passé tout récent, l’historiographie a considéré les femmes comme marginales dans la fabrique de la civilisation et comme superflues dans les activités considérées comme ayant une portée historiqueGerda Lerner, fondatrice du domaine de l’histoire des femmes (Women’s history), avec son cours sur les grandes femmes de l’histoire des États-Unis en 1963.». L’art écoféministe est confronté à ce problème. En se basant comme il le fait sur les pages manquantes de l’histoire des femmes, il ne prend pas ses racines dans l’« His-tory », mais dans l’« héritage », c’est-à-dire l’éthique persistante au sein de l’histoire occultée et étouffée de la moitié de l’humanité.
Non seulement l’histoire des femmes, des indigènes et des animaux n’a jamais été rapportée, mais Leonard ShlainLeonard Shlain, The Alphabet Versus The Goddess : The Conflict Between Word and Image [L’Alphabet contre la déesse : le conflit entre le mot et l’image], New York, Viking Press, 1998. suggère même que le langage écrit, tracé linéairement de gauche à droite – soit littéralement de l’avant vers l’après, au moins dans le monde occidental –, présente des contraintes antithétiques à la formulation et à l’expression même de certaines idées et notions telles que les principes de simultanéité, de multiplicité et d’immanence qui sont au coeur de l’art écoféministe. Shlain établit des liens entre les sujets les plus variés, parmi lesquels les fonctions cérébrales, l’anthropologie, l’histoire ou la religion, et soutient que l’alphabétisation a permis à l’hémisphère gauche (linéaire, abstrait, à prédominance masculine) de prendre le pas sur l’hémisphère droit (holistique, iconique, féminin). Shlain relève que le premier livre à avoir été écrit, l’Ancien Testament, a banni toute représentation visuelle de Dieu, écrasant les traditions artistiques de longue date de dévotion à la Déesse, et estime que l’utilisation croissante d’images et d’icônes comme moyens de communication joue un rôle fondamental dans la conscience humaine, avec des répercussions inévitables sur l’identité sexuelle et les relations de genre.
« Le message, c’est le médium. » Ursula K. Le Guin soutient également que la manière dont nous racontons les histoires comporte des implications féministes en termes de compréhension de l’histoire et d’imagination du futur. Avec sa théorie de la « fiction-panier », Le Guin suggère que les récits n’ont pas toujours concerné la chasse et été articulés avec un commencement, un milieu et une fin, mais peuvent tenir du méandre et du balayage, opérant au contraire comme un rassemblement.
L’art écoféministe joue en conséquence un rôle important, parce qu’il ne fait pas que raconter ce que l’histoire n’est pas capable d’exprimer, mais également parce que le fait d’identifier les totems, les symboliques et les crédos adoptés par les artistes, femmes et hommes, qui travaillent souvent au sein de régimes d’oppression, va permettre de révéler et de réveiller une conception de la nature qui va au-delà du plan physique et s’étend dans une vaste dimension surnaturelle : une énergie vivante sacrée du cosmos.
En faisant revivre d’anciens systèmes de croyances qui ont été effacés de l’histoire, et en adoptant et activant des mondes spéculatifs, les artistes contemporains questionnent les systèmes de connaissances, la biologie, l’écologie, la géologie et l’anthropologie, dépassant alors la suprématie du visuel et les contraintes du langage, plongeant le spectateur (qui ressent plutôt qu’il n’observe) dans un « espace liminal ».
Cet espace est dégagé des partis pris et préjugés qui imprègnent les énoncés humains, permettant à la sensation de déstabiliser et d’élargir le champ de la conscience humaine. La notion de progrès est comprise, dans cette logique, non pas comme un accroissement des connaissances, mais comme le fait de le libérer de ses enveloppements.
L’accent que place l’art féministe sur le corps est donc crucial. Comme l’écrivait sainte Hildegarde de Bingen il y a voici mille ans, « Tu ne sais même pas comment tu as été créé ! Et maintenant, ô homme, tu veux scruter le ciel et la terre, et juger de leur justice dans la constitution divine ! Connaître les choses les plus hautes (l’infiniment grand), lorsque tu ne peux apprécier les plus petites (l’infiniment petit) ! lorsque tu ne sais pas comment tu vis dans le corps, et comment tu en es dépouillé. » Donna Haraway en appelle également à l’introduction d’une épistémologie féministe fournissant l’assise sur la base de laquelle les artistes contemporains pourront formuler une nouvelle « esthétique inclusiveNicolas Bourriaud, Inclusions. Esthétique du Capitalocène, PUF, Paris, 2021.» visant à bouleverser le canon.
Depuis que les artistes féministes ont ressuscité la figure de la Déesse comme archétype de la conscience féminine et comme modèle de la resacralisation des corps des femmes et du mystère de la sexualité humaine, loin d’une simple idolâtrie des femmes, la figure de la Déesse est devenue un symbole de vie, de lien et de responsabilité. C’est en grande partie grâce au mouvement païen Wicca que la Déesse agit désormais comme vecteur de l’émergence d’une spiritualité centrée sur la terre et comme métaphore de la terre comme organisme vivant. La théoricienne écoféministe Carolyn Merchant démontre de manière robuste comment la vision selon laquelle femmes et nature sont interchangeables vient façonner et ouvrir la voie à leur subjugation et leur exploitation dans le cadre du grand projet de la révolution scientifique, préparant le terrain au capitalisme contemporain. Merchant souligne le langage misogyne qu’adopte Francis Bacon, l’un des pères fondateurs de la science moderne : « Je suis venu en vérité pour vous guider vers la Nature et tous ses enfants, pour l’attacher à votre service et en faire votre esclave », ainsi que le rôle joué par la conception cartésienne du corps humainCarolyn Merchant, The Death of Nature: Women, Ecology and the Scientific Revolution [La Mort de la nature : Les femmes, l’écologie et la révolution scientifique], New York, Harper & Row, 1980.. Susan Bardo décrit le processus de détachement d’un monde organique comme un « drame de la parturition, une fuite loin du féminin, loin du souvenir de l’union avec le monde maternel et un rejet de toutes les valeurs qui lui sont associéesSusan Bordo, The Flight to Objectivity: Essays on Cartesianism and Culture, Albany, State Univ. of New York Press, 1987.», remplacée par une obsession pour la distance et la démarcation. « La machine à produire l’homme nouveau était également une machine à tuer les vieilles femmes. »
Le terme d’écoféminisme semble à de nombreux égards redondant, puisque le féminisme porte toujours en soi une composante écologiste, mais on peut également dire que la plupart de ce que nous considérons être de l’art contemporain en général est étroitement associé au mouvement féministe des années 1960 et 1970, quand il n’a pas été tout simplement initié par celui-ci. L’art comme expression d’une quête identitaire que l’artisanat d’art, l’art corporel et les méthodes de travail collaboratives, mais aussi les questions sociopolitiques de la représentation, de l’idéologie et de l’iconologie de la violence (pour n’en citer que quelques-unes), ont été introduits par le féminisme et ensuite assimilés par l’art contemporain dans son ensemble.
Un point encore plus capital par rapport au débat actuel sur la révision écologique est l’identification des « dynamiques qui sous-tendent la domination de l’homme sur la femme, qui est primordiale pour comprendre la moindre expression de la culture patriarcale et capitaliste, avec ses formes hiérarchiques, militaristes, mécanistes et industriellesCharlene Spretnak, « Ecofeminism: Our Roots and Flowering », Elmwood Newsletter, vol. 4, n° 1, 1988 (cité dans Janis Birkeland, « Ecofeminism: Linking Theory and Practice » dans Greta Gaard (dir.), Ecofeminism, Women, Animals, Nature, Philadelphie, Temple University Press, 1993).. Comme l’écrit Friedrich Engels, « la première oppression de classe [est] l’oppression du sexe féminin par le sexe masculinFriedrich Engels, “Transformation of the family,” in A Modern Introduction to the Family, eds. N. W. Bell and E. F. Vogel (New York: The Free Press, 1960), 52. », tandis que Silvia Federeci souligne que « le capitalisme débute comme une guerre contre les femmesSilvia Federici, “Undeclared War: Violence Against Women,” Artforum 55, no. 10 (Summer 2017): 282. ». Une grande partie de ce que l’on considère relever des toutes dernières évolutions sur le plan culturel nous vient d’avancées dans le projet féministe d’égalité et de révision générale des valeurs associées à la féminité et la virilité. Olivia Gazalé fait apparaître que pour être un homme, il faut non seulement « ne pas être une femme », mais également, de manière beaucoup plus problématique, « ne pas être efféminé ». Le système « viriarchique » n’organise pas seulement les relations entre les sexes et les espèces, mais s’étend par ailleurs à l’ordonnancement des relations de domination entre les hommes eux-mêmes : être un homme, c’est dominer. En conséquence, pour Gazalé, l’asservissement historique des femmes n’a pas seulement opprimé les femmes et ouvert la voie à l’exploitation de la nature, mais à également aliéné les hommes d’eux-mêmes, en tant qu’hommes autres, sous-hommes, et « c’est sous l’effet de sa propre logique interne [que le cosmos viril] est entré, depuis la fin du XIXe siècle, dans une phase crépusculaireOlivia Gazalé, Le Mythe de la virilité : un piège pour les deux sexes, Paris, Robert Laffont, 2017..»
Laissant de côté la question de savoir si la prophétie de Gazalé concerne l’ensemble de la planète, je ferai remarquer que, grâce à une série d’« enchevêtrements », nous assistons aujourd’hui à une révision des valeurs sur lesquelles le patriarcat et le capitalisme sont fondés, et, dans le domaine culturel, nous sommes à l’aube d’une ère féminine. L’affirmation d’une « différence » qu’explore l’art écoféministe n’est donc pas seulement biologique, mais basée sur la socialisation et l’oppression historique des femmes et des valeurs associées à la féminité.
Le second paradoxe qui surgit dans la désignation d’un art écoféministe tient au fait de considérer celui-ci comme étant une invention féministe contemporaine, alors qu’en réalité, l’écoféminisme culturel (ou spirituel) est profondément enraciné et lié à la toute première expression de ce que le fait d’être humain signifie, remontant loin, dans la profondeur des grottes du Paléolithique supérieur, voire plus loin encore, jusqu’aux récits des origines humaines.
Dans un essai publié dans MousseAlice Bucknell, « The New Mystics: High-Tech Magic for the Present », Mousse Magazine, n° 69, automne 2019., Alice Bucknell définit une génération d’artistes qui investissent la parafiction mystique d’une critique de la superstructure violente du patriarcat, du colonialisme, du capitalisme, et de la crise écologique qui en résulte. À la différence des projets utopistes antérieurs du vingtième siècle d’un Buckminster Fuller ou encore de l’« appropriation » à titre illustratif d’un « chaman symbolique » d’un Joseph Beuys, par exemple, ces artistes se réapproprient leur héritage et transcendent leur histoire d’oppression ; elles sont parées pour libérer d’infinies possibilités visant à un « monde nouveau » au travers de performances psychédéliques et d’expériences immersives. L’utilisation de lieux de culte païens, de langues anciennes, de divinités quasi religieuses et de récits des origines oubliés ne laisse pas de place à la nostalgie. Tout comme les récits qui les ont inspirées, lesquels s’inscrivent dans une tradition orale, et grâce à la mobilisation de technologies, leurs installations interactives et immersives sont continuellement réadaptées, leur permettant de croître et se transformer en permanence.