Dépasser l’Anthropocène
Philippe Chiambaretta : Dans quelle mesure la communication avec les êtres qui constituent ce milieu forestier interconnecté est-elle fondamentale pour les Runa ? Et que se passe-t-il lorsqu’ils perdent cette communication avec les autres êtres ?
Eduardo Kohn : Nous sommes toujours ancrés dans la pensée sylvestre, forme de pensée que nous possédons tous et qui est si merveilleusement manifeste dans les forêts denses comme celles de l’Amazonie. Nous sommes des êtres sylvestres parce que nous sommes des êtres vivants. On ne peut donc pas vraiment perdre la pensée sylvestre, mais ce que l’on peut en revanche perdre – et c’est ce qui est effrayant – ce sont les espaces où la pensée sylvestre prospère et prolifère. Dans les forêts denses comme celle de la région amazonienne de l’Équateur, la pensée sylvestre se déploie à un degré tel et avec tant d’abondance que ses propriétés deviennent incontournables. Dans une forêt, vous ne pouvez faire autrement que penser comme une forêt, et cela peut nous guider, nous inspirer à une époque où nous perdons le sens de cette pensée sylvestre nourricière. Nous devenons des esprits « trop humains », séparés de ce que nous semblons incapables de considérer comme autre chose que de la simple « matière ». C’est la grande folie de notre monde. Cette séparation cartésienne n’est ni ontologiquement correcte ni soutenable, c’est pourquoi nous devons puiser dans la pensée sylvestre des orientations éthiques pour dépasser l’Anthropocène.
Philippe Chiambaretta : Vous voulez dire que l’époque exige que nous rétablissions la « communication enchantée » que le monothéisme a rompue ?
Eduardo Kohn : Je voudrais revenir sur quelque chose de curieux au sujet de cette notion d’Anthropocène, qui est si critiquée et encore non pleinement admise. Une ère géologique se définissant sur la base de signes indiciels, elle n’existe que si elle laisse une trace géologique. C’est méthodologiquement utile mais pas particulièrement révélateur en termes de vivant. Je pense que l’Anthropocène est plutôt un diagnostic ou une critique : il attire l’attention sur les manières dont la « culture » humaine est désormais en train de devenir une force de la « nature », pour reprendre la formulation de Bruno Latour.
Je ne vois pas l’Anthropocène comme un lieu dans lequel on habiterait. C’est la critique d’une façon d’être et de ses effets. Donna Haraway en rend bien compte avec le curieux terme de : « Chthulhucene »Nde : tiré de « Cthulhu », une espèce d’araignée mais aussi une créature monstrueuse, mi-homme, mi pieuvre, imaginée par Howard Phillips Lovecraft.. En utilisant l’image de la géologie, l’Anthropocène nous force à penser le passé, le futur et des temporalités multiples de différentes façons, ce qui me paraît très utile. En cette ère Anthropocène, la pensée sylvestre peut ainsi se révéler d’une grande aide, parce qu’elle véhicule des choses au sujet du temps et de la façon dont les futurs et les passés se rapportent les uns aux autres.
Que nous nous séparions du reste du monde a des conséquences désastreuses, c’est un fait ontologique, et l’Anthropocène nous en alerte. Quand nous simplifions à l’extrême des écosystèmes pour notre profit exclusif, que nous créons des mondes où nous n’avons même pas besoin de comprendre où vont nos poubelles, où nous sommes complètement déconnectés de toutes les répercussions écologiques de nos actions, cela pose un problème. Avec le prisme théorique adéquat, nous pourrions réaliser que nous ne sommes pas réellement séparés du monde, mais le clivage est de plus en plus marqué et cela représente un véritable danger.
Il me paraît essentiel d’insister sur les propriétés ontologiques des symboles, car ils créent des séparations. Ce n’est pas une erreur, mais une manière d’être. Bien sûr, les symboles ne sont jamais complètement séparés des mondes dont ils sont issus et auxquels ils se réfèrent, raison pour laquelle je dis : « Au lieu de poursuivre les recherches théoriques sur la séparation, faisons un travail conceptuel sur les connexions. »
Nous devons avoir conscience des connexions et pas seulement des différences. Le danger que fait courir une « ontologie plate » est qu’elle propose de mettre les humains et les non-humains sur le même plan Si l’on dit en substance que tout est pareil, alors comment explorer et potentialiser différentes sortes de propriétés ontologiques ?
L’exploration ontologique à laquelle je m’emploie, en tentant d’expliquer « comment » les forêts pensent, est un outil puissant mais également dangereux et limité. Comme tout anthropologue, je me situe nécessairement en désaccord avec les autochtones avec lesquels je travaille, car selon mon référentiel, il est parfaitement impossible que les pierres puissent être vivantes. Pourtant, les pierres sont bel et bien vivantes pour les Runa, et d’ailleurs, quand je prends des substances psychédéliques avec eux – notamment de l’ayahuasca –, je saisis alors le côté animé des pierres. C’est une tension avec laquelle je dois composer.
Je ne souhaite pas esquiver le travail conceptuel productif que je suis en train de mener avec la pensée sylvestre, mais je ne suis que trop au courant que cela pourrait fermer la porte à certaines possibilités. Mon espoir est que la pensée sylvestre finira par me suggérer le concept émergent qui me permettra un jour de faire sens de tout cela.
Philippe Chiambaretta : Comment poursuivez-vous ce travail sur la pensée sylvestre ?
Eduardo Kohn : Je travaille actuellement avec des communautés du centre-sud de l’Amazonie, là où il n’y a pas de routes, dans des lieux qui ne sont accessibles que par avion ou en pirogue. Les gens y entretiennent des liens très spirituels avec la forêt, tout en étant bien au fait des réalités du monde et impliqués politiquement de façon très sophistiquée. En utilisant les propriétés de la pensée sylvestre, ils permettent à la forêt de penser à travers eux. Ils sont en train de d’élaborer une approche politique basée sur ce que la forêt leur dit, et je travaille avec eux sur ce sujet. Je suis également en train de réaliser un film avec Lisa Stevenson, qui enseigne comme moi l’anthropologie à McGill. Le film est la chose la plus proche que nous ayons de la pensée en images, de la pensée sylvestre.
Cet article a été initalement publié en novembre 2017 dans la revue Stream 04.
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