Notre idée est de montrer que nous sommes tous nés chercheurs, capables d’apprendre et de relever des défis, du moins collectivement, en apprenant les uns des autres dans des collectifs ouverts. Notre système éducatif diffère donc du système classique sous trois aspects fondamentaux : nous proposons une liberté dans le choix de ce que l’on décide d’apprendre ; nous transmettons des savoirs en construction plutôt que des savoirs issus du passé ; nous enseignons dans un contexte encourageant la coopération plutôt que la compétition.
Mettre les élèves en compétition autour de programmes obsolètes choisis par les niveaux hiérarchiques supérieurs est malheureusement encore largement notre modèle éducatif. Or, pouvoir travailler en coopération sur des problématiques ouvertes, choisies volontairement pour la manière dont elles raisonnent avec les défis personnels et désirs de chacun nous semble beaucoup plus fécond. L’avantage d’une telle méthode est également de fonctionner avec le plus grand nombre : enfants, adultes, élites, décrocheurs…
Des études ont par exemple pu mesurer que la capacité à penser éthique diminue avec le nombre d’années en école d’ingénieur, que celle de penser avec empathie et compassion se restreint avec le temps passé dans une faculté de médecine, ou encore que la capacité à penser coopération réduit au fil du cursus dans une école de commerce. Le drame c’est qu’il s’agit des lieux qui forment nos élites.
À l’école de l’intelligence collective
Nous avons besoin de penser de nouvelles formes d’apprentissage, non seulement pour l’individu mais également pour le collectif. Qu’est-ce qu’un collectif qui apprend ? Comment est-ce qu’il apprend ? Quels sont les collectifs qui apprennent le mieux ? Est-ce qu’un collectif peut apprendre d’un autre collectif ? Pouvons-nous bâtir une cité ou même une planète apprenante ? Avec le Learning Planet Institute, nous testons des outils et méthodes pour répondre à ces questions.
Nous avons ainsi pu héberger l’une des premières thèses sur les fake news, mais aussi des travaux sur les progrès de la biologie de synthèse, comme de nombreux autres sujets émergeant à la croisée de différentes disciplines et dont les étudiants s’emparent précisément parce que nous leur offrons un degré de liberté qu’ils n’auraient pas ailleurs. Pour les nourrir d’un minimum de corpus disciplinaire, nous nous recentrons sur les intelligences en appuyant notre enseignement sur les trois grands domaines de l’information : l’information génétique, culturelle et digitale. Les intelligences biologiques sont analysées par des biologistes évolutionnistes, des neurobiologistes ou des généticiens, dont je fais partie. L’intelligence artificielle est liée au domaine de l’informatique, et les intelligences humaines aux sciences de l’apprendre et à nos capacités individuelles et collectives à s’instruire. La grande question est de comprendre comment co-évoluent ces intelligences et ces informations dans un monde où elles sont en interconnexion à différentes échelles de temps et d’espace avec un ensemble de dynamiques physiques, biologiques, chimiques, sociétales, culturelles et technologiques qui s’entrechoquent les unes aux autres. L’important est d’être capable de penser à la fois en termes d’information et d’action, de modélisation et d’expérimentation, pour élaborer une théorie puis la tester. De ce point de vue, notre méthodologie est plus proche de la recherche que des spécificités disciplinaires. Nous apprenons à nos étudiants à penser différemment, à communiquer, à critiquer, à oser, à travailler avec des gens dont la culture diffère des leurs.
Le développement durable est également un sujet que nous leur transmettons systématiquement. Nous vivons sur une planète finie, c’est un méta problème, à toutes les échelles, raison pour laquelle c’est une des rares choses que nous imposons aux étudiants, avec quelques bases sur les approches méthodologiques interdisciplinaires et l’intelligence collective. Nous leur apprenons à comprendre les limites de la biosphère et à ne plus se contenter de raisonner en termes de croissance exponentielle.
Un bâtiment pensé pour la sérendipité
L’architecte Patrick Mauger a réalisé le bâtiment actuel du Learning Planet Institute avec une méthode de co-construction avec les utilisateurs, qu’il décline sur tous ses projets. Cette démarche de collaboration donne des résultats plus intéressants, plus innovants, et les gens sont plus heureux dans les bâtiments. Ce lieu se situe en plein cœur de Paris, dans le quartier du Marais, où il accueille un écosystème de logements, laboratoires et espaces d’enseignement. Le point central de la demande d’origine était de concevoir un lieu à l’image des besoins du XXIe siècle, et non pas du XXe siècle, raison pour laquelle j’ai beaucoup milité pour que l’architecte oublie tout ce qu’il avait déjà fait dans le passé.
Pour accompagner ce processus, nous avons confié à l’une de nos étudiantes, Marion Voillot, la mission de servir de catalyseur à l’intelligence collective. Elle a recueilli pendant un an les attentes de l’ensemble de la communauté du Learning Planet Institute : étudiants, personnel, chercheurs, enseignants… et les a retranscrits sous une forme transmissible aux architectes et designers pour penser le bâtiment mais également le mobilier et les usages. En quinze ans, nous avons changé dix fois de lieu, à chaque fois en doublant de taille, mais c’est la première fois que nous occupons un bâtiment véritablement dessiné pour nous et par nous. L’espace nous ressemble, à l’inverse de la salle d’attente de la morgue de l’hôpital Necker ou de la cafeteria de l’ENS, qui nous ont hébergés par le passé… Fondamentalement, il offre un cadre de liberté évolutif et fécond, où il est possible de coopérer pour faire des choses qu’on ne saurait pas faire seul. J’ai beaucoup travaillé sur l’équivalent de la sérendipité en biologie, qui est l’évolution et l’évolutivité. Cela m’a permis de comprendre que même en biologie, la sérendipité est structurée. Il y a de l’aléatoire, mais la sélection naturelle peut favoriser les processus qui augmentent une certaine probabilité et diminue une autre. Nous avons donc imaginé l’espace du Learning Planet Institute comme un carrefour de sérendipité, de façon à maximiser la dimension féconde des rencontres qui se produisent chez nous.
L’intelligence artificielle pour favoriser les collaborations
Nous nous servons ainsi d’une intelligence artificielle qui transforme des textes en vecteurs, ce qui signifie qu’en fonction de ce que cette IA lit – et ce peut être colossal -, elle est capable de le transposer dans l’espace et d’opérer des rapprochements.
En lisant par exemple l’ensemble des projets des étudiants d’une université, et en les croisant avec la totalité des pages Wikipédia et des corpus que nous lui donnons à lire, elle est capable de calculer les distances entre sujets et de mettre en contact ces étudiants avec des chercheurs et acteurs divers aux préoccupations proches dans le monde entier, y compris dans des disciplines différentes. Cette mise en relation permet d’identifier ce que vous savez, mais aussi ce que vous ne savez pas et la manière dont vous pourriez apprendre des savoirs utiles pour relever votre défi. Cela rejoint la logique de plateforme d’applications existantes comme Uber, Google map, Tinder etc., mais dans l’espace des connaissances, où il reste beaucoup d’autres services à inventer pour favoriser la rencontre.
Pour tester la fiabilité et la pertinence de cette intelligence artificielle, nous sommes partis du corpus de The Conversation, un média de partage du savoir scientifique, et au final la qualité de recommandation était au moins aussi bonne que celle des éditeurs professionnels du journal, alors que l’IA n’a pas encore été enrichie par leur intelligence humaine…
Nous savons qu’elle peut servir les intérêts commerciaux de quelques-uns ou les intérêts politiques de quelques autres, mais pourquoi ne permettrait-elle pas de développer des projets vertueux servant l’intérêt général ? Des projets nous aidant à avancer, à grandir et gagner en sagesse plutôt que des projets qui nous manipulent, nous surveillent et nous transforment en consommateurs effrénés ou en utilisateurs de réseaux sociaux énervés. Nous assistons déjà à des dérives de la part de ceux qui contrôlent l’IA, mais la situation pourrait encore s’aggraver demain.
Je crois que nous avons fondamentalement besoin de nouveaux récits. Et au-delà, nous devons inciter les plus jeunes à libérer leurs imaginaires, car beaucoup des récits qui les nourrissent aujourd’hui effrayent plus qu’ils n’inspirent. Des récits planétaires, de nouvelles utopies, voilà ce qu’il nous faut. Si nous devons prendre en compte les limites physiques de la planète, n’oublions pas que notre imaginaire, lui, n’est pas limité. J’ose espérer qu’il fera naître une bonne partie des solutions de demain.