Puisque vous vous qualifiez de « géoverrière », expliquez-nous ce que recouvre cette discipline.
La géoverrerie est un terme que nous avons posé récemment sur une démarche visant à réunir la géographie et les matières premières utilisées pour fabriquer le verre. Les qualités et les propriétés du verre varient en effet en fonction des entrants de base qu’on associe : matières issues de l’industrie chimique, sables du monde entier, oxydes… Mais dans mon cas, le verre – sa couleur et son comportement à chaud – varie selon la nature des matières que j’utilise. Il s’agit de matériaux peu utilisés comme des poudres d’algues, de coquilles d’huîtres, de moules, d’ormeaux, d’escargots, de microalgues ou encore de sables issus du BTP. Les verres que je fabrique varient selon la nature de ces matériaux et donc selon les paysages dont ils proviennent, leurs géologies, leurs cultures – qui parfois les a relayé au statut de « déchets » – et les savoir-faire qui les ont générés.
L’élément le plus important pour laisser s’exprimer les matériaux utilisés dans la fabrication du verre est le travail de la couleur et le retour aux techniques primitives de fabrication. Dans l’histoire du verre, on a toujours poursuivi une quête de purification et de transparence. La recherche du blanc et la volonté de reconstituer le cristal de roche ont poussé les verriers sans cesse à décolorer le verre, naturellement coloré de teintes jaunes ou vertes. On en arrive aujourd’hui dans l’industrie, à quelque chose qui m’apparaît incohérent et qui consiste à décolorer le verre pour le recolorer ensuite de manière à maîtriser parfaitement les teintes. Nous avons ainsi perdu la richesse de la géographie et l’expression des oligoéléments présents naturellement dans les matières premières teintant dans la masse le verre de couleurs profondes.
En géoverrerie, le verre, sa couleur, son volume et l’objet auquel il donne naissance deviennent des éléments d’archive d’un territoire, un prétexte pour raconter son histoire, son patrimoine, ses savoir-faire.
Votre démarche est reproductible mais vos recettes ne le sont pas car elles portent la mémoire de certains événements. Détaillez-nous cette originalité ?
Bien que j’élabore moi-même mes recettes, on ne peut les qualifier véritablement d’innovantes, et c’est bien à la verrerie traditionnelle que j’ai recours. Plus précisément, je réinterprète des techniques primitives pour m’emparer de problématiques contemporaines (par exemple au sujet de la valorisation des coproduits locaux). Je m’attelle donc à ne rien prélever des paysages, ne rien détruire, mais plutôt récupérer ce que les événement génèrent.
Je fabrique par exemple le verre Abysse à partir de poudre de goémon, le nom vernaculaire breton donné à une algue (en normand il s’agit du varech). Cette algue était utilisée par le passé pour fabriquer de la soude et servir à la fabrication du savon ou du verre. Aujourd’hui la filière s’est transformée puisque la valeur économique de ce matériau est plus grande lorsqu’il est simplement récolté plutôt que brûlé. Je n’allais donc pas moi-même reproduire un procédé aujourd’hui désuet en le réduisant à nouveau en cendres. En revanche, j’ai noué un partenariat avec une association en charge de l’écomusée de Plouguerneau qui produit, une fois par an, de la soude lors d’un événement de préservation de la mémoire et des gestes des goémoniers. Je récupère donc les 3 ou 4 kilos de « pain de mer » produits annuellement par cet événement pour réaliser mon verre Abysse.
Un autre exemple est celui du verre de Rouergue. Pour le fabriquer, je ne prélève pas le sable du Lot, je le recycle. La récolte du sable du fleuve a longtemps été menée par les habitants du hameau de Montarnal, dans l’Aveyron, qui a ainsi subsisté grâce à son commerce jusqu’à la fin des années 70. En 2019, j’ai eu la chance de rencontrer quelqu’un qui avait acheté ce sable à son cousin pour subvenir à ses besoins et qui le gardait dans une benne depuis 1976. Il y était émotionnellement très attaché et nous l’a offert, voyant que ce sable continuerait de vivre en étant « sublimé ». Avec ce « verre de Rouergue », j’ai dessiné des vitraux que nous avons offert à la commune de Montarnal afin que le sable revienne à son lieu d’origine. Ils sont installés dans la Chapelle Saint-Roch et ils participent à la transmission silencieuse de l’histoire des lieux.
Est-ce que la valorisation de certaines matières locales participe à la création d’un sentiment d’unité et d’identité territoriale ?
Il me semble que oui et c’est aussi l’un des objectifs de ma démarche. Je m’intéresse beaucoup à la notion de biorégion, à la géographie, à la géologie, aux mythes, aux savoir-faire et coutumes locales… assez peu aux régions « politiques » finalement.
Je viens de commencer un projet dans ce sens sur les îles du Ponant. Il s’agit de l’ensemble des îles qui longe la côte ouest française, de l’archipel de Chausey à l’île d’Aix. Leur identité est encore à dessiner et il existe des associations qui œuvrent en ce sens, en particulier Savoir faire des îles du Ponant. En créant un verre à partir des matériaux et des ressources humaines de ces 15 îles, nous faisons d’une certaine manière « archipel », autrement que par des limites administratives.
Quelles sont vos relations avec les scientifiques et les laboratoires de recherche, vous qui vous situez à la croisée des arts et des sciences ?
Mon travail consiste, au-delà de la création d’objets ou de projet plus architecturaux, à mettre en place un écosystème de chercheurs, d’artistes et d’artisans et d’affirmer ma place à la confluence des arts et des sciences. Il est parfois difficile de se faire reconnaître d’un côté comme de l’autre et de faire valoir cette transdisciplinarité comme la seule solution pour s’extraire du partitionnement des savoirs et produire de manière cohérente en respectant un retour au local, en favorisant la récupération et la compréhension des écosystèmes.
En ce qui concerne mes explorations sur la chimie du verre, celles-ci sont nourries par la résidence que j’ai la chance de poursuivre depuis 2017 au laboratoire Verres & Céramiques de l’Institut des Sciences Chimiques de Rennes. Mais je m’intéresse également à la biologie marine et travaille notamment en collaboration avec Vona Méléder, chercheuse de l’Université de Nantes et spécialiste des diatomées, des microalgues produisant 25% de l’oxygène sur terre. Le fort enjeu de sensibilisation et de communication autour de ces microalgues nous ont amené, en duo avec l’artisan verrier Stéphane Rivoal, à réaliser des sculptures destinées à la médiation scientifique auprès du public. Ce travail est un défi technique et esthétique : il s’agit pour nous de respecter les spécificités de chacune des espèces tout en cherchant à susciter un sentiment d’émerveillement pour interpeler le public sur l’importance de préserver cette ressource précieuse. Chaque année, nous réalisons la sculpture d’une diatomée choisie avec les chercheurs. En ce moment, nous collaborons avec Jean-Luc Mouget (Université du Mans) pour reproduire Haslea Ostrearia, une espèce pourtant connue de tous car elle est responsable de la coloration verte des branchies des huitres de Marennes-Oléron !