Industrie relationnelle et économie de la contribution

  • Publié le 11 janvier 2017
  • Bernard Stiegler

Le dépassement actuel du modèle productiviste-consumériste fordiste, mis en place au XIXe siècle et développé au XXe, ouvre la voie à une troisième phase du capitalisme industriel, que le philosophe Bernard Stiegler qualifie de « période hyper-industrielle » et qui est communément nommée « économie de l’immatériel » ou « industrie de la connaissance ». Les nouvelles technologies relationnelles sont le facteur essentiel de cette révolution ; elles s’appuient sur des fonctions d’autoproduction et d’indexation (sur le réseau), lesquelles instaurent des rapports sociaux nouveaux fondés sur une logique de la contribution. Elles font émerger la figure du contributeur comme un acteur économique majeur dont l’amateur dans le monde de la culture pourrait constituer le modèle. Cette nouvelle économie de la contribution est porteuse de métamorphoses du travail, notamment d’une réaffirmation d’une économie libidinale durable et d’une dissolution des frontières entre le travail et la « vie hors travail ».

Bernard Stiegler est philosophe, spécialiste des mutations liées au développement technologique. Il dirige l’Institut de Recherche et d’Innovation (IRI) du Centre Pompidou à Paris.

Extraits d’une intervention de Bernard Stiegler en 2007 à l’occasion des Entretiens du nouveau monde industriel au Centre Pompidou à Paris, publiée dans l’ouvrage Le Design de nos existences à l’époque de l’innovation ascendante paru aux éditions Mille et une nuits, Paris, 2008.

[Extraits]

Trois convictions quant au nouveau monde industriel

La première de ces convictions est que nous vivons plus que jamais dans un monde industriel, et que la fable si calamiteuse de ce que l’on a appelé la société « post-industrielle » est enfin derrière nous : notre époque connaît des transformations toujours plus radicales et plus rapides, et ce processus d’innovation permanente, qui constitue un phénomène extraordinairement nouveau et bizarre au regard de l’histoire, de la protohistoire et de la préhistoire de l’humanité, et que l’on appelle la modernisation, est plus industriel que jamais. C’est l’époque d’une industrie de services telle que l’industrialisation affecte désormais la vie dans sa totalité, les relations sociales les plus diverses et l’activité psychique dans ses moindres recoins. Je l’ai appelée l’époque hyper-industrielleBernard Stiegler, De la misère symbolique. À l’époque hyper-industrielle, Paris, Galilée, 2004..

Ma deuxième conviction est que nous changeons de monde industriel. Celui que nous quittons reposait sur le modèle productiviste qui s’était mis en place au XIXe siècle, et qui s’est peaufiné au XXe siècle comme industrie organisée selon le modèle consumériste : le fordisme, qui avait conduit cette organisation productiviste-consumériste à une sorte de perfection, était fondé à la fois sur le travail à la chaîne et sur les médias de masse. Rompant avec un âge dominé par les industries culturelles analogiques, le nouveau monde industriel est ce qui émerge à travers ce que l’on a appelé tour à tour la « société de l’information », la « société du savoir », l’« industrie de la connaissance » et l’« économie de l’immatériel ». Que ces qualificatifs soient adéquats ou non est une vaste question qui reste ouverte, sur laquelle je m’exprime par ailleursSur l’immatériel, voir Économie de l’hypermatériel et psychopouvoir, Mille et une nuits. 2008, et sur ce que François Fillon a appelé la « bataille de l’intelligence », Prendre soin. De la jeunesse et des générations, Flammarion, 2008..

Ma troisième conviction est que le dépassement du modèle productiviste-consumériste – qui rencontre désormais de toutes parts ses propres limites systémiques, ce qui confirme les thèses que René Passet avait énoncées il y a vingt-huit ansRené Passet, L’Économique et le Vivant, Paris, Economica, 1979.– tient de façon essentielle à l’apparition d’un nouveau type de technologies relationnelles. Les technologies relationnelles sont apparues au sein du stade le plus récent de la société productiviste-consumériste – aboutissant à ce que Jeremy Rifkin a appelé le « capitalisme culturel ». Mais elles sont porteuses d’un potentiel relationnel qui rompt avec l’organisation productiviste-consumériste dans la mesure où celle-ci repose sur une opposition fonctionnelle entre les deux instances qui la fondent, le producteur et le consommateur. […]

Dans le modèle de Jeremy Rifkin, les médias de masse exploitent des technologies relationnelles analogiques qui captent le temps de conscience en lui « fournissant » du temps d’expérience standardisé (comme programme de télévision ou de radio, mais aussi comme industries du tourisme et du « loisir »). Mais les technologies relationnelles typiques du XXe siècle fournissent du temps de connexion qui est aussi du temps d’interaction – et qui constitue à cet égard un nouveau type d’expérience technologiquement relationnelle. […]

Le dépassement du modèle productiviste-consumériste

Au début de ce XXIe siècle, dans lequel nous entrons en allant à la rencontre de tant de surprises, le sentiment domine d’une très grande perturbation – bien au-delà de la seule date du 11 septembre 2001 qui, en une seule journée, ébranla et fit trembler le monde pour très longtemps. Pourtant, ce n’est certainement pas le terrorisme qui constitue le fait le plus bouleversant de ce début de siècle qui est aussi un nouveau millénaire : le potentiel de déstabilisation dont nous sentons monter les effets procède d’une mutation systémique beaucoup plus profonde – et je soutiens qu’elle nous engage dans une troisième période des sociétés industrielles. À cet égard, notre première hypothèse est que nous entrons dans une troisième période du capitalisme industriel où l’opposition production/consommation tend à devenir secondaire, c’est-à-dire à ne plus être porteuse de dynamisme de ce système dynamique qu’est le capitalisme industriel. […]

Les nouvelles relations industrielles, instaurant de nouveaux rapports sociaux dans la société hyper-industrielle et hyper-matérielle, seront de plus en plus de l’ordre de la contribution – par où les acteurs tendront à diluer la frontière très étanche qui séparait les producteurs des consommateurs. […]

Les nouvelles relations industrielles instaurant ces rapports sociaux contributifs seront rendues possibles par des technologies de la collaboration.

La figure du contributeur, dont l’amateur est dans le monde de l’art et de la culture une occurrence spécifique, […] est porteuse de ce qu’André GorzAndré Gorz, Métamorphoses du travail, Paris, Gallimard, Folio-Essais, 2004. appelait des métamorphoses du travail. Mais ce qui concerne le travail concerne aussi la vie hors travail – et, en réalité, cette séparation devient plus floue dès lors que l’opposition entre production et consommation semble s’estomper.

Notre seconde hypothèse commune est que le renouveau de la figure de l’amateur et l’émergence corrélative de l’économie de la contribution sont rendus possibles à la fois par un puissant désir de la population, et en particulier de la jeunesse, qui ne veut plus se contenter de consommer, et par le déploiement des technologies relationnelles numériques qui cassent l’opposition entre production et consommation en fournissant des fonctions d’autoproduction aussi bien que d’indexation sur le Web où se tissent de nouveaux types de réseaux que l’on dit « sociaux ». Nous pensons que la concrétisation et la cristallisation systémique de cette évolution conduiront à une économie industrielle de la contribution. […]

C’est toujours ainsi que se font les grandes transformations : « dans le dos de la conscience », disait Hegel, et « à pas de colombe », ajoutait Nietzsche. Retenons ici que le monde de la culture se trouve de fait remis en position d’avant-garde de la société industrielle qui s’invente. […]

L’innovation ascendante, un nouvel âge du design

Faire un design à l’époque de la contribution, à l’époque d’un modèle économique et industriel contributif, dont les nouvelles figures des amateurs devraient former avec le monde artistique l’avant-garde, c’est d’abord partager la capacité de designer, de concevoir, avec ceux qui étaient autrefois appelés des clients, et qui, devenant contributeurs, participent à la formation d’une boucle dont il s’agit de faire en sorte qu’elle devienne une spirale féconde plutôt qu’un cercle vicieux. Cela suppose de dépasser tout d’abord la séquence linéaire qui va de la conception au sens large (depuis la recherche jusqu’au design en passant par la recherche et le développement, l’ergonomie, etc.) à la distribution. Il ne s’agit pas simplement de modifier très en profondeur la division du travail et son organisation, c’est-à-dire le management : il s’agit de bouleverser la nature même des relations entre tous les acteurs directs et indirects du fait industriel total, en mettant en quelque sorte les externalités au centre. […]

La nouvelle praxis et son utopie

La formation du contributeur comme acteur économique est en effet, en tant que son idéal type est l’amateur, une réaffirmation de la libido et une réinvention de son économie, qui finit par être ruinée par les techniques de captation et de détournement du marketingJ’ai tenté de décrire les causes et les effets de cette destruction dans Mécréance et discrédit et dans De la misère symbolique.: le contributeur est celui qui réaffirme la nécessité de construire une économie libidinale durable, si je puis dire, et qui la construit lui-même. Il n’attend pas que la société industrielle la construise à sa place. […]

Le développement de l’informatique, de l’audiovisuel et des télécommunications convergeant dans la numérisation constitue un nouveau stade de la reproductibilité tel que celle-ci devient accessible à presque tous et à coût presque nul, ce qui permet subitement à toutes sortes d’acteurs d’accéder à des fonctions qui n’étaient jusqu’alors accessibles qu’à des professionnels. […]

Si nous tentons à présent de faire la synthèse de tout ce qui a été avancé ici, nous voyons que nous assistons à une transformation des conditions industrielles de transformation par le fait de l’apparition d’une part des technologies transformationnelles, et d’autre part d’une modalité de distribution des rôles entre les transformateurs – où le destinataire des transformations n’est plus celui qui, comme l’était le client, subit toutes ces transformations, mais dont il devient au contraire aussi un destinateur, c’est-à-dire un transformateur. L’enjeu du nouveau monde industriel est en cela l’invention d’un circuit de transformation généralisée, ou plutôt d’un ensemble réticulaire de circuits accomplissant cette transformation généralisée.

Bibliographie

explore

Article
Article

L’ère hyper-industrielle

Le bouleversement géopolitique représenté par la révolution urbaine et la globalisation économique se fonde sur la disparition progressive de la vision moderne, fordiste du monde et de nos capacités de production. Nous vivons une troisième révolution industrielle basée sur une économie de l’immatériel qui bouleverse brutalement nos paradigmes organisationnels. Pour tenter de comprendre cette crise, l’économiste Pierre Veltz nous décrit une période de rupture qu’il qualifie d’«hyper-industrielle », marquée par une nouvelle forme d’industrie généralisée, non distincte des services, la prépondérance de la relation et l’apparition de nouvelles formes organisationnelles. Il revient également sur la métropolisation globale et son concept d’« économie d’archipel » liant les nouvelles mégalopoles dominantes. Pierre Veltz est ingénieur, sociologue et économiste, Grand Prix d’Urbanisme en 2017. Ancien directeur de l’École Nationale des Ponts et Chaussées, il est spécialiste de l’organisation des entreprises et des dynamiques territoriales. Entretien avec Gilbert Emont Gilbert Emont est économiste et chercheur à l’Institut de l’Épargne Immobilière et Foncière (IEIF). Il est directeur de l’Institut Palladio des Hautes Études sur l’Immobilier et la Cité.

Découvrir
Article
Article

Du « design capitalism » au capitalisme cognitif

L’économiste et philosophe Yann Moulier Boutang estime que l’art joue désormais le rôle de véritable matrice du capitalisme cognitif. La créativité réclamée dans les manuels de gestion dicte des impératifs d’autonomie et de production de soi pour les « salariés » et pour les entreprises qui se présentent désormais comme créatrices d’une nouvelle esthétique. Cette évolution s’explique par la concurrence mondialisée qui contraint à une innovation permanente et accélérée et pousse les entreprises vers les segments les plus porteurs de valeur ajoutée : les immatériels. C’est à la frontière entre l’explicite et l’implicite, entre le marchand et le non-marchand et par l’interactivité de multiples agents que se jouerait l’innovation comme l’illustre la métaphore de la pollinisation des abeilles, dont l’utilité et le prix économique tiennent beaucoup plus à la pollinisation des fruits et légumes qu’à leur production de miel. Yann-Moulier Boutang est économiste et essayiste. Il enseigne à l’université de technologie de Compiègne, à l’université Binghamton de New York, ainsi qu’à l’université de Shanghai UTSEUS, au laboratoire Complexcity.

Découvrir
Article
Article

Le devenir-atelier du bureau : de quelques expériences artistiques en open space

À partir de quelques cas choisis, se dessine un panorama des possibilités d’immersion de l’art dans le monde de l’entreprise. Si l’on s’interroge sur la profusion actuelle de telles expériences – associées à toutes ces œuvres grâce auxquelles les artistes articulent une pensée critique sur l’entreprise et l’économie avec une volonté de recherche formelle –, il suffit de penser que l’art, depuis le début du XXe siècle, n’a cessé de repousser ses frontières. De la toile au mur, de la sculpture à l’installation, de l’objet à l’environnement, de la réalité au virtuel, et donc logiquement de l’atelier à l’usine et l’open space.

Découvrir