Pourriez-vous nous en dire plus sur l’importance de remettre en question la neutralité supposée de l’espace urbain pour pouvoir repenser nos villes ?
Lorsque nous nous déplaçons en ville, la plupart d’entre nous nous contentons de tenir l’environnement urbain pour acquis : nous ne pensons pas beaucoup à ceux qui l’ont construit, ni pourquoi, ou encore aux manières dont différents groupes de personnes les utilisent ou les vivent. L’une des choses qui m’a poussée à écrire un livre à ce sujet était que je souhaitais faire en sorte que les gens voient la ville non plus comme un « réceptacle » neutre où les relations sociales s’expriment, où l’économie a lieu, où nous nous déplaçons et nous nous rencontrons les uns les autres, mais comme un espace qui a été mis en place pour consolider des relations de pouvoir, ainsi qu’un certain statu quo en matière de genre, de classes sociales ou d’appartenance ethno-raciale. Les normes concernant différentes populations prennent une réalité matérielle dans le bâti urbain. On peut le constater à un niveau très superficiel simplement en regardant les dénominations des rues et les bâtiments. Il y a un déséquilibre criant entre les noms féminins et masculins et les noms d’hommes, et en particulier d’hommes issus de groupes dominants ou des hautes classes dominent largement. À un niveau plus quotidien, on peut s’intéresser au fait de savoir qui se sent en sécurité et à l’aise dans leurs déplacements en ville, et qui trouve cela plus éprouvant et pénible. Ces questions nous fournissent des indications sur la manière dont les relations de pouvoir ont été incorporées dans la fabrique même de la ville.
Outre l’évolution des mentalités qui s’impose, existe-t-il quelque aspect matériel de la ville féministe, quelque amélioration urbaine que nous pourrions entreprendre de mettre en place ?
Il faut combiner ce que nous pourrions appeler des « interventions spatiales urbaines » et des interventions sociales. Nous pouvons imaginer toute une série de choses parfaitement évidentes au niveau des villes elles-mêmes, par exemple le fait d’améliorer l’éclairage public et les espaces de circulation, d’aboutir à des espaces où, pour reprendre l’expression célèbre de Jane Jacobs, il y a des « yeux fixés sur la rue », où il existe une communauté, une vie publique animée à différents moments de la journée, où les gens peuvent regarder à travers leurs fenêtres et voir ce qui se passe dans le voisinage, où les habitants se connaissent entre eux, ce qui signifie qu’il n’y a alors plus de lieux délaissés et vides… Les gens craignent souvent les personnes sans domicile fixe, mais la solution à cette question ne consiste pas à les écarter de la ville, mais plutôt de leur donner un domicile afin qu’ils ne soient plus contraints de vivre dans la rue et s’adonner à des activités susceptibles de susciter la peur. Il faut une approche conjuguant à la fois la mise en place d’un bon filet de protection sociale et celle d’un environnement urbain qui soit ouvert et accueillant pour autant de personnes que possible.
L’amélioration de l’éclairage constitue un bon exemple d’approche globale : au niveau le plus élémentaire, cela semble aller à rebours d’une logique écologique d’économies d’énergie, mais nous devons examiner cela dans le contexte plus large des sortes de voisinages que nous créons. Nul besoin de prévoir partout une saturation d’éclairages puissants lorsque nous sommes en présence de lieux à usages mixtes avec des rues où l’on trouve des cafés, des magasins, du transport public et ainsi de suite : une telle configuration sera ressentie comme plus sûre qu’une rue bien éclairée mais abandonnée. Être seul constitue le plus grand facteur de peur. Nous devons repenser la manière dont les villes ont été conçues de manière à dissocier le travail ayant lieu dans une zone donnée, l’habitat dans une autre zone, l’industrie ou le commerce dans une autre encore. Dans les zones comptant plus d’usages mixtes, des personnes circulent ici et là à toute heure et chacun se sent en sécurité du fait de cette présence. La maire de Paris, Anne Hidalgo a introduit le concept de la « ville du quart d’heure » et c’est un concept qui renvoie assurément aux idées féministes sur le fait de rapprocher ces choses pour rassembler et créer plus de proximité aux services, et ainsi également alléger la tâche de travail du care. Au moins, tant que nous répondons à la question de savoir qui a les moyens de vivre dans ces voisinages des quinze minutes.
Il en va de même des « technologies intelligentes ». Dans certains cas, des femmes mettent à profit des technologies telles que des applications mobiles pour procéder au repérage de lieux de harcèlement et d’insécurité par exemple. Cela peut s’avérer utile, mais dans beaucoup de cas nous savons qu’à l’image de la ville, ces technologies ne sont pas neutres. Elles sont en effet conçues par des personnes ayant des profils particuliers et ne servent pas nécessairement les besoins de la majorité des utilisatrices. Il existe d’ailleurs toujours une fracture technologique concernant l’accès aux smartphones ou aux ordinateurs à domicile. Tout le monde n’a pas accès à ces choses et il peut de ce fait y avoir des biais dans les données qui sont collectées et exploitées.
Les villes ont pour grand avantage de compter généralement tellement de communautés et de voisinages différents qu’elles génèrent depuis longtemps leurs propres idées sur ce dont elles ont besoin et ce qui fonctionne pour elles. Je me prends à imaginer que nous pourrions prêter attention à ces communautés et écouter ce dont elles auraient vraiment besoin. Ces dernières décennies, beaucoup de villes ont eu pour objectif d’utiliser l’espace urbain pour générer autant d’accumulation de capital que possible. Il s’agit donc également de procéder à un véritable changement des mentalités, passant du fait de penser les villes commes des machines à générer du profit pour les envisager dans leur viabilité.