La ville au prisme du genre

  • Publié le 4 décembre 2023
  • Leslie Kern
  • 10 minutes

Pour la géographe féministe Leslie Kern, l’environnement urbain n’est pas neutre et procède de normes et de rapports de pouvoir. Elle invite à examiner une plus grande variété de besoins d’usagers de la ville et à réintroduire la corporalité dans la conception urbaine. Cela se traduit par des interventions spatiales et sociales autour des questions de mixité d’usage et de prise en compte des voix marginalisées dans les processus de décision.

En tant que géographe et auteure de Feminist City [La ville féministe], comment envisagez-vous la notion de « géographie féministe » ?

La géographie féministe consiste en une manière d’observer les milieux qui nous entourent, qu’ils soient naturels ou créés par les humains, pour chercher à comprendre comment les idées historiques et contemporaines sur le genre ont contribué à les façonner. Elle repose sur l’idée que les espaces reflètent les valeurs, les normes et les préjugés des sociétés qui sont à leur origine. Quand une société est empreinte de normes et de stéréotypes liés au genre, il y a en effet fort à parier que cela se reflète dans l’environnement bâti. La géographie féministe est donc un moyen d’explorer la ville depuis une perspective genrée, ainsi que de chercher à comprendre comment les relations de pouvoir opèrent à travers les espaces que nous construisons et que nous habitons.

Votre ouvrage Feminist City s’appuie non seulement sur vos recherches universitaires, mais également sur vos expériences personnelles. S’agit-il d’une manière de questionner votre propre perspective et d’inviter la réflexivité dans votre pensée ?

L’une des critiques formulées à l’égard de l’urbanisme concerne le fait que ce domaine est depuis longtemps l’apanage d’hommes, et même généralement d’hommes blancs issus des classes supérieures, dont les expériences propres ne reflètent pas nécessairement les besoins du reste des citadins dans toute leur diversité. La réflexivité est donc vraiment primordiale et la recherche et la théorie féministes se sont depuis longtemps déjà appropriées cette question. L’idée de fond est que nous devons nous livrer à une réflexion critique au sujet de nos propres positions, ainsi que du pouvoir et des privilèges que nous avons, et élargir nos perspectives pour prendre en compte  une plus grande variété de besoins des populations. Il existe différentes manières d’y arriver. On peut par exemple faire en sorte qu’il y ait une plus grande diversité d’individus dans les professions liées à l’urbanisme et à l’aménagement urbain, mais aussi simplement écouter les populations et  prêter attention à ceux qui n’ont pas habituellement voix au chapitre.

Une conséquence intéressante du fait d’utiliser des expériences personnelles est que cela ravive l’expérience physique des villes. S’agissait-il pour vous d’une manière de vous rappeler que la planification urbaine n’est jamais que pure théorie ?

La réalité physique des individus est en effet souvent négligée dans l’urbanisme, l’architecture et dans les politiques de mobilité. Beaucoup de villes, tout particulièrement en Amérique de Nord, sont devenues tellement centrées sur l’automobile qu’elles semblent ne s’intéresser qu’à la circulation automobile. La réalité corporelle ordinaire des gens qui se déplacent en ville ne constitue alors qu’une pensée secondaire, voire une arrière-pensée. De très nombreuses questions fondamentales sont négligées. Il y a-t-il des toilettes publiques ? Qu’en est-il de l’accessibilité pour les poussettes ou les fauteuils roulants ? Il y a-t-il des endroits où s’asseoir ? Il y a-t-il de l’ombre ? Des lieux où se reposer ? Il est intéressant de relever qu’avec la pandémie, de nombreuses personnes ont cherché à faire des espaces extérieurs des espaces de rencontre et se sont alors rendus compte que nos villes servent mal cette fonction, ce qui s’explique notamment parce que cela fait quelques années déjà que nous avons cessé de réellement penser à la matérialité de nos corps et des besoins qu’ils peuvent générer en ville.

Pourriez-vous nous en dire plus sur l’importance de remettre en question la neutralité supposée de l’espace urbain pour pouvoir repenser nos villes ?

Lorsque nous nous déplaçons en ville, la plupart d’entre nous nous contentons de tenir l’environnement urbain pour acquis : nous ne pensons pas beaucoup à ceux qui l’ont construit, ni pourquoi, ou encore aux manières dont différents groupes de personnes les utilisent ou les vivent. L’une des choses qui m’a poussée à écrire un livre à ce sujet était que je souhaitais faire en sorte que les gens voient la ville non plus comme un « réceptacle » neutre où les relations sociales s’expriment, où l’économie a lieu, où nous nous déplaçons et nous nous rencontrons les uns les autres, mais comme un espace qui a été mis en place pour consolider des relations de pouvoir, ainsi qu’un certain statu quo en matière de genre, de classes sociales ou d’appartenance ethno-raciale. Les normes concernant différentes populations prennent une réalité matérielle dans le bâti urbain. On peut le constater à un niveau très superficiel simplement en regardant les dénominations des rues et les bâtiments. Il y a un déséquilibre criant entre les noms féminins et masculins et les noms d’hommes, et en particulier d’hommes issus de groupes dominants ou des hautes classes dominent largement. À un niveau plus quotidien, on peut s’intéresser au fait de savoir qui se sent en sécurité et à l’aise dans leurs déplacements en ville, et qui trouve cela plus éprouvant et pénible. Ces questions nous fournissent des indications sur la manière dont les relations de pouvoir ont été incorporées dans la fabrique même de la ville.

Outre l’évolution des mentalités qui s’impose, existe-t-il quelque aspect matériel de la ville féministe, quelque amélioration urbaine que nous pourrions entreprendre de mettre en place ?

Il faut combiner ce que nous pourrions appeler des « interventions spatiales urbaines » et des interventions sociales. Nous pouvons imaginer toute une série de choses parfaitement évidentes au niveau des villes elles-mêmes, par exemple le fait d’améliorer l’éclairage public et les espaces de circulation, d’aboutir à des espaces où, pour reprendre l’expression célèbre de Jane Jacobs, il y a des « yeux fixés sur la rue », où il existe une communauté, une vie publique animée à différents moments de la journée, où les gens peuvent regarder à travers leurs fenêtres et voir ce qui se passe dans le voisinage, où les habitants se connaissent entre eux, ce qui signifie qu’il n’y a alors plus de lieux délaissés et vides… Les gens craignent souvent les personnes sans domicile fixe, mais la solution à cette question ne consiste pas à les écarter de la ville, mais plutôt de leur donner un domicile afin qu’ils ne soient plus contraints de vivre dans la rue et s’adonner à des activités susceptibles de susciter la peur. Il faut une approche conjuguant à la fois la mise en place d’un bon filet de protection sociale et celle d’un environnement urbain qui soit ouvert et accueillant pour autant de personnes que possible.

L’amélioration de l’éclairage constitue un bon exemple d’approche globale : au niveau le plus élémentaire, cela semble aller à rebours d’une logique écologique d’économies d’énergie, mais nous devons examiner cela dans le contexte plus large des sortes de voisinages que nous créons. Nul besoin de prévoir partout une saturation d’éclairages puissants lorsque nous sommes en présence de lieux à usages mixtes avec des rues où l’on trouve des cafés, des magasins, du transport public et ainsi de suite : une telle configuration sera ressentie comme plus sûre qu’une rue bien éclairée mais abandonnée. Être seul constitue le plus grand facteur de peur. Nous devons repenser la manière dont les villes ont été conçues de manière à dissocier le travail ayant lieu dans une zone donnée, l’habitat dans une autre zone, l’industrie ou le commerce dans une autre encore. Dans les zones comptant plus d’usages mixtes, des personnes circulent ici et là à toute heure et chacun se sent en sécurité du fait de cette présence. La maire de Paris, Anne Hidalgo a introduit le concept de la « ville du quart d’heure » et c’est un concept qui renvoie assurément aux idées féministes sur le fait de rapprocher ces choses pour rassembler et créer plus de proximité aux services, et ainsi également alléger la tâche de travail du care. Au moins, tant que nous répondons à la question de savoir qui a les moyens de vivre dans ces voisinages des quinze minutes.

Il en va de même des « technologies intelligentes ». Dans certains cas, des femmes mettent à profit des technologies telles que des applications mobiles pour procéder au repérage de lieux de harcèlement et d’insécurité par exemple. Cela peut s’avérer utile, mais dans beaucoup de cas nous savons qu’à l’image de la ville, ces technologies ne sont pas neutres. Elles sont en effet conçues par des personnes ayant des profils particuliers et ne servent pas nécessairement les besoins de la majorité des utilisatrices. Il existe d’ailleurs toujours une fracture technologique concernant l’accès aux smartphones ou aux ordinateurs à domicile. Tout le monde n’a pas accès à ces choses et il peut de ce fait y avoir des biais dans les données qui sont collectées et exploitées.

Les villes ont pour grand avantage de compter généralement tellement de communautés et de voisinages différents qu’elles génèrent depuis longtemps leurs propres idées sur ce dont elles ont besoin et ce qui fonctionne pour elles. Je me prends à imaginer que nous pourrions prêter attention à ces communautés et écouter ce dont elles auraient vraiment besoin. Ces dernières décennies, beaucoup de villes ont eu pour objectif d’utiliser l’espace urbain pour générer autant d’accumulation de capital que possible. Il s’agit donc également de procéder à un véritable changement des mentalités, passant du fait de penser les villes commes des machines à générer du profit pour les envisager dans leur viabilité.

OLIVIA ROHDE, Roskilde Festival (DK) 2019

À de nombreux égards, l’implication des habitants joue un rôle crucial dans l’approche genrée et inclusive que vous décrivez. Pensez-vous qu’elle puisse inspirer une évolution et un passage d’un urbanisme « par le haut » à une approche partant des populations ?

Il est en effet crucial de partir de la base. C’est un défi parce que cela prend plus de temps aux urbanistes et aux aménageurs de se concerter avec les habitants, de réellement les écouter, de trouver des moyens d’impliquer une grande diversité de membres de la communauté qui pourraient ne pas se sentir concernés par des réunions de planification, ou qui ne pensent pas qu’ils puissent faire entendre leur voix aux personnes au pouvoir. C’est donc un processus plus lent. Il n’est pas toujours facile de donner aux communautés tout ce qu’elles souhaitent, mais, comme on me l’a un jour fait remarquer, cela fait en réalité gagner du temps et de l’argent sur le long terme parce que si vous concevez un espace que personne ne souhaite utiliser, ou qui est insalubre, ou qui devient un repaire d’activités illicites, ou qui n’est pas durable d’une manière ou d’une autre. Il faudra en effet alors reconstruire ces espaces, ce qui beaucoup plus onéreux que de simplement prendre le temps dès le départ pour créer la sorte de logements, ou de terrains de jeu, ou d’espaces verts, ou de voies de communication qui puissent réellement répondre aux besoins des habitants de ces communautés.Avec la pandémie, nous avons aussi pu constater que certaines communautés ont réellement pris les choses en main et mis en place ce que nous appelons des « pratiques d’aide mutuelle » : veillant à ce que chacun dispose d’assez à manger, s’occupant des personnes âgées et des enfants des autres lorsque cela peut être fait à moindre risque, véhiculant des voisins et d’autres actes de solidarité locale. Cela fait longtemps que les communautés élaborent leurs propres réseaux de care. Je pense que si nous commençons à y prêter attention et à rechercher l’existant, nous en apprendrons beaucoup sur la manière dont nous pourrions faire que cela puisse avoir lieu à plus grande échelle et sur ce que nos villes doivent faire pour mieux répondre aux besoins des personnes vulnérables dans nos villes. Il s’agit donc tout simplement de décider si cela constitue une priorité pour nos sociétés.

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Comment féminisme et urbanisme peuvent s'influencer ?

Diann Bauer est artiste et cofondatrice du collectif Laboria Cuboniks, qui a lancé le mouvement Xénofémiste – un féminisme du XXIe siècle, qui prend en compte la révolution liée au développement des nouvelles technologies, et veut en faire un outil de lutte. Le Xénoféminisme soutient que la marginalisation n’est pas un obstacle, mais au contraire, une arme dans le combat pour l’émancipation des individus. Être marginalisé permet en effet de développer sa conscience et de redéfinir son identité. Elle nous décrit comment ses études en architecture et en urbanisme ont inspiré sa pensée, et, inversement, comment les recherches artistiques et féministes dans lesquelles elle s’est lancée peuvent influencer l’urbanisme aujourd’hui. Elle revient également plus en détail sur la notion de conscience, qui occupe ses recherches actuelles.

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