« Il n’est pas d’idoles plus sûres de leur fait, plus enflées de leur importance… Pas non plus de plus creuses… Cela ne les empêche pas d’être celles auxquelles on croit le plus.»
Crépuscule des idoles
Friedrich NietzscheFriedrich Nietzsche, Crépuscule des idoles ou Comment philosopher à coups de marteau, 1888, Trad. Henri Albert.
L’hyperréalisme de la condition environnementale contemporaine
La pensée environnementale contemporaine peut être comparée à un entonnoir. (Fig.1) Ouverte et révolutionnaire à ses débuts, elle s’est peu à peu rétrécie sous les coups portés par les normes, labels, certifications. À l’origine profondément innovante et prônant un changement radical de paradigme, elle s’est amoindrie jusqu’à devenir un dogme creux, fermant la porte à toute invention possible. À sa base, l’entonnoir métaphorique du développement durable est large, il accueille toutes les idées, toutes les disciplines et toutes les découvertes. Il propose de repenser entièrement la manière de produire, de rêver et de créer. Arrive un rétrécissement lorsque la législation prescrit des garanties de conformité et des objectifs chiffrés. À son bout, l’entonnoir n’est plus qu’un chemin étroit sans perspective ni lumière. Il impose de se plier à des solutions univoques. Mais à l’aune de l’ambition planétaire, un triple vitrage ou vingt centimètres d’isolant paraissent de médiocres cache-misère. Les labels et les certifications, issus de référentiels hors site et hors contexte, tuent la pensée environnementale. Ils l’enferment dans des solutions pauvres et préconçues, bien souvent totalement inadaptées aux besoins réels. (Fig.2)
Au sein de la revue Stream, la « production » révèle les conditions actuelles des commandes architecturales. Elle dicte aux projets de rentrer dans un cadre administratif et législatif. L’écologie est une donne politique et l’épuisement des ressources un argument économique. Si l’on reprend l’idée de Lacan, la « production », comme le réel, « c’est quand on se cogne ». C’est elle qui marque les contours du possible et de l’impossible. La « création », elle, est animée par l’imaginaire. Elle est cette énergie qui guide les inventeurs de toutes sortes. Elle est sans limite. Elle s’autorise à rêver d’absolu et fantasme une remise en cause perpétuelle des modèles établis. Elle évolue dans une propension à l’innovation et au renouvellement. Au croisement du réel et de l’imaginaire, une partie de l’architecture contemporaine semble avoir choisi la voie du réalisme, voire de l’hyper-réalisme. Plutôt que d’inventer un compromis nouveau entre des conditions de production contraignantes et des idées novatrices, elle épouse sans ciller les solutions prescrites. Les référentiels HQE, H&E, LEED, BREEAM dessinent les contours étriqués d’une architecture terrifiée de ne pas obtenir sa sacro-sainte certification. Cette conception hyper-réaliste est en train de transformer de simples outils de travail ou des modèles transitoires en de véritables idoles. (Fig.3)
Volontairement ou involontairement, les bâtiments créés empirent le réel lui-même, le figent et l’exacerbent. Au lieu de chercher à le transformer, ils l’idolâtrent et le mettent en scène. Ils sont le produit de figures qui ne supportent pas le questionnement. BEPOS, BBC, HQE sont des boucliers que brandissent aménageurs, politiques et concepteurs pour justifier le bien-fondé de leurs démarches. (Fig.4) L’acteur de la production dit à l’architecte : « Il faut faire cela » et ce dernier obéit sans ciller. Pourquoi ne répond-il pas : « Jusqu’à preuve du contraire ? » Aller au bout d’une démarche environnementale intelligente ne peut pas faire l’économie de l’innovation et de la remise en question des modèles établis. Des solutions temporaires et ponctuelles ne peuvent devenir des standards universels. Pour ouvrir l’impasse étroite dans laquelle s’est engouffré le développement durable, il faut prôner une philosophie à coups de marteau. (Fig.5) Briser les idoles actuelles pour faire éclore des méthodologies de travail non univoques. Fabriquer des opérations expérimentales en forme de cheval de Troie. Lorsque celles-ci sont suffisamment pertinentes, elles soumettent la « production » à la « création » et permettent d’inverser la vapeur. (Fig.6)
Finalement, l’hyperréalisme de la condition environnementale contemporaine est sous l’emprise d’un risque majeur. En voulant à tout prix surdéterminer la nature, par essence indéterminable, et la relation de l’homme avec elle, quelles résolutions ne pourrons-nous pas défaire ? Quels paysages étroits dessinons-nous sans penser à leur évolution future et nécessaire ? Quelles valeurs esquissons-nous et quel projet de société souhaitons-nous porter ?