Le durable à coups de marteau

  • Publié le 2 janvier 2017
  • Franck Boutté

Les normes actuelles en matière environnementale sont-elles judicieuses dans un monde constitué d’une variété de contextes changeants et versatiles ? La pensée environnementale encadrée par des normes de plus en plus complexes n’oublie-t-elle pas d’autres énergies produites par les écosystèmes du bureau comme les données sociales, créatives et autres dynamiques de transformation. L’ingénieur Franck Boutté développe une philosophie environnementale à « coups de marteau ».

« Il n’est pas d’idoles plus sûres de leur fait, plus enflées de leur importance… Pas non plus de plus creuses… Cela ne les empêche pas d’être celles auxquelles on croit le plus.»

Crépuscule des idoles
Friedrich NietzscheFriedrich Nietzsche, Crépuscule des idoles ou Comment philosopher à coups de marteau, 1888, Trad. Henri Albert.

L’hyperréalisme de la condition environnementale contemporaine

La pensée environnementale contemporaine peut être comparée à un entonnoir. (Fig.1) Ouverte et révolutionnaire à ses débuts, elle s’est peu à peu rétrécie sous les coups portés par les normes, labels, certifications. À l’origine profondément innovante et prônant un changement radical de paradigme, elle s’est amoindrie jusqu’à devenir un dogme creux, fermant la porte à toute invention possible. À sa base, l’entonnoir métaphorique du développement durable est large, il accueille toutes les idées, toutes les disciplines et toutes les découvertes. Il propose de repenser entièrement la manière de produire, de rêver et de créer. Arrive un rétrécissement lorsque la législation prescrit des garanties de conformité et des objectifs chiffrés. À son bout, l’entonnoir n’est plus qu’un chemin étroit sans perspective ni lumière. Il impose de se plier à des solutions univoques. Mais à l’aune de l’ambition planétaire, un triple vitrage ou vingt centimètres d’isolant paraissent de médiocres cache-misère. Les labels et les certifications, issus de référentiels hors site et hors contexte, tuent la pensée environnementale. Ils l’enferment dans des solutions pauvres et préconçues, bien souvent totalement inadaptées aux besoins réels. (Fig.2)

Au sein de la revue Stream, la « production » révèle les conditions actuelles des commandes architecturales. Elle dicte aux projets de rentrer dans un cadre administratif et législatif. L’écologie est une donne politique et l’épuisement des ressources un argument économique. Si l’on reprend l’idée de Lacan, la « production », comme le réel, « c’est quand on se cogne ». C’est elle qui marque les contours du possible et de l’impossible. La « création », elle, est animée par l’imaginaire. Elle est cette énergie qui guide les inventeurs de toutes sortes. Elle est sans limite. Elle s’autorise à rêver d’absolu et fantasme une remise en cause perpétuelle des modèles établis. Elle évolue dans une propension à l’innovation et au renouvellement. Au croisement du réel et de l’imaginaire, une partie de l’architecture contemporaine semble avoir choisi la voie du réalisme, voire de l’hyper-réalisme. Plutôt que d’inventer un compromis nouveau entre des conditions de production contraignantes et des idées novatrices, elle épouse sans ciller les solutions prescrites. Les référentiels HQE, H&E, LEED, BREEAM dessinent les contours étriqués d’une architecture terrifiée de ne pas obtenir sa sacro-sainte certification. Cette conception hyper-réaliste est en train de transformer de simples outils de travail ou des modèles transitoires en de véritables idoles. (Fig.3)

Volontairement ou involontairement, les bâtiments créés empirent le réel lui-même, le figent et l’exacerbent. Au lieu de chercher à le transformer, ils l’idolâtrent et le mettent en scène. Ils sont le produit de figures qui ne supportent pas le questionnement. BEPOS, BBC, HQE sont des boucliers que brandissent aménageurs, politiques et concepteurs pour justifier le bien-fondé de leurs démarches. (Fig.4) L’acteur de la production dit à l’architecte : « Il faut faire cela » et ce dernier obéit sans ciller. Pourquoi ne répond-il pas : « Jusqu’à preuve du contraire ? » Aller au bout d’une démarche environnementale intelligente ne peut pas faire l’économie de l’innovation et de la remise en question des modèles établis. Des solutions temporaires et ponctuelles ne peuvent devenir des standards universels. Pour ouvrir l’impasse étroite dans laquelle s’est engouffré le développement durable, il faut prôner une philosophie à coups de marteau. (Fig.5) Briser les idoles actuelles pour faire éclore des méthodologies de travail non univoques. Fabriquer des opérations expérimentales en forme de cheval de Troie. Lorsque celles-ci sont suffisamment pertinentes, elles soumettent la « production » à la « création » et permettent d’inverser la vapeur. (Fig.6)

Finalement, l’hyperréalisme de la condition environnementale contemporaine est sous l’emprise d’un risque majeur. En voulant à tout prix surdéterminer la nature, par essence indéterminable, et la relation de l’homme avec elle, quelles résolutions ne pourrons-nous pas défaire ? Quels paysages étroits dessinons-nous sans penser à leur évolution future et nécessaire ? Quelles valeurs esquissons-nous et quel projet de société souhaitons-nous porter ?

© FBC / Olympe Rabaté

L’architecture des cinq « déjà-là » et des trois écologies

Des solutions locales dans un monde de bureaux global. Voilà comment pourrait se résumer le défi de l’architecture tertiaire. En effet, les entreprises sont mondialisées, leurs filiales disséminées aux quatre coins du monde et le patrimoine immobilier éparpillé. Le plus souvent, c’est dans l’unité des formes architecturales que les entreprises cherchent à bâtir leur identité. Ce besoin de cohésion peut aller à l’encontre de la diversité des approches, propre à une conception écologique dite endogène. (Fig.7) De plus, la généralisation de normes environnementales, ne prenant peu ou pas en compte le lieu géographique où elles s’appliquent, contribue à dessiner un paysage d’immeubles exogènes.

L’endogénéité d’un projet se mesure à sa manière de composer avec le milieu, avec l’existant ou de manière plus générale avec le « déjà-là ». Le premier « déjà-là » est celui du climat : les températures, leurs variations, les vents, leur direction, le taux d’humidité, la couverture nuageuse (Fig.8) Concevoir des bureaux durables, c’est avant tout les ancrer dans un contexte climatique qui les façonne. Il s’agit de repenser la manière dont nous concevons des bâtiments en fonction d’un « déjà-là » géographico-climatique. La morphogenèse établit un parallèle entre la conception d’un bâtiment et le processus de développement naturel d’un organisme vivant. S’adaptant perpétuellement à leur milieu, l’animal et la plante inventent leurs propres formes pour subvenir à leurs besoins et survivre dans un environnement plus ou moins hostile. Leur morphologie, leur peau et leurs organes sont le résultat d’un dialogue avec le milieu dans lequel ils évoluent. (Fig.9) Bien que ceci soit une évidence en biologie, ça ne l’est pas encore en architecture ni en aménagement du territoire. Si l’on réfléchit en termes de morphogenèse à la structure, à la matérialité, à la spatialité ou aux systèmes d’un bâtiment ou d’une ville, il devient impossible de travailler hors contexte et hors du « déjà-là climatique ». (Fig10) D’autres « déjà-là » doivent aussi influencer profondément la manière de concevoir des projets. Le « déjà-là bâti » prend en compte le patrimoine, le tissu existant, les vues sur l’environnement immédiat et tout ce qui touche à l’urbanisme, l’architecture ou les paysages. (Fig.11) Le « déjà-là culturel » s’intéresse aux usages, aux modes de vie, aux croyances et à toute la dimension artistique et créative présente sur les lieux. (Fig.12)

© FBC / Olympe Rabaté

Le « déjà-là économique » regroupe les filières existantes, les industries installées et les acteurs territoriaux à même de produire de nouvelles synergies. (Fig.13) Le « déjà-là énergétique » identifie les réseaux à disposition, le potentiel de développement de certaines filières ainsi que les manières de produire. (Fig.14) Il existe évidemment un nombre infini de « déjà-là » qu’il s’agit de révéler à l’aide de diagnostics stratégiques pour garantir le caractère endogène de chaque projet. (Fig.15) L’idée de morphogenèse doit s’étendre à tous les champs d’intervention et nourrir les projets selon une philosophie du juste effort pour le meilleur gain. En s’appuyant sur les différents « déjà-là », il est possible de dessiner les contours de bâtiments vertueux, performants et aimables. Identifier l’existant disponible, rassembler les forces en présence et utiliser les ressources sur place permet de réduire considérablement les efforts à déployer. Les racines climatiques, bâties, culturelles, économiques et énergétiques d’un projet le lient de manière durable au territoire dans lequel il s’installe. (Fig.16)

Bien que le modèle écologique soit beaucoup plus avancé dans les pays du Nord, il ne doit pas pour autant être confondu avec une règle applicable partout. C’est pourquoi nous proposons de distinguer trois grandes écologies en fonction de zones climatiques : « l’écologie du Nord », « l’écologie du Sud » et « l’écologie du Milieu ». Chacune affirme ses propres enjeux et défis, et nécessite des réponses spécifiques selon les programmes. L’écologie du Nord se préoccupe majoritairement du confort d’hiver, elle doit limiter les consommations de chauffage et augmenter les apports solaires passifs. Dans ce type de climat, les efforts portent sur la création d’une enveloppe hermétique étanche. Le modèle sous-jacent de la performance est celui d’un thermos : une isolation optimale qui tend à annuler tout échange avec l’extérieur. (Fig. 17) L’écologie du Sud cherche à maîtriser en premier lieu le confort d’été, gérer les besoins en refroidissement et protéger des apports solaires directs. Le modèle sous-jacent de la performance est celui de la villa romaine : fraîche, ombragée et organisée autour de points d’eau. (Fig.18)

© FBC / Olympe Rabaté

Dans l’écologie du Milieu, le défi principal est de prolonger la mi-saison pour repousser l’utilisation active des systèmes et profiter d’un entre-deux clément, ni trop chaud ni trop froid. Le modèle sous-jacent de la performance est celui du charbon : être simultanément dense et poreux pour répondre de manière efficace aux variations modérées de saisons. (Fig.19)

Dans la conception de bureaux, les « problèmes » sont souvent les mêmes : surchauffe intérieure, larges surfaces de façades ou de toitures exposées, fortes consommations électriques et mono-fonctionnalité des espaces. Penser les immeubles tertiaires comme des « machineries bioclimatiques » permet de renverser la logique en place. Car si la conception classique de l’architecture de bureaux consiste à « fabriquer » une bulle de climat intérieur voulu dans un climat extérieur subi – le « printemps perpétuel » créé par l’alternance de la climatisation et du chauffage –, la conception bioclimatique que nous défendons propose, elle, de « transformer » le climat extérieur en un climat intérieur, de maîtriser le confort et les ambiances de manière passive. (Fig.20) En alliant des solutions spécifiques au type d’écologie dans laquelle le bâtiment s’implante avec les différents « déjà-là », il est possible de proposer des stratégies innovantes et de développer des solutions durables intégrées.

On peut opposer un bâtiment dit « passif », mais paradoxalement dépendant de nombreux systèmes, à un bâtiment au fonctionnement naturel qui privilégie des solutions low-tech. Le confort, en tant que bien-être corporel des usagers, s’est peu à peu standardisé pour devenir le même partout. Ses différents seuils d’acceptabilité, au croisement d’un « déjà-là climatique » et d’un « déjà-là culturel », ont été gommés. La conception environnementale des bureaux de demain ne peut faire l’économie de cette nécessaire ré-acculturation du confort des usagers. Elle bouleverse les standards du « produit-bureau » et bouscule les normes établies. Elle exige même parfois d’accepter des possibles dérives de températures dans un temps limité. Ces dérives ne sont pas forcément négatives, elles peuvent réintroduire de la sensorialité dans un univers de plus en plus lisse, uniforme et indifférent aux besoins physiologiques de ses occupants. (Fig.21) Le confort ressenti ne doit pas être nécessairement assimilé au confort mesuré. Il s’agit d’identifier les différents espaces de l’immeuble de bureaux en proposant par exemple des « zonings d’ambiances » ou des « cartographies de conforts » permettant de grader les degrés de bien-être nécessaires aux différents espaces et à leur utilisation. (Fig.22) Il n’est pas utile d’avoir les mêmes qualités d’isolation, de fraîcheur, de luminosité, de ventilation ou de chaleur partout. Les cas de figure sont nombreux et les micro-situations toutes différentes : salle de réunion, bureau individuel, bureau collectif, espace de restauration, de stockage, de repos, de rencontres, etc… Déstandardiser le confort et différencier les ambiances intérieures sont les enjeux majeurs de ce changement de paradigme. (Fig.23)

L’une des erreurs environnementales consiste à rendre les bâtiments de bureaux performants en les équipant de systèmes complexes et déshumanisés. Les usagers se retrouvent dépossédés d’actions simples sur leur environnement immédiat de travail. L’ouverture des fenêtres, le contrôle de la ventilation ou la gestion des stores sont automatisés pour répondre à des hypothèses de calcul qui justifient les certifications obtenues par le bâtiment. Or ces calculs ne prennent peu ou pas en compte les dérives possibles des usagers. (Fig.24)

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Le facteur humain habitant doit être anticipé mais il ne peut être prévu. Pour être réellement performant, le bâtiment doit pouvoir encaisser un grand nombre d’usages non prévus. Si les systèmes sont de plus en plus intelligents et autonomes, il est impératif que les utilisateurs puissent garder la main dessus. Car est avant tout durable un bureau dans lequel on a envie de revenir le lendemain car on s’y sent bien.

Produire des bâtiments de bureaux répondant aux points évoqués ci-dessus soulève une autre question : celle du juste équilibre entre spécifique et générique dans la ville de demain. Le tout spécifique ne peut pas être une réponse au vu de la compétitivité et de l’économie. Le plus durable est de croiser du générique avec du spécifique dans un même écosystème urbain. Les bureaux sont des modules de fabrication de la ville au même titre que les logements ou les équipements sportifs et culturels. Puisqu’il est impossible de connaître réellement leur durée de vie, il est essentiel de dessiner des espaces neutres, des « espaces capables », susceptibles d’accueillir de nouvelles utilisations sans changement majeur de leur structure. (Fig.25) Concilier une programmation spécifique des lieux avec une générosité ouverte à l’inconnu permet l’accueil de métamorphoses à venir. Cette pensée doit intervenir dès la conception du bâtiment et devenir un réel argument de durabilité car elle permet d’anticiper des dépenses superflues d’énergie blanche et grise

L’énergie blanche est la somme des énergies requises – et perdues – nécessaires au fonctionnement d’un bâtiment et à ses usages ; l’énergie grise est la somme des énergies requises – et perdues – pour aboutir à la construction d’un bâtiment ou à la production d’un matériau.L’énergie blanche est la somme des énergies requises – et perdues – nécessaires au fonctionnement d’un bâtiment et à ses usages ; l’énergie grise est la somme des énergies requises – et perdues – pour aboutir à la construction d’un bâtiment ou à la production d’un matériau.nécessaires à la réhabilitation ou à la reconstruction de structures inadaptées au changement. (Fig.26) Dans la perspective de Darwin, « only the strongest survive ». L’expérience nous apprend ici que le « plus fort » n’est finalement pas l’espèce architecturale affichant le plus de « muscles performantiels », mais celle possédant le plus d’intelligence endogène et de capacité de mutation.

Synergie urbaine et écosystème « gagnant-gagnant »

La ville ne peut se penser au coup par coup, opération immobilière après opération immobilière, immeuble après immeuble, les uns à côté des autres, uniquement soucieux de leur propre exemplarité. Adopter une attitude holistique, c’est répondre de manière globale aux défis sociaux, énergétiques et économiques de la ville de demain. Concevoir des bureaux en connexion plus large avec le quartier ou la ville qui les accueille, c’est aussi sortir de l’image opaque de ces lieux. D’une part, au sens psychologique en tant que bulle dans laquelle l’on s’enferme toute la journée ; d’autre part, au sens physique en tant que capsule autonome, étanche aux variations climatiques et exempte de relations avec ses voisins, qu’ils soient habitants ou bâtiments. (Fig.27)

La mixité des îlots urbains est trop souvent cantonnée à des réflexions bien pensantes sur les interactions sociales bénéfiques qui en découlent. Cette idée, évidemment pertinente, nécessite d’être réactualisée à l’aune des problématiques contemporaines pour lui donner un nouveau sens et un vrai poids. Nous affirmons qu’un îlot urbain mixte en termes de programmes et de populations est aussi un morceau de ville plus performant énergétiquement, plus rentable économiquement et donc plus durable.

À l’échelle d’un immeuble de bureaux, la mixité des usages peut facilement devenir un argument économique. En effet, les bâtiments trop souvent monofonctionnels ne vivent que pendant la journée et ne sont quasiment jamais utilisés le week-end. (Fig.28) Mixer des activités différentes au sein du même immeuble permet d’imaginer un relais de vie entre logements, bureaux et équipements qui partagent et mutualisent leurs équipements. (Fig.29) Augmenter l’efficacité économique et écologique d’un lieu, c’est aussi se demander comment multiplier le nombre d’usages possibles par mètre carré. (Fig.30)

© FBC / Olympe Rabaté

Maximiser l’utilisation des espaces ou des systèmes est une démarche vertueuse puisqu’elle participe à mieux utiliser ce qui existe déjà. On peut imaginer mettre à disposition des espaces de bureaux lorsqu’ils sont sous-utilisés. En soirée ou en week-end, ceux-ci seraient prêtés ou loués à des associations et des organisations basées dans le quartier. Certaines salles de travail ou espaces communs accueilleraient des réunions de voisinage, des projections de films, des cours de musique, du soutien scolaire, etc… L’immeuble de bureaux devient alors un équipement globalement bénéfique pour les habitants, même pour ceux qui n’y travaillent pas directement. Le bâtiment peut aussi offrir ses services au quartier. Une conciergerie, une crèche, un système d’auto-partage, une terrasse en toiture ou une cafétéria sont autant d’aménagements qui profiteraient à d’autres lorsqu’ils ne profitent pas à ceux qui y travaillent. (Fig.31)

Dans la même optique, on peut imaginer des bâtiments plus poreux à leur environnement immédiat, aux limites épaissies et rendues habitables. La notion de frontière glisserait dans ce cas de restriction à permission. Tout en conservant son caractère privé, l’immeuble proposerait des contours élargis capables de recevoir des activités extérieures. Un parking à vélo, un parvis ou des espaces végétaux sont autant d’interfaces positives entre les bureaux et la ville. (Fig.32)

Raisonner par complémentarité énergétique à l’échelle du quartier ou de zones urbaines permet de faire coïncider des objectifs de performance avec des ambitions réalistes. En règle générale, les bureaux ont des besoins élevés en rafraîchissement et réduits en chauffage, ils craignent l’ensoleillement direct et sont principalement utilisés pendant la journée. À l’inverse, les logements ont des besoins élevés en chauffage et relativement faibles en refroidissement, ils aiment la lumière directe du soleil et sont majoritairement occupés en fin de journée. Coupler des bureaux avec des logements permet d’équilibrer leurs besoins respectifs. (Fig.33) L’implantation simultanée de ces deux types de programmes assure la performance énergétique de chacun d’entre eux et le confort de leurs utilisateurs. Si l’on place un immeuble de bureaux dans l’ombre d’un immeuble de logements, on assure un ensoleillement maximal aux habitations tout en protégeant les espaces de bureaux d’une lumière trop directe, à la fois éblouissante et responsable de la surchauffe. (Fig.34) En s’adossant à un immeuble extrêmement performant, un bâtiment qui l’est moins peut profiter d’une isolation passive « gratuite ». On capitalise alors sur les qualités de l’un pour en faire profiter l’autre. (Fig.35) On peut aussi imaginer mettre en commun des installations de chauffage entre plusieurs immeubles afin de partager les charges. Enfin, combiner des programmes qui ont des temps d’utilisation décalés ouvre aussi la possibilité de mesurer en temporalité globale la performance énergétique sur tout un groupe de bâtiments, et non plus sur un seul. (Fig.36)

© FBC / Olympe Rabaté

Il s’agit de penser la ville durable comme une combinaison de programmes et de besoins en interactions positives. Comme dans un écosystème, chacun bénéficie de la présence de l’autre dans une logique « gagnant-gagnant ». Évaluer la performance environnementale d’une ville à partir de chaque bâtiment pris isolément est absurde et contre-productif. Si la ville cherche à construire la société, pourquoi n’appliquerait-t-elle pas un principe de solidarité aux éléments physiques qui la composent ? Les bureaux ont un rôle capital à jouer comme premiers jalons d’une programmation mixte. Une conception bioclimatique à grande échelle (îlots de fraicheur, vents rafraichissants, microclimats urbains…) couplée avec une philosophie du juste équilibre performantiel sont les piliers d’une planification urbaine durable. (Fig.37)

Vers des bureaux à énergie globale positive

La course aux certifications et à la performance énergétique conduit à concevoir des bâtiments toujours plus autarciques. Énergie 0, BBC, BEPOS sont autant de gages d’efficacité et de sobriété énergétiques, mais ces objectifs ne raisonnent qu’à l’échelle du bâtiment sur lequel ils s’appliquent. Chaque immeuble est donc conçu de manière autonome, puisant dans le ciel et la terre les ressources de son bon fonctionnement : potentiel photovoltaïque, ensoleillement, vent, pouvoir de refroidissement, vues… (Fig.38) Pour rester ultra performants, ces objets instaurent autour d’eux une zone non ædificandi afin de préserver leur « bulbe de ressources ». Alors que le discours environnemental prône la densité et le resserrement du tissu urbain, la logique additionnelle de ce type d’approche laisse présager une ville inquiétante, composée de bâtiments-îles ou d’environnements-bulles. Cette posture exclusive conduit à ce que chaque bâtiment repousse invisiblement les autres. (Fig.39) Si chacun doit atteindre son objectif de manière individuelle, il lui faut défendre ses frontières et mettre littéralement à distance ses potentiels envahisseurs : ceux qui menacent de le rendre moins performant en pénétrant son espace vital.

Imaginons un bâtiment de bureaux à énergie positive – un BEPOSUn BEPOS est un Bâtiment à Énergie Positive, qui produit plus d’énergie qu’il n’en consomme pour son fonctionnement sur une période d’un an.– qui produit donc plus d’énergie blanche qu’il n’en consomme. Il est construit dans une zone peu dense en cours de requalification. Sa toiture est largement exposée au soleil car elle est équipée de vastes panneaux solaires. Trois de ses façades sont largement ouvertes aux vues et ses locaux bénéficient d’un accès généreux à la lumière du jour. BEPOS vit très heureux et très performant jusqu’au jour où un deuxième BEPOS s’installe juste à côté. Plus haut et plus gros, il empiète sur le bulbe de ressources du premier. Mais comme BEPOS ne raisonne qu’à partir de lui-même, il n’a pas envisagé les conséquences de constructions futures. Maintenant, petit BEPOS a sa toiture dans l’ombre de gros BEPOS, il ne produit plus d’énergie et deux de ses façades n’ont désormais plus accès aux vues, ni à la lumière du jour. De BEPOS, il est devenu BENEG : Bâtiment à Énergie Négative. (Fig.40)

Dans le pacte urbain que nous imaginons, les bâtiments individuels renoncent à leurs intérêts particuliers pour mettre en avant l’intérêt collectif et se prémunir de désagréments éventuels. Ils renoncent à une écriture de la mise à distance pour renouer avec les valeurs liées au rassemblement urbain : partage et mutualisation. (Fig. 41) Dans le scénario ci-dessus, quand les deux bâtiments restent isolés, l’un des deux devient forcément « mauvais », il pâtit de la présence du second. Mais s’ils décident de mettre en commun leurs ressources, ils peuvent redevenir tous les deux « bons ». De manière générale, un nouvel aménagement qui se réclame « à énergie positive » est tenu d’avoir des répercussions globalement positives sur son environnement. S’il dégrade les conditions existantes ou pointe du doigt de manière manichéenne les faiblesses de ses voisins, il induit des externalités négatives. C’est à partir de l’expérience accumulée par notre agence sur des projets et des situations dans lesquels le BEPOS a démontré ses limites et ses aberrations qu’est née l’équation du TEGPOS : un « Territoire à Énergie Globale Positive ». Cette réflexion sur l’Énergie Globale Positive d’un bâtiment, d’un quartier, d’une ville ou d’un territoire est issue d’une démarche de conception intégrée et systémique qui multiplie les énergies à prendre en compte (énergie cinétique, énergie créative, énergie économique, énergie sociale…), n’en fait primer aucune et emboîte les échelles. Nous sommes convaincus que faire la ville durable, c’est avant tout créer de la valeur en maximisant les externalités positives. Pour atteindre cette ambition, il est indispensable de décloisonner les disciplines et de transversaliser les approches. Le TEGPOS se définit par l’équation suivante :

E blanche + E grise + E cinétique + E sociale + E économique + E créative + E transformation > 0

Le TEGPOS est une équation à la fois critique et vertueuse. D’une part, elle entend dépasser la question de la performance bâtimentaire pour poser des questions de durabilité à l’échelle territoriale. D’autre part, elle propose d’élargir la définition de l’énergie. À la base définie comme force en mouvement – puissance ou potentiel –, l’énergie est aujourd’hui trop souvent cantonnée à la seule énergie blanche. L’équation du TEGPOS reprend à son compte l’affirmation de Lavoisier : « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ». Cette équation n’est pas mathématique, c’est une philosophie, une matrice à penser. Si le modèle BEPOS interdit de très nombreuses choses, le TEGPOS en autorise potentiellement une multitude. Le TEGPOS ne cherche pas à restreindre les possibles, mais à rouvrir l’entonnoir du développement durable : donner envie aux gens de proposer, d’inventer et d’innover. (Fig. 42)

© FBC / Olympe Rabaté

(Cet article a été publié dans Stream 02 en 2012.)

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