Le Paysage comme médiateur urbain

  • Publié le 19 novembre 2017
  • Anita Berrizbeitia

Avec le retour du vivant dans l’espace urbain, le paysage – comme discipline – devient un cadre conceptuel fertile pour l’architecture. La paysagiste Anita Berrizbeitia explique la façon dont son activité explore les dynamiques entre nature, économie et société. De simple adjoint à l’amélioration des conditions de vie urbaines, le paysage étend son rôle à la redéfinition d’une ville dépassant les infrastructures monofonctionnelles pour créer des espaces complexes, aux interactions et usages multiples. Résoudre les problématiques environnementales complexes exige une approche interdisciplinaire, la mise en place de coalitions et réglementations internationales, mais aussi la multiplication des initiatives citoyenne. L’agriculture urbaine doit ainsi prendre une dimension sociale et populaire pour ne pas rester anecdotique. Elle doit former des espaces de production mais également des outils symboliques pour faire évoluer notre rapport à l’environnement par une prise conscience de la provenance de la nourriture.

Stream 04 approfondi le thème du vivant. Dans le contexte de l’Anthropocène, nous explorons de nouvelles formes d’interactions entre l’humanité, la technologie et la nature. Nous avons par exemple abordé la théorie de l’OOO avec les philosophes Graham Harman et Timothy Morton. Le paysage, en tant que discipline, semble également être un point de départ intéressant pour mener l’enquête, ses outils n’étant autres que les éléments naturels vivants.

Le paysagisme est en effet un domaine intéressant pour parler du vivant, en ce qu’il constitue un cadre médiateur entre ce que nous définissons comme « nature » – au sens de processus naturels – et la société. Le projet intellectuel du paysagiste consiste en quelque sorte à comprendre la dynamique qui s’établit entre nature, économie et société. Il intervient pour structurer, à la manière d’un médiateur, des entités naturelles existantes – hydrologiques, environnementales, écologiques –, avec les opérations économiques qui définissent la ville et, bien sûr, les besoins de la société qui y vit et travaille.

Il est à la fois générateur et soutien de l’urbanisation et du capitalisme, mais son rôle est double, telle la figure de Janus : le paysagisme appuie des processus urbains qui sont fondamentalement instrumentaux et productifs, mais il s’efforce également de donner une nouvelle direction à certaines forces du capitalisme, de façon à ce qu’elles ne se limitent pas à la maximisation des rendements et du profit, mais qu’elles profitent à la culture, à la qualité de vie et, bien sûr, au climat et à la santé des écosystèmes.

Au départ, le paysage – comme discipline – visait surtout à améliorer les conditions de vie urbaine. Il étend désormais sa portée pour aborder un ensemble beaucoup plus vaste d’enjeux, car si les villes n’occupent qu’un très faible pourcentage de la surface de la planète, elles sont à l’origine de dégâts qui dépassent largement leur échelle. Nous ne pouvons par exemple pas continuer à concevoir des infrastructures monofonctionnelles. Pour reprendre votre discours sur l’humain séparé de la nature, avec le zoning la ville a elle aussi établi des distinctions très nettes entre les espaces dédiés au loisir, au commerce, au résidentiel, à la production ou au transport. Nous ne pouvons plus faire cela. Il nous faut désormais imaginer des espaces urbains et paysagers aux usages multiples. Le Ministère des Transports devrait par exemple s’intéresser aux forêts puisqu’avec la disparition progressive de l’automobile, il se pourrait que les autoroutes se transforment à terme en forêts. La diversité en termes de typologies des espaces paysagers est vouée à s’accroître, tout comme leur nombre et la portée des enjeux qu’ils aborderont.

Attuner, modelisation de Leif Estrada, imaginée comme des dispositifs en temps réel d’étanchement par injection qui rechargent des aquifères sous le niveau piézométrique.

D’un point de vue théorique, sommes-nous proches d’une percée conceptuelle, par exemple de repenser le non-vivant ? Ou de ne plus considérer le bâti comme un objet mais comme un métabolisme ? Quelles idées vous semblent émerger en réponse aux préoccupations anthropocentriques ?

Nous ressentons partout les effets du changement climatique. On le voit avec les problèmes d’inondations, et pas seulement en bordure immédiate d’eau : toutes les zones côtières au sens large sont menacées. Or l’urbanisation des États-Unis s’est faite principalement le long des côtes, sans planification adéquate. Ces changements s’observent également dans la manière dont réagissent les espèces. L’érable à sucre– qui confère en automne sa belle couleur dorée aux paysages de la Nouvelle-Angleterre – est par exemple affecté par les changements climatiques, ce qui perturbe l’économie locale. Comment repenser les grandes plantations forestières quand les espèces se meurent ? La pruche, un conifère que l’on retrouve du Mid-Atlantic jusqu’au Canada, pose un problème similaire, entraînant une déforestation massive. Malheureusement, je ne suis pas certaine que nous sachions bien comment réagir, ni que notre réaction soit suffisamment rapide pour limiter les effets de perturbations brutales et étendues.

À Boston, les citoyens se sont mobilisés pour contrer l’inertie de l’État. C’est un aspect intéressant de l’Anthropocène : tout le monde doit réagir et prendre les mesures qui s’imposent à titre individuel. Mais un encadrement en termes de gouvernance, la signature d’accords au sommet et la mise en place de coalitions internationales sont tout aussi nécessaires. De nombreux pays se sont récemment entendus pour ne plus avoir recours aux fluides réfrigérants dans les systèmes de climatisation, parce qu’ils sont responsables d’une quantité importante de gaz à effet de serre. Ce type de coalitions doit continuer à s’engager rapidement, en parallèle de nombreuses initiatives populaires pour modifier nos comportements quotidiens.

Quelles sont les options et les stratégies les plus efficaces mises en évidence dans vos recherches ?

Nous abordons ces sujets dans l’ensemble des départements de la Harvard Graduate School of Design. Nous explorons également les enjeux relatifs à l’alimentation, l’énergie, le climat ou les déchets, autant de sujets qui transcendent les frontières entre disciplines et exigent une pluralité d’outils pour être envisagés. Travailler de manière interdisciplinaire est à mon sens le moyen le plus efficace de résoudre des problèmes complexes. Il est essentiel de mettre en œuvre une pluralité de cadres d’action et d’approches.

Cela concerne l’architecture, la planification mais aussi le paysagisme. Nous explorons donc conjointement ces questions. C’est ce qui rend notre métier passionnant. Et parce que nous adoptons une approche expérimentale dans les studios de la Harvard Graduate School of Design, nous savons faire preuve d’imagination sur des sujets comme l’avenir des forêts, leur futur emplacement, la façon de remplacer une forêt qui aurait disparu avec le changement climatique, ou encore la gestion de l’interface entre l’eau et la ville.

Rise: A Guide to Boundary Resistance de Alexandra Mei. Plan et dessin en coupe décrivant les mesures à prendre en cas d’épisodes de crue, définis par le dépassement de la ligne des hautes eaux, tracé utilisé pour délimiter le foncier en Louisiane.

Un cadre médiateur entre nature et société

Pour faire le lien avec l’alimentation, il y a la question de la place de la nature en ville et notamment celle de l’agriculture urbaine, qui a connu une croissance vertigineuse à Paris. Quel est son avenir ? Est-ce une simple tendance, une mode passagère propre à la « classe créative » ou y a-t-il un véritable sens à cette production alimentaire locale ?

L’agriculture urbaine est porteuse d’avenir, mais sa réussite suppose une réflexion « créative » justement. Elle devra tout d’abord changer d’échelle pour ne pas rester anecdotique, en particulier aux États-Unis. Le foncier y est très cher, ce qui pose la question de l’emplacement de ces parcelles d’agriculture urbaine, qui peuvent heureusement s’extraire du plein sol. Il y a dans Boston des fermes urbaines très anciennes, qui demeureront probablement telles quelles sont. Elles n’approvisionnent cependant qu’une toute petite partie de la population. Les programmes de Community Supported Agriculture (CSA) – l’équivalent des associations pour le maintien d’une agriculture paysanne, ou AMAP, en France – se sont bien développés aux États-Unis et constituent une excellente alternative à l’agriculture urbaine proprement dite. Ces programmes mettent en relation les consommateurs de la ville avec des fermes environnantes. Grâce à un système d’abonnement, on reçoit une fois par semaine un panier de fruits et de légumes. Cela assure le maintien en activité de la ferme et permet un approvisionnement alimentaire de la ville en produits frais.

Dans certaines villes, New York par exemple, le programme a été étendu aux personnes bénéficiant d’une assistance gouvernementale, des « food stamps »Tickets alimentaires, afin qu’elles aient également accès à une nourriture saine. Bien sûr, il s’agit en même temps d’une question de santé publique, pour faire face à la grave épidémie d’obésité causée par un accès insuffisant et irrégulier à des aliments frais.

Le problème est pluridimensionnel, et difficile à résoudre en ce sens, mais les nombreuses initiatives locales, municipales ou étatiques ont permis une amélioration de la situation. À l’époque coloniale, la Nouvelle Angleterre était par exemple une terre majoritairement agricole, mais lorsque l’économie agricole a migré vers le Midwest, les terres sont retournées à la forêt, suivant le processus naturel propre à toute région tempérée. Certaines des fermes d’origine ont été préservées, mais la région continue de lutter pour préserver un équilibre entre forêt et agriculture.

Gaining Ground, une association qui gère une ferme biologique au sein d’un paysage historique, est un bon exemple de l’entente entre différentes institutions pour étendre la portée de l’agriculture locale. La production de cette ferme est réservée aux sans-domiciles fixes et l’exploitation assurée par des bénévoles, dont des lycéens pour qui les heures d’engagement sont prises en compte dans l’obtention de leur diplôme. Ce projet a donc une dimension pédagogique, tout en œuvrant à la préservation du paysage et au soutien alimentaire. L’action patrimoniale, en faveur des sans-domiciles fixes et la lutte pour l’accès à une alimentation correcte convergent. Voilà l’avenir : penser de façon transversale pour étendre les applications et la pertinence de nos organisations.

Au-delà des espaces, des infrastructures ou des bâtiments, nos institutions doivent elles-mêmes s’extraire de la pensée monofonctionnelle. Un service de parcs ne peut se contenter de la question du loisir, de la même façon que les commissions de protection du patrimoine ne peuvent s’intéresser qu’aux considérations immédiatement de leur ressort. Toutes les institutions engagées dans la vie de ces paysages doivent élargir leurs missions. Cela semble plus facile à dire qu’à faire, mais je pense c’est tout à fait possible. Il y a des exemples remarquables et inspirants venant de petites fermes. Les toitures ont également un énorme potentiel, surtout avec l’architecture particulière des États-Unis.

Vous avez beaucoup travaillé sur cette question de l’agriculture urbaine ?

En effet. Des fermes et des prairies dans les gratte-ciel… Quelques grands opérateurs fonciers commencent également à louer leurs toits pour héberger des installations photovoltaïques, ce qui est formidable. Cela signifie que la chose est potentiellement profitable et que nous ne sommes pas complètement dépendants du coût du pétrole. Je pense qu’il en sera de même avec l’agriculture. Les toits devront probablement être expressément conçus à cette fin à l’avenir. Il existe déjà des fermes sur de très grands toits au cœur de Brooklyn et New York, mais il me semble essentiel de leur donner une dimension davantage sociale. Il faut les concevoir comme une nouvelle forme de parcs urbains, comme des espaces de production à visée pédagogique. Cela doit devenir un mouvement populaire, car il est essentiel que les citadins prennent conscience de la provenance de la nourriture. Le lait ne vient pas tout seul sur votre table, il a une origine, il a été produit quelque part, selon des méthodes particulières, mais plus personne n’en a conscience. La relation de l’homme à son environnement est devenue trop abstraite.

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